Fruit d’une histoire douloureuse, la présence chinoise en Extrême-Orient russe a longtemps fait l’objet de « mythes », alimentés aussi bien par les médias que par les autorités locales. Cette présence est aujourd’hui bien acceptée, grâce à la politique volontariste mise en œuvre par les deux États en faveur d’un accroissement des échanges dans cette zone.
Le district fédéral extrême-oriental couvre 6,2 millions de km2 pour une population de 6,8 millions d’habitants. Il comprend les kraïs du Primorié et de Khabarovsk, le Birobidjan, la Yakoutie, le kraï du Kamtchatka, les oblast de Sakhaline et de Magadan, ainsi que le district autonome de Tchoukotka. En Europe occidentale, l’Extrême-Orient est sans doute la moins connue des régions russes. Généralement associé à la Sibérie, dont il se différencie pourtant à la fois par la géographie et par la situation économique, l’Extrême-Orient est souvent perçu comme sinisé: périodiquement, les journaux russes présentent eux aussi ces territoires comme un «appendice» de la Chine et dénoncent une présence chinoise «excessive».
Depuis l’ouverture de la frontière durant la seconde moitié des années 1980, cette question de la présence chinoise dans les territoires les plus éloignés du centre fédéral russe a ainsi alimenté divers mythes: «péril jaune», invasion rampante dans les régions les plus dépeuplées de Russie, délaissement de l’Extrême-Orient russe par le centre fédéral. Aujourd’hui, l’engagement des deux États en faveur d’un développement des échanges dans ces zones éloignées témoigne d’une volonté nouvelle de redéfinir les formes de cette migration.
La frontière entre la Russie et la Chine, une histoire douloureuse
Située principalement sur des cours d’eau (fleuve Amour, rivières Oussouri et Argoun), la frontière entre la Russie et la Chine[1] s’est ouverte aux échanges commerciaux et aux flux migratoires durant la seconde moitié des années 1980. Ces flux ont connu un essor particulièrement important au cours des années 1990. Cette ouverture succédait à une période de près de trente ans, durant laquelle la frontière, hermétique, avait été fortement militarisée.
Historiquement, cette frontière est le produit de la confrontation entre les empires russe et chinois qui, aux termes de deux traités signés en 1858 et 1860 et qualifiés d’«inégaux» par la Chine, ont délimité la ligne de partage. Pendant la période communiste, les deux États ont échoué à retracer la frontière, malgré quelques tentatives qui ont même mené à des combats particulièrement meurtriers en 1969. Ce n’est qu’en mai 1991 qu’un nouveau traité frontalier a été signé et en 1997 que la démarcation de la frontière a été officialisée.
Le «péril jaune» en Russie orientale: toujours d’actualité ?
Cette histoire frontalière douloureuse pour les peuples des régions orientales de Russie a marqué les esprits, et a été alimentée durant les années 1990 par des «entrepreneurs identitaires» (autorités locales, médias locaux) qui ont su tirer profit de cette histoire pour attirer l’attention sur les insuffisances d’un État russe en reconstruction[2].
Pour le chercheur Sergueï Ivanov[3], le sentiment d’une «menace chinoise» en Extrême-Orient doit toujours être replacé dans le contexte de la situation politique locale: les fonctionnaires chercheraient à attirer l’attention et les crédits de Moscou en évoquant de manière récurrente l’idée d’une «invasion chinoise», instrumentalisant en quelque sorte une situation de périphérie pour compter aux yeux d’une administration située à plus de neuf heures d’avion. Ce sentiment semble avoir été particulièrement prégnant avant les élections du gouverneur de la région du Primorié (Vladivostok) en septembre 2013. Pour autant, en dehors des grandes échéances de politique locale, la perception d’une «menace» se ferait de plus en plus discrète dans ces régions. Certains spécialistes, comme le professeur Viktor Larine (Institut d’histoire, d’archéologie et d’ethnographie des peuples d’Extrême-Orient, Académie des Sciences de Russie, Vladivostok) sont même passés de l’expression de la «crainte» à un discours d’intégration des Chinois dans le processus de développement de l’Extrême-Orient.
Une coopération réussie dans le domaine des échanges humains
La facilitation du régime de délivrance des visas ainsi que l’abolition du régime de visas pour certaines catégories de voyageurs[4] entre les deux pays depuis le début des années 2000[5] ont eu un écho particulièrement favorable en Extrême-Orient et ont permis aux deux pays de relancer leur coopération aux plans culturel et universitaire.
On assiste à un nouvel essor des échanges humains entre régions du nord de la Chine et d’Extrême-Orient, avec près de 10.000 étudiants chinois présents dans la région. Les 330 étudiants chinois de l’université du Pacifique (Khabarovsk) y étudient en moyenne deux ans, avant de finir leur cursus en Chine. Cette coopération universitaire fructueuse, lancée en 1993 avec l’institut polytechnique d’Harbin (province du Heilongjiang), ne cesse de croître, dans les deux sens, sous l’impulsion notamment d’une Commission intergouvernementale dédiée à la coopération humaine entre la Russie et la Chine.
Les instituts Confucius[6], implantés à Vladivostok, Blagovechtchensk et Komsomolsk-sur-Amour, jouent un rôle majeur dans la diffusion de la culture chinoise dans la région (expositions, tables-rondes, concours de langue chinoise, diffusion de la littérature chinoise en Extrême-Orient). L’implication des gouvernements pour favoriser le développement des échanges humains est notable. On en veut pour preuve, par exemple, la décision d’instaurer en 2012 une année du tourisme chinois en Russie et, en 2013, une année du tourisme russe en Chine.
Des échanges commerciaux qui ne cessent de croître…
En 2012, le volume des échanges commerciaux réalisés dans l’Extrême-Orient a atteint 10 milliards de dollars, soit une hausse de 22,1% par rapport à 2011. Les importations ont représenté 4,9 milliards de dollars (hausse de 15,8% par rapport à 2011) et les exportations 5,1 milliards de dollars (+28,8% par rapport à 2011). Dans la région, la Chine se classe à la première place pour les importations russes (voitures, peaux essentiellement) et à la troisième pour les exportations (matières premières, produits de la mer, pétrole, bois), derrière le Japon et la Corée.
Ce développement croissant des échanges commerciaux entre l’Extrême-Orient russe et le nord de la Chine s’inscrit dans le contexte de la volonté politique maintes fois rappelée par les dirigeants des deux pays ces dernières années.
… mais des investissements qui tardent
Selon le Service fédéral des statistiques russe (Rosstat), 44% des entreprises étrangères de l’Extrême-Orient sont chinoises, contre 6% sur l’ensemble du territoire russe. Cette présence chinoise prend cependant en Extrême-Orient une forme particulière, celle de petites entreprises familiales actives dans la restauration, la construction, la réparation de voitures et l’import-export. Les Chinois sont donc principalement présents dans ces zones pour y faire de «petites affaires», sans pour autant représenter une véritable source d’investissements dans la région.
Les principaux investisseurs étrangers, cruciaux pour le développement de l’Extrême-Orient, sont japonais (près de 40%), néerlandais (Sakhaline), britanniques (mines) avant d’être chinois. Fin 2013, les investissements cumulés de la Chine en Extrême-Orient avaient atteint 217 milliards de dollars, soit 0,4% de l’ensemble des investissements étrangers cumulés dans la zone (principalement dans le secteur des exploitations minières, dans les domaines agroalimentaire et forestier, dans le secteur manufacturier, le commerce de gros et de détail, la construction).
Pour remédier à ce manque d’investissements chinois dans les régions les plus orientales de Russie, les gouvernements des deux pays ont signé le 23 septembre 2009 un Accord de partenariat entre les régions de l’Extrême-Orient et de Sibérie orientale et le Nord-Est chinois. Il porte jusqu’en 2018 et prévoit l’exploitation commune de ressources de l’Extrême-Orient russe impliquant notamment une main-d’œuvre et des investissements chinois. Cet accord, qui regroupait à l’origine 57 projets à développer, identifiés par les administrations des régions russes concernées, a fait l’objet de nombreuses corrections au fil des années.
En avril 2013, les membres du Conseil de coordination de ce programme ont proposé au ministère russe du Développement régional de revoir une nouvelle fois la liste des «projets-clés» à mettre en œuvre en Extrême-Orient avec l’aide des investisseurs chinois, dans la mesure où seuls onze de ces projets avaient été réalisés en plus de quatre ans. Pour expliquer ce modeste bilan, outre les pesanteurs bureaucratiques, les experts de ce groupe d’étude ont pointé du doigt les divergences entre Russes et Chinois sur les priorités en matière d’investissements: les Chinois seraient intéressés par le prolongement des infrastructures de transport pour accroître leurs possibilités d’exportation de produits, tandis que les Russes se concentreraient sur l’indispensable production de biens de consommation sur leur territoire. Maria Alexandrova (Institut d’Extrême-Orient) a mené de nombreuses rencontres avec le ministère du Développement régional. Selon elle, deux raisons peuvent expliquer le relatif échec de ce programme: les difficultés de la Chine qui a traversé jusque récemment une forme de crise économique, et la stratégie chinoise consistant à acheter des matières premières, à vendre des produits finis et à ne pas créer une concurrence jugée inutile sur les marchés.
Pour la Chine, l’Extrême-Orient russe présente pourtant de nombreuses perspectives dans le domaine de l’énergie (charbon et gaz). Pour l’instant, seules les villes de Blagovechtchensk et Heihe ont réussi à coopérer durablement dans ce secteur (accord intergouvernemental de 1992) avec l’extraction de matières premières russes grâce à une main-d’œuvre et à des investissements chinois. L’exploitation du bois présente également des perspectives de coopération prometteuses. Là encore, seul le Birobidjan semble avoir pour l’instant réussi à attirer les investisseurs chinois.
Les échéances bilatérales en 2014 –déplacement de Vladimir Poutine à Shanghai fin mai, rencontre des Premiers ministres mi-octobre à Moscou– devraient permettre de dynamiser plus encore la coopération russo-chinoise en Extrême-Orient. À ce titre, la rencontre le 22 avril 2014 à Vladivostok de Dmitri Rogozine et Wang Yang, co-présidents de la Commission russo-chinoise pour la préparation des rencontres régulières entre chefs de gouvernement, a déjà permis de mettre sur la table sept projets d’investissements russo-chinois dans la région du Primorié. Ils devraient être finalisés pour l’exposition internationale d’Harbin qui se déroulera du 30 juin au 4 juillet.
Notes :
[1] Constituée de deux portions situées de part et d’autre de la Mongolie, la frontière comporte un tronçon occidental de 55 kilomètres environ, et un tronçon oriental de 4.195 kilomètres. La plus grande partie de la frontière est délimitée par des cours d’eau: la rivière Argoun, le fleuve Amour et la rivière Oussouri.
[2] Alice Renaux, Le «péril jaune» en Russie Orientale: la construction du bouc émissaire chinois au secours de l’identité russe?, Mémoire de sciences politiques, IEP Rennes, 2006.
[3] Chercheur à l’Institut d’histoire, d’archéologie et d’ethnographie des peuples d’Extrême-Orient, Académie des Sciences de Russie, Vladivostok, entretien réalisé en juin 2013.
[4] Pour les transits de moins de 72 heures ainsi que pour les groupes de cinq personnes minimum restant en Russie moins de 15 jours.
[5] Notamment les accords du 29 février 2000 sur les déplacements en Russie et en Chine (http://www.mid.ru/BDOMP/spd_md.nsf/0/3A959DBC07ABBF8544257CBD00284F97) et du 22 mars 2013 sur la facilitation de délivrance des visas (http://www.mid.ru/BDOMP/spd_md.nsf/0/17BB432C0717870744257CBD00281F9F). Selon le Service fédéral russe des migrations (FMS), il existe 63 postes-frontières dont 49 postes de douanes en Extrême-Orient russe.
[6] Établissements culturels chinois créés en 2004 par la République populaire de Chine et placés sous la responsabilité à Pékin du Bureau de la commission pour la diffusion internationale du chinois.
Vignette : Sur le fleuve Amour, des barques ramènent des cargaisons de produits russes vers la Chine (photo: Alice Renaux).
* Diplômée de l’IEP de Rennes. L'auteur s'exprime à titre strictement personnel.