Les visages de l’islam en Bulgarie

Pour les 12 % de citoyens bulgares se déclarant de confession musulmane, la disparition du régime communiste de Todor Jivkov a mis fin à une longue période de discrimination. Un parti - le MDL - s'efforce même depuis 1990 de défendre leurs intérêts. L'association entre le mouvement politique et la communauté musulmane au sens large demeure toutefois bancale. Preuve que la foi, en Bulgarie, ne constitue pas nécessairement un repère identitaire donné, immuable et exclusif.


Pomaks bulgares du début du XXe siècleEn dépit de la politique d'assimilation brutale de la minorité turque suivie par le pouvoir communiste entre 1984 et 1989, les évolutions récentes en Bulgarie ont, jusqu'à présent, démenti les thèses sur l'incompatibilité supposée entre chrétiens et musulmans. Représentants de la classe politique bulgare et observateurs européens s'en sont pareillement réjouis, les uns attribuant l'heureuse « anomalie » à une tolérance culturelle proprement « bulgare », les autres à la sagesse d'élites locales aspirant à rejoindre l'Europe communautaire.

Si l'on veut comprendre les formes revêtues par l'islam en Bulgarie et les modes de gestion des différences développés au sein de la société bulgare, c'est de fait la conception dominante des identités qu'il convient de repenser. Car on ne se trouve pas en présence de communautés musulmanes homogènes pour qui la religion constituerait un facteur d'appartenance prioritaire, faisant de la distinction musulmans/non musulmans un élément discriminant. Plus fréquemment, l'altérité est pensée, dans le discours politique, les media et la société, sur un mode « ethnique » (Turcs vs. Bulgares).

En second lieu, la foi musulmane n'est pas vécue de manière univoque par l'ensemble des croyants. Il serait inexact de croire que la redécouverte de l'islam après 1989 a touché chaque communauté au même titre et suscité des lectures unanimes de la foi « juste », a fortiori dans un contexte de diversification des offres religieuses par ouverture sur l'international. En outre, les identités, qu'elles soient religieuses, ethniques ou autres, ne sont pas définies une fois pour toutes, mais apparaissent plutôt le produit, plus ou moins malléable, de stratégies individuelles et/ou collectives élaborées en réponse à des défis économiques, sociaux ou politiques. En la matière, la création d'un parti, le Mouvement des droits et libertés (MDL) se donnant pour objectif de représenter les intérêts des Turcs et des autres musulmans de Bulgarie figure parmi les facteurs de recompositions identitaires observés dans les années 1990.

Des communauté musulmanes hétérogènes

D'après les résultats du recensement de 2001, les musulmans représenteraient 12,2 % de la population de Bulgarie, soit 966 876 personnes sur un total de 7 928 901 habitants(1) . Cette communauté est cependant loin d'être homogène. Trois principaux groupes peuvent être distingués si l'on adopte un critère « ethnique », les Turcs bulgares (746 664 membres, 9,4 % de la population), les Bulgares musulmans (connus sous le nom de Pomaks, entre 80 000 et 150 000 selon les estimations(2)) et une frange des Roms (370 908 ou 4,7 %). Viennent s'y ajouter quelques Tatars et Tcherkesses.

Chacun de ces groupes présente en outre une forte diversité interne. Si les Turcs sont à plus de 98 % musulmans et de langue maternelle turque, ils se divisent sur le plan religieux en sunnites et en alévis (ou kizilbach-i). Parmi les Roms, les constructions identitaires, produits de stratégies d'adaptation ayant visé, au cours des siècles, à éviter discriminations et marginalisation sociale, sont encore plus complexes : le romani est loin de constituer la langue maternelle, voire la langue d'usage prioritaire, de la totalité des communautés ; certaines connaissent des situations de bilinguisme, parlent bulgare ou turc. Parmi les personnes s'étant enregistrées comme « Roms » en 2001, une majorité est de foi chrétienne.

Toutefois, l'identification des appartenances religieuses apparaît délicate, sachant que certains Roms de confession islamique s'identifient comme Turcs, que se présenter comme « musulman » ne signifie pas nécessairement que l'islam soit la foi présentement professée et que les cas de syncrétisme religieux sont fréquents. On observe par ailleurs, depuis le début des années 1990, de nombreux cas de conversion au protestantisme (en 2001, 24 651 des Roms ont indiqué être protestants). Proches des Bulgares (par la langue et une partie de leur système coutumier) et des Turcs (par la foi), les Pomaks ont fait l'objet d'assignations extérieures concurrentes tout au long d'un XXème siècle qui avait entrepris une « nationalisation » des identités religieuses. Leurs constructions identitaires apparaissent dès lors fluides et l'identité affichée dépend souvent de l'interlocuteur (extérieur ou non à la communauté) du contexte (environnement à majorité bulgare ou turque) et des stratégies individuelles retenues.

Au final, les divers marqueurs d'appartenance (langue, ethnicité, religion) dessinent en Bulgarie des lignes de clivage qui ne se recoupent que partiellement, limitant la possibilité pour la foi de constituer un pôle de ralliement et un support de mobilisation premier. Depuis 1989, d'importantes recompositions sont par ailleurs intervenues sous l'effet des dislocations sociales induites par le passage à une économie de marché, d'un recours systématique aux migrations à des fins de survie et de l'entrée en contact avec un monde musulman lui-même en mutation (voyages, bourses d'études, visites de missionnaires, etc.).

Face aux défis de la transition

Comme ailleurs en Europe de l'Est, le démantèlement de l'économie dirigée bulgare a entraîné un creusement des disparités sociales et régionales qui a tout particulièrement affecté les communautés musulmanes : la restitution des terres agricoles confisquées par le pouvoir communiste a d'abord pénalisé des populations rurales turques et roms qui avaient rejoint les coopératives socialistes dans les années 1950, mais n'étaient pas propriétaires avant-guerre. Un niveau de qualification plus modeste et des discriminations sur le marché du travail ont également valu aux Roms de figurer parmi les premiers licenciés. Par surcroît, la fermeture des mines et des conglomérats industriels obsolètes a appauvri les régions dans lesquelles les populations musulmanes sont concentrées (notamment les Rhodopes).

Dans ces conditions, le recours aux migrations est apparu comme une réponse privilégiée à la dégradation des conditions de vie. Les aires de peuplement rom et les villages à majorité turque et, à un moindre degré, pomaque, des Rhodopes se sont progressivement vidés d'une population active partie chercher un emploi en Turquie, en Allemagne, puis en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et dans d'autres pays occidentaux. Plus que des installations définitives, on assiste à des phénomènes de circulation migratoire dans lesquels les va-et-vient entre le pays d'origine et une ou plusieurs destinations étrangères sont désormais routinisés, entraînant un éclatement des cellules familiales. Facteur important de redéfinition des rôles et des modèles de réussite sociale, les migrations ont par ailleurs requis la mobilisation de nouvelles stratégies identitaires.

L'ethnologue Tsvetana Georgieva évoque ainsi la tendance de plus en plus fréquente à partir de 1993-995, chez les jeunes désireux d'aller en Allemagne, à « bulgariser » leurs noms, afin d'augmenter leur chance d'être accueillis dans un pays où réside d'ores et déjà une importante communauté turque(3). L'impact sur moyen terme de ces ajustements reste difficile à déterminer. L'exposition à d'autres façons de penser le religieux(4) , la place de la femme dans la société ou encore les pratiques d'entraide devraient également encourager des synthèses identitaires inédites.

Le passage au politique : le rôle pivot du Mouvement des droits et libertés

Un autre facteur essentiel dans la vie des communautés islamiques de Bulgarie depuis la chute du communisme réside dans la formation, sans précédent dans l'histoire moderne du pays, d'un parti politique, le Mouvement des droits et libertés (MDL) ayant vocation à défendre les droits des Turcs et autres musulmans de Bulgarie. Issu des mouvements de résistance à la politique d'assimilation forcée de 1984-1989, officiellement formé à Varna le 4 janvier 1990, le MDL s'est progressivement imposé comme un acteur incontournable du jeu politique bulgare, fournissant un appoint essentiel aux partis sortis vainqueurs des urnes, qu'ils soient de gauche ou de droite. En relayant les demandes des communautés musulmanes et en adoptant une ligne extrêmement modérée, le parti a joué un rôle de premier plan dans l'apaisement des rapports intercommunautaires en Bulgarie. Son positionnement sur la scène politique a cependant évolué en treize années d'expérience démocratique.

Globalement, on peut définir la stratégie du MDL comme une tentative pour s'assurer la loyauté des électeurs turcs sur une base communautaire (le souvenir de la « campagne de bulgarisation forcée » des années 1980 est ainsi régulièrement réactivé à l'approche des consultations électorales et demande est faite que ses responsables soient jugés) et un dépassement de l'offre identitaire-turque. Au fil des années, cette politique d'équilibrisme s'est accompagnée de l'élaboration d'un discours idéologique permettant de légitimer le pragmatisme du parti dans le choix de ses alliances électorales. Tour à tour, le Mouvement a en effet soutenu le Parti socialiste bulgare (1993-1996), l'Union des forces démocratiques (1996-2001), et le Mouvement national Siméon II (2001-…).

Depuis trois ans, les responsables du parti semblent être plus que jamais conscients du risque que les électeurs turcs ne se tournent vers des partis non-communautaires jugés plus à même, en raison de leur influence dans l'administration centrale et de réseaux partisans plus denses, de favoriser le développement régional et la création d'emplois. A ce dilemme, le MDL paraît tenté de répondre en se présentant comme une force de gouvernement aux objectifs économiques et sociaux concrets, tout en redonnant un nouvel élan à son " offre identitaire " par la reprise de la rhétorique des minorités développée dans les conventions et traités européens, ainsi que dans les projets de nombre d'ONG anglo-saxonnes.

Les limites de la mobilisation identitaire

Dans les années 1990, échapper à son image de « parti turc » a constitué une préoccupation récurrente du philosophe Ahmed Dogan, leader du MDL ; mais les raisons en ont varié. Au début des changements démocratiques, l'enjeu était de surmonter la défiance d'une partie des Bulgares slaves et d'éviter une interdiction en vertu de l'article 11(2) de la constitution du 12 juillet 1991 (qui prohibe la formation de partis politiques sur une base raciale, ethnique ou confessionnelle). L'accent était dès lors mis sur le caractère « national-inclusif » (obštonacional) du Mouvement et la défense des droits de l'homme en général. En pratique, les demandes du MDL se limitaient au rétablissement des noms changés de force par le pouvoir communiste, à la défense des libertés d'expression et de confession, et à l'enseignement du turc à l'école. La religion occupait une place minimale dans un programme, qui rappelait à l'envi l'attachement du MDL à une meilleure intégration (integracija) des minorités dans la société bulgare.

Après que la légitimité de l'existence du MDL a cessé de faire question, c'est par souci d'élargir sa base sociale que la formation a cherché à changer son image. Les élections de décembre 1994 avaient vu le nombre des députés du Mouvement chuter de 24 à 15 (sur un total de 240 sièges). Le départ à l'étranger de plusieurs dizaines de milliers de Turcs menaçait de réduire de façon mécanique le poids électoral d'un « parti turc ». Une ouverture vers les populations de confession musulmane non turques était dans ce contexte susceptible de fournir un apport en voix appréciable. Plus fondamentalement, il importait de consolider l'ancrage du MDL en le sortant d'un « ghetto ethnique » sans pour autant aliéner ceux qui étaient sensibles à son message identitaire. Dès 1992-1993, le MDL s'était employé à mener une politique plus active en direction des Pomaks et des Roms. En octobre 1997, il soutint l'élection au poste de grand mufti d'un Pomak âgé de trente-cinq ans, Mustafa Ališ Hadži. Lors des élections législatives de juin 2001, une alliance a été par ailleurs scellée avec la formation Euroroma de l'ancien député, Svetelin Kancev, tandis qu'un Pomak était élu député sur la liste du MDL(5).

Dans le même temps, à partir de 1996-1997, le Mouvement s'est employé à occuper la niche « centriste » dans le champ politique bulgare en se dotant d'un profil de formation « libérale », susceptible de faire contrepoids aux mastodontes qu'étaient le Parti socialiste (PSB) et l'Union des forces démocratiques (UFD) et de rompre avec une logique bipolaire (communiste-anticommuniste) dont la société bulgare s'était lassée. Ce positionnement a ouvert la voie à des alliances avec des formations bulgares (à droite et à gauche, ainsi que le souligne la plate-forme électorale « libérale » de 2001)(6) et a permis d'adopter un contenu programmatique en prise avec les attentes d'un électorat sévèrement touché par la crise : sur le plan économique, la vision proposée est celle d'une économie de marché, que régulerait un Etat apportant son soutien aux secteurs défavorisés et au monde agricole.

Vers l'exercice direct du gouvernement ?

Pour être traduits en politiques publiques efficientes, ces projets supposaient cependant que le MDL soit mieux représenté dans les instances décisionnelles du pays. Jusqu'en 2001, sachant la société bulgare peu disposée à accepter la présence au gouvernement de membres de la communauté turque (en raison du souvenir du « joug turco-ottoman »), le parti s'était contenté de faire nommer des Bulgares ethniques aux positions qui lui étaient dévolues dans le cadre des coalitions gouvernementales (c'est ainsi qu'Evgeni Matincev, membre bulgare du MDL, avait occupé le poste de vice-premier ministre sous le gouvernement Berov, entre décembre 1992 et septembre 1994). Allié au Mouvement national Siméon II (MNS II) sorti vainqueur des élections législatives en juin 2001, le MDL a cette fois-ci revendiqué une association réelle au pouvoir exécutif et obtenu deux postes de ministres (Agriculture et Forêts, sans portefeuille) et trois vice-ministres (Développement régional, Défense, Finances), ainsi que la direction du Conseil national sur les questions ethniques et démographiques.

En militant en faveur d'une plus grande association des minorités à l'exercice direct du gouvernement, le MDL semble avoir amorcé un double virage. D'une part, il prend le risque de banaliser plus avant une formation politique à l'électorat de moins en moins « captif ». Jusqu'alors, le parti avait mis en avant son exclusion des lieux de la décision pour expliquer la capacité limitée de ses élus à améliorer la situation socio-économique des régions à peuplement turc et musulman. Comme les autres formations bulgares, le MDL pourrait désormais voir le fossé s'approfondir entre une petite élite partisane tirant profit de l'accès aux postes de responsabilités gouvernementaux et une base sociale faiblement touchée par la redistribution clientélaire.

D'autre part, il semblerait que la revendication d'une meilleure représentation des minorités dans le pouvoir central ait pour pendant une lecture plus communautariste de la place des minorités turques et musulmanes en Bulgarie. L'évolution avait été amorcée par A. Dogan dès 2000 ; elle a été confirmée dans le programme électoral du parti de 2001, lequel souligne la nécessité d'établir un « équilibre » entre « l'intégration des minorités dans la société civile et la défense de leur identité ethnique et religieuse ». Il n'est toutefois pas évident que la formation d'A.Dogan parvienne longtemps encore à proposer un juste dosage entre une offre identitaire et des promesses de prestations socio-économiques difficiles à tenir.

 

Par Nadège RAGARU

Chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et rédacteur en chef de la Revue internationale et stratégique

Vignette : Pomaks bulgares du début du XXème siècle (Domaine public)

1. Comme en 1992, le recensement de 2001 a retenu trois critères d'identification, l'ethnicité, la religion et la langue. Pour la première fois, en 2001, chaque interviewé était cependant libre de ne pas répondre à l'une de ces questions. 308 116 personnes ont ainsi refusé de déterminer leur appartenance religieuse. On notera par ailleurs que la part des musulmans dans la population bulgare a décliné de 12,9 % en l'espace de neuf ans. Les résultats du recensement en bulgare sont disponibles sur Internet à l'adresse: http://www.nsi.bg/Census/Census-i.htm
2. En 2001, 131 531 personnes se sont déclarées « bulgares » selon le critère ethnique et « musulmanes » par la religion (soit sensiblement plus qu'en 1992 où seulement 70 251 « musulmans » avaient indiqué « bulgare » en réponse à la question sur leur ethnicité). La part des populations pomaques dans ce nombre est estimée à 83 000 personnes. On notera cependant qu'en 1992, environ 60 000 Pomaks s'étaient enregistrés comme « Turcs » et 35 000 avaient déclaré le turc pour langue maternelle en dépit du fait qu'ils ne le parlaient qu'imparfaitement.
3. Voir Tsvetana Georgieva, "The Motivation of Bulgarian Turks to Migration", in Antonina Zheliazkova (dir.), Between Adaptation and Nostalgia, The Bulgarian Turks in Turkey, Sofia : IMIR, 1998, sur Internet à l'adresse : http://www.omda.bg/imir/studies/nostalgia_3.html
4. Sur ces questions, on pourra notamment se reporter à Nadège Ragaru, « Quel islam en Bulgarie post-communiste ? », Archives de sciences sociales des religions, 46, juillet-sept. 2001, pp. 125-160.
5. Toutefois, aucun leader rom n'a été élu sur les listes du MDL. Le parlement bulgare compte deux représentants roms, Toma Tomov (coalition électorale du Parti socialiste bulgare) et Aleksandar Filipov (membre du Mouvement national Siméon II, au pouvoir).
6. En avril 1997, une éphémère Alliance pour le salut national a ainsi rassemblé autour du MDL des petits partis monarchistes, écologistes et issus de l'Union des forces démocratiques. Elle lui a permis d'obtenir 19 sièges.

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