L’expérience des jeunes d’origine turque en France et en Allemagne

L'évolution des processus migratoires conduit à la formation de figures d'intégration individuelle diverses ou à la constitution de « néo-communautés » dans le tissu urbain. À mesure que la présence dans la société d'accueil se prolonge, ces dynamiques se reconfigurent de différentes manières. Il peut y avoir affaiblissements des attributs communautaires, les acteurs sont alors portés vers l’acculturation et l’intégration économique. La logique migratoire peut aussi se replier sur ses propres caractéristiques et se radicaliser au contact des nouveaux agents de structuration communautaire, comme c’est parfois le cas des Turcs en Europe.


L’étude des jeunes générations est pertinente pour mesurer l’état de l’intégration des minorités dans des contextes nationaux différents. Pour quelle voie d’intégration optent-elles ? Comment synthétisent-elles la rencontre entre des univers sociaux aussi divers que les organisations communautaires et les sociétés démocratiques d’Europe dans lesquelles elles ont grandi et évolué ? Il importera ici de dresser un état des lieux des différentes modalités migratoires observables en identifiant, à partir des parcours de jeunes d’origine turque à Hambourg et à Bordeaux, les rôles joués par les instances communautaires et par les institutions des sociétés d’accueil. De ce fait, nous opérerons, avec François Dubet, une distinction entre l’assimilation et l’intégration comme indicateurs des différentes formes du processus migratoire turc en Europe. L’intégration correspond à la dimension économique du fait migratoire et l’assimilation en souligne les aspects proprement culturels[1].

Le processus migratoire « classique »

Ce processus migratoire est défini par une intégration et une assimilation réussies. Des individus d’origine turque s’inscrivent progressivement au sein de la société d’accueil : ils engagent un processus d’acculturation et d’assimilation lié aux institutions, aux médias et à la consommation. Peu à peu, ils partagent les valeurs, les codes comportementaux et les aspirations de la société d’accueil dont ils utilisent la langue dominante; la mobilité sociale est perçue comme résultant des institutions.

Ici, la communauté apparaît comme une ressource de l’inscription dans la société et de l’affirmation du sujet. Elle correspond à l’espace intermédiaire décrit par les chercheurs américains de l’Université de Chicago[2] où les rapports de solidarité entre migrants favorisent la diffusion des individus dans le corps social. Le groupe de semblables n’est pas une alternative à l’assimilation individuelle. Dans d’autres cas, les jeunes nient ou rejettent leur origine turque considérée comme un frein à l’acculturation. A Bordeaux, certaines jeunes filles en réussite scolaire, tout en se désignant comme Turques, refusent toute participation aux organisations communautaires, vues comme trop radicales.

Il peut arriver que cette mise à distance soit douloureuse et angoissante car elle laisse place à un vide. A Hambourg où l’interconnaissance communautaire est plus faible du fait de la taille démographique de la communauté turque[3], une dynamique de détachement est parfois engagée par des parents souhaitant donner à leurs enfants une éducation « allemande ». Tous les liens communautaires (sociaux, culturels, spatiaux, économiques) n’ont, de fait, jamais été entretenus, le but étant de s’éloigner le plus possible de la figure de l’« étranger ».

L’expérience de la « communauté enclavée »

Cette seconde figure migratoire se caractérise par une intégration réussie et une assimilation faible. Elle correspond à un positionnement dans un univers ethnique et communautaire, dans un entre soi hermétique à la société d’accueil. En revanche, les jeunes sont intégrés par les activités économiques et commerciales de la diaspora (à destination des Turcs et des non-Turcs) et par la présence d’entreprises turques dans des pans de l’économie «ordinaire» (par exemple dans le bâtiment). Ces jeunes ont donc une place à part entière dans la division du travail, ce qui est moins le cas, par exemple, des jeunes issus des migrations post-coloniales en France.

Dans ce modèle «communautaire», la dimension collective prime sur l’existence individuelle mais n’empêche pas le développement d’une identité subjective[4]. Celle-ci s’illustre par une recomposition négociée de l’appartenance communautaire et par la plus grande possibilité de se ménager des espaces de liberté au sein de la communauté qu’à l’extérieur. Selon ce modèle, les jeunes s’inscrivent globalement dans la continuité des générations précédentes, en France comme en Allemagne. Ils mettent en œuvre -volontairement ou non- une sélectivité dans leurs relations sociales, construite sur une base ethnique; ils se mobilisent plus ou moins dans les structures communautaires, religieuses ou culturelles et maintiennent la synthèse turco-islamique dans leur choix matrimonial.

A cet égard, les garçons s’inscrivent dans les espaces publics de manière communautaire. A Bordeaux comme à Hambourg, des groupes de jeunes garçons exclusivement turcs investissent le quartier d’appartenance ou les lieux de loisirs. La justification de cette absence de mixité ethnique est la protection de l’univers juvénile ambiant vu comme menaçant (délinquance, toxicomanie). Ces jeunes participent à l’entreprenariat ethnique durant leurs vacances, ce qui constitue une voie d’insertion efficace préservant du chômage et de l’exclusion.

La posture des jeunes filles placées dans ce schéma traduit une dichotomie entre la tradition qu’elles souhaitent poursuivre et la modernité qu’elles vivent de fait. Elles se rendent invisibles pour ne pas être associées symboliquement à des groupes sociaux considérés comme immoraux ou pour ne pas risquer d’adopter des conduites non conformes aux valeurs de la communauté turque en immigration. Elles critiquent néanmoins certaines de ces valeurs et dénoncent l’injustice sexuelle ou la faible liberté individuelle dont elles peuvent être victimes. Mais cette remise en cause se fait par la négociation et la régulation, non par la rupture.

L’expérience de la « banlieue »

Une partie de la jeunesse originaire de Turquie est assignée à l’univers de la banlieue. Ce processus s’illustre par une intégration lacunaire voire absente et une assimilation qui fonctionne et se matérialise par une distance de l’individu à l’égard de la communauté ethnique et de ses valeurs et normes. Ces jeunes peuvent d’ailleurs être rejetés par la communauté et la parentèle et construire une « décrédibilisation » cynique de ces instances. Par cette acculturation, ils partagent les valeurs et les souhaits de promotion sociale, de consommation valorisés par la société. Mais cette assimilation peut se faire concrètement dans la ségrégation et l’exclusion urbaine.

L’absence d’intégration se traduit par le chômage, l’alternance entre la précarité de l’emploi et des dispositifs transitoires peu efficaces de formation, ou encore par l’oisiveté. De cette fragilité économique résulte une incapacité à satisfaire les projets de réussite sociale portés par un modèle de société auquel ces jeunes croient.

Ces deux dynamiques d’assimilation forte et d’intégration faible ne sont pas seulement dissonantes, elles concourent toutes deux à l’accélération du processus d’incorporation dans l’exclusion juvénile urbaine. D’une part, l’éloignement de la communauté prive ces jeunes du capital social-ethnique mobilisable pour l’insertion professionnelle. D’autre part, l’anomie, dans son acception mertonnienne, c'est-à-dire l’écart entre les buts de ces jeunes et les moyens légitimes pour les satisfaire, génère de l’amertume, favorisant des manifestations oppositionnelles à la société d’accueil qui assimile sans parvenir à intégrer. Certains opèrent un retournement de l’ethnicité qui n’est alors plus le signe de l’appartenance à une communauté ethnique mais celui d’une altérité revendiquée à l’égard de la société. Cela renforce le mouvement discriminatoire par lequel ces jeunes sont sans cesse renvoyés à une supposée «étrangéité» alors qu’ils sont objectivement acculturés. D’autres basculent dans l’illégalité et dans des modèles identificatoires sans espoirs.

La marginalité: l’exclusion double

Ni intégrés, ni assimilés certains jeunes turcs sont pris dans une double exclusion. Ils ne disposent pas d’une place dans la division du travail et ne sont pas en accord avec les valeurs de la société. Mais ils se sont aussi détachés de la communauté ethnique en en investissant des pans radicaux non légitimes (ultranationalisme ou islamisme virulents). Placés dans une logique d’indignation morale, ils fustigent l’individualisme, mais, sans confort économique, ils se retrouvent sans véritables ressources et développent une forme acide de communautarisme pour pallier à cette double exclusion.

Des garçons s’investissent, par exemple, dans les Loups gris. Les causes de cette organisation, en perte de vitesse, se sont régénérées à la faveur de l’engagement de jeunes recrues et de l’actualité des questions kurde et arménienne qui a transposé ces problématiques internationales dans les échanges courants entre jeunes. Des jeunes filles sont, quant à elles séduites par certaines organisations et confréries islamiques dures. Elles s’y engagent notamment parce que le dogmatisme et le ritualisme de certaines ces instances rendent plus simple, à leurs yeux, la concordance des actes et de la foi.

L’individu n’est pas figé dans ces différentes configurations du processus migratoire. Ces dynamiques sont les manifestations de la diversité qu’offre l’inscription dans le temps d’une immigration communautaire. Dans les cas présentés, les processus d’intégration et d’assimilation sont mobilisés et combinés de façon singulière dans les sociétés allemande et française qui y réagissent chacune à leur manière. En France, le mythe républicain valorise le parcours migratoire classique. En Allemagne, l’ouverture aux corps intermédiaires, religieux notamment, et la législation économique favorisent davantage le modèle de l’intégration par la communauté. Ces contextes influent objectivement et subjectivement sur les différents positionnements individuels mais ne les déterminent pas totalement: il n‘existe pas, ni en France ni en Allemagne, de figure unique du processus migratoire turc.

* Maïtena Armagnague est doctorante en Sociologie à l'Université de Bordeaux 2, chercheure au LAPSAC et au CADIS, en charge de la recherche relative à l'immigration turque en France et en Allemagne pour la Direction de la Population et des Migrations.

Vignette : © Célia Chauffour

[1] François Dubet, « Immigration, qu’en savons-nous ? », Notes et études documentaires, n°4887, La Documentation Française, 1989.

[2] Voir les travaux de Robert Park, Anthony Burgess, William Thomas, Florian Znaniecki.

[3] Hambourg compte 1 743 627 habitants dont 59 267 Turcs (Statistiques des Länder du Nord, 2005). La population turque bordelaise est évaluée à 8 000 personnes (Source : Consulat) sur environ 750 000 habitants dans l’agglomération.

[4] Maïtena Armagnague, La dynamique communautaire dans les grands ensembles: entre ethnicité, assimilation et exclusion sociale. Le cas des jeunes générations turques, Bordeaux2, 2006.