Inconnus il y a encore quelques mois, les mots-clés «Bandera» ou «UPA» figurent aujourd'hui parmi les plus fréquemment utilisés sur le moteur de recherche Google, dans une recherche associée à l'Ukraine.
Après 1945, les organisations ukrainiennes nationalistes de l'OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens) et de l'UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne), ainsi que leurs dirigeants, tels Stepan Bandera ou Roman Choukhevitch[1], furent bannis de la mémoire soviétique officielle. Elles furent présentées comme des troupes supplétives de l'armée allemande, ce qui permettait d'associer toute manifestation de nationalisme ukrainien aux crimes nazis. Les bouleversements de 1991 permirent une réévaluation graduelle de l'action de ces organisations par l'historiographie ukrainienne, nourrie par les travaux des historiens de la diaspora. Leur image resta néanmoins lourdement entachée aux yeux de la plupart des Ukrainiens. Les organisations politiques ne s'en sont guère réclamées après 1991, à l'exception d'organisations ultra-nationalistes comme le parti Svoboda (Liberté, en ukrainien)[2] qui assumait l'héritage idéologique d'un «nationalisme intégral». Cependant, dans les années 2000 et surtout après la Révolution orange de 2004, les libéraux se référèrent plus fréquemment à ces organisations. Le point culminant a été atteint en 2010 avec l'attribution, par le président Viktor Iouchtchenko, du titre de «héros de l'Ukraine» à S.Bandera.
Réécrire l'histoire nationale
Symbole de la lutte des Ukrainiens contre tous les occupants pour les uns, synonyme de traîtres massacreurs et fanatiques pour les autres, S.Bandera et l'OUN-UPA sont devenus depuis plusieurs années des références récurrentes dans le discours politique ukrainien. Des historiens ukrainiens confortent ce processus de réhabilitation-récupération de l'OUN-UPA en apportant, par leur autorité, une caution «scientifique» à des thèses pourtant fortement biaisées. Ce travail de réhabilitation de l'UPA s'inscrit dans un processus plus large de réécriture de l'histoire ukrainienne, dans un sens «national» et antisoviétique. Les méthodes d'absolution des nouveaux «héros» sont toutefois discutables: sélectivité des sources, choix du vocabulaire[3], justification quasi-obsessionnelle des actes de l'UPA et relativisation simpliste –les massacres de masse de Polonais par l'UPA en 1943 devenant une «guerre paysanne»[4].
Les dirigeants de l'OUN, après l'entrée des troupes allemandes en Ukraine, tentèrent de créer un État ukrainien vassal sans l'accord préalable du Reich. De nombreuses arrestations s'ensuivirent dans les rangs de l'organisation, ce qui l'amena à créer une formation armée clandestine, l'UPA. L'arrestation de S.Bandera par les Allemands, en 1941, ne saurait toutefois occulter sa collaboration passée, les positions extrémistes qu'il conserva en partie après la défaite du IIIe Reich, ni les massacres à caractère ethnique de Juifs et de Polonais auxquels ses partisans se livrèrent. Les liens entre l'Allemagne nazie et l'OUN relevaient d'affinités idéologiques, et non seulement d'une alliance circonstancielle contre l'URSS, comme cela est souvent affirmé par des historiens ukrainiens.
L'OUN-UPA: un retour en force
Durant l'hiver 2013-2014, les portraits de S.Bandera étaient présents sur le Maïdan, même s'ils ne pouvaient rivaliser avec la figure plus consensuelle du poète Taras Chevtchenko, considéré comme le «père spirituel de la nation» ukrainienne[5]. Les références à l'OUN-UPA furent aussi légion sur le Maïdan. De nombreux étalages proposaient à la vente, sur la place, des livres et brochures consacrés à l'OUN-UPA, des badges de ces organisations, leurs drapeaux rouges et noirs ou encore des répliques de ceinturons et casquettes des combattants de l'UPA. Les slogans du type «Bandera et Choukévitch sont les héros de l'Ukraine», «Gloire à l'Ukraine, gloire aux héros!» (cri de ralliement utilisé initialement par l'OUN-UPA), «Tu conquerras un État ukrainien, ou mourras pour celui-ci» (extrait du «Décalogue du nationaliste ukrainien» de l'OUN) ou encore «Les héros ne meurent pas, ce sont les ennemis qui meurent» ont été employés. Venu féliciter les manifestants après la fuite de Ianoukovitch, l'ex-ministre de l'Intérieur Iouriï Loutsenko compara ceux-ci aux combattants de l'UPA[6].
L'opposition libérale, en pointe des manifestations du Maïdan, est pourtant loin d'avoir toujours «vénéré» l'UPA. Les partisans de réformes économiques libérales après 1991 comme les dirigeants conservateurs, sont issus pour la plupart de l'ancienne nomenklatura, ce qui peut expliquer en partie leur froideur vis-à-vis de l'UPA, surtout quand le nom de cette organisation restait associé aux atrocités nazies: se réclamer de l'UPA aurait offert une cible trop belle pour le camp adverse. L'historiographie n'était en outre pas un enjeu aussi majeur que les questions économiques et politiques. Mais ces références historiques, au cours des années 2000, donnèrent une visibilité accrue au divorce opéré entre les conservateurs et les libéraux. Les dissensions politiques étaient ainsi inscrites dans la durée: il ne s'agissait plus de désaccords sur la place de l’État dans l'économie, de luttes d'influence entre oligarques, mais d'un combat séculaire entre le «soviétisme» (le stalinisme, le despotisme russo-mongol, le passéisme) et «l'ukrainité européenne» (la démocratie libérale, le patriotisme, l'avenir).
Voir dans la valorisation de l’UPA et de ses chefs une adhésion aux idées défendues par l’OUN, à la doctrine du «nationalisme intégral», voire une fascination pour le régime nazi serait donc une erreur[7]. Les tentatives de récupération de certains militants d'extrême-gauche, faisant de l'UPA une organisation décentralisée où auraient combattu des militants communistes non-staliniens, témoignent du décalage entre ce que fut véritablement l'UPA et l'instrumentalisation de celle-ci par des manifestants d'obédiences fort diverses. En empruntant leur décorum aux dites organisations de «résistance à l'occupant soviétique», les opposants à V.Ianoukovitch prêtèrent le flanc aux attaques de l'ancien gouvernement qui sut jouer habilement des réticences vis-à-vis de l'UPA dans la population ukrainienne, mais aussi à l'étranger.
La «lutte anti-fasciste»
Cette symbolique de «lutte antifasciste», utilisée de plus en plus par les dignitaires du régime de V.Ianoukovitch, constitue aujourd'hui l'une des principales lignes de fracture idéologique dans l'Ukraine post-Ianoukovitch. Dès la fuite de l'ancien Président, les opposants aux «Maïdanistes de Kiev» abandonnèrent les insignes du parti des Régions, l'ancienne majorité parlementaire, et adoptèrent le ruban de Saint-Georges. Symbole de la résistance historique du peuple russe, ce ruban orange et noir a été remis au goût du jour en Ukraine depuis 2005, à l'instigation de milieux officiels russes. Les participants aux commémorations de la victoire de 1945 l'arborent chaque 9 mai.
Le ruban devint vite un des signes distinctifs majeurs des mouvements séparatistes de Crimée et d'Ukraine orientale et des groupes d'hommes armés, encore non-identifiés de manière claire, qui se sont déployés dans les régions de Louhansk et de Donetsk. Cette symbolique «antifasciste» fut mise en avant par les manifestants de Crimée refusant la légitimité des «putschistes», suivis par les manifestants «séparatistes» d'Ukraine orientale (entre autres: «Stop Ukrainian Nazism», «La Crimée contre les nazis», «À bas la junte fasciste et sanguinaire de Kiev», etc.).
Symboliquement, l’interventionnisme russe se légitime par une référence claire: il s’agit de protéger les populations russophones contre les «bandéristes» ukrainiens, la presse russe allant jusqu’à évoquer un possible «génocide» en Ukraine[8]. Pour les mouvements séparatistes, se présenter comme les continuateurs de la guerre antifasciste et faire de l'opposition, de tradition libérale pour l'essentiel, les héritiers des collaborateurs nazis, fait office de justification à toute épreuve. Les dérapages répétés du parti Svoboda ont été largement utilisés dans ce sens. Une continuation d'une politique amorcée sous V.Ianoukovitch qui s'en servait afin de détourner l'attention de ses propres errements autoritaires, certes graves mais sans doute moins spectaculaires qu'un éventuel putsch «fasciste».
Les médias étrangers, pas toujours au fait des subtilités de l'histoire ukrainienne, tentèrent de conserver un certain équilibre et ne s'appesantirent guère sur ces questions. Les blogs politiques, personnels et autres «médias libres», non astreints à la mesure ou à l'objectivité, s'engouffrèrent dans la brèche: les «références à la Seconde Guerre mondiale» (à l'UPA) des manifestants devenaient ainsi des «références ouvertes au Troisième Reich», la présence de l'extrême-droite dans les manifestations contre Ianoukovitch en faisait un mouvement «néo-fasciste»; la participation du parti Svoboda à l'administration provisoire devenait la prise du pouvoir par des néo-nazis. Présenter la confrontation en cours comme le nouvel avatar de la lutte antifasciste a été en partie efficace, le danger des «néo-nazis» ayant bien plus focalisé l'attention que les turpitudes des «antifascistes» autoproclamés.
Le temps, pas si lointain, où Svoboda se targuait d’être le seul parti à honorer comme il se devait les «héros» de l’UPA est bel et bien révolu. La mémoire des combattants de l'UPA a été instrumentalisée, au cours de la présidence de Ianoukovitch et des événements de 2013-2014, dans une lutte politique dont les objectifs (la mise en œuvre de réformes libérales, arrimer l'économie ukrainienne à l'UE, etc.) sont à des années-lumière de ceux de l’UPA (création d'un État ukrainien mono-ethnique et autoritaire). C'est la résistance à l’occupation soviétique, au «soviétisme», dont les tares du régime de V.Ianoukovitch sont présentées comme le prolongement, qui est glorifiée à travers l'UPA. Les opposants au nouveau gouvernement libéral ukrainien ont très bien compris la puissance mobilisatrice de l'histoire et ont su créer leur propre symbolique «antifasciste». Une fois la crise surmontée, les Ukrainiens renonceront-ils à leurs mémoires historiques antinomiques, exacerbées ces derniers mois, au profit de référents identitaires unificateurs, ou le «divorce» est-il irrémédiablement consommé?
Notes :
[1] L'UPA fut constituée en 1943 en Ukraine occidentale. Ses dirigeants (Bandera, Choukhevitch notamment) étaient issus de l'OUN, organisation ultra-nationaliste responsable d'attentats en Pologne avant 1939. Représentants des «jeunes» activistes de l'OUN, plus radicaux, Bandera et Choukhevitch furent emprisonnés par les Polonais. Ils firent scission en 1940 pour créer l'OUN-R, puis l'UPA qui mena une lutte armée en Ukraine occidentale contre le régime soviétique après 1945. Choukhevitch a été tué par les Soviétiques en 1950 près de Lviv. Bandera est mort assassiné par un agent du KGB en 1959 à Munich.
[2] Parti d'extrême-droite fondé en 1991. Plutôt marginal dans les années 1990 et 2000, ce parti connut une percée spectaculaire sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, passant de 1,43% des voix aux présidentielles de 2010 (5% dans l'oblast de Lviv) à 10,44% aux législatives de 2012 (38% dans l'oblast de Lviv). Svoboda a réussi à s'imposer comme une force politique incontournable, mais son rôle semble diminuer depuis le renversement de Ianoukovitch.
[3] La «Division SS Galizien» est ainsi renommée «Division ukrainienne». Constituée à l'été 1943 dans le cadre de la Waffen-SS, elle combattit sur le front de l'Est jusqu'en 1945. Brièvement renommée «1ère Division ukrainienne de l'Armée nationale ukrainienne» en avril 1945. 32.000 combattants auraient combattu dans ses rangs.
[4] Pour un panorama de ces nouvelles interprétations, voir Volodomyr V'iatrovytch, Istoriia z hryfom «sekretno»: Novi siujety, Kiev, Nach Format, 2012.
[5] L'utilisation croissante de l'héritage de T.Chevtchenko au cours des années 2000 est à comprendre dans le cadre de la réécriture d'une histoire «nationale».
[6] Il est à noter que la popularité des références à l'UPA a engendré quelques décalages entre certains dirigeants politiques, leurs bases militantes, et le corps civique du Maïdan. Au contraire de nombre de ses sympathisants, Vitali Klitschko, ancien boxeur devenu leader de OUDAR (Coup de poing, en ukrainien), a toujours tenu à garder une distance avec l'héritage de l'UPA.
[7] Le parallèle peut être fait avec l'utilisation du décorum communiste en Europe occidentale. Ainsi, pour ceux qui s'y prêtent, arborer une faucille et un marteau ou un T-shirt du Che comme symboles unificateurs dans un mouvement social ne signifie nullement approuver le goulag ou les exécutions de la forteresse de la Cabaña.
[8] Viktor Martyniouk, «K. Sokolov: ''V ousloviiakh natchavchegosia genotsida pousskikh Moskva ne doljna zaigryvat' s kievskimi vlastiami''», km.ru, 26 mars 2014.
Vignette : "Bandera et Choukhevitch: les héros de l'Ukraine", graffiti dans une rue de Lviv (Enguerran Massis, avril 2014).
* Doctorant à l'Inalco.