L’île des Serpents : Kiev et Bucarest se disputent plus qu’un caillou

L’île des Serpents a maintes fois changé de mains. Aujourd’hui, son appartenance à l’Ukraine n’est plus officiellement contestée par la Roumanie voisine. Pour autant, sa nature géologique en fait un enjeu majeur dans la lutte pour le partage des hydrocarbures de la mer Noire.


L’île des Serpents, connue dans la mythologie comme le paradis d’Achille – qui y aurait élu domicile après sa mort – est un rocher de 17 hectares loti près de l’embouchure du Danube. Situé à 35 km de la côte ukrainienne et à 45 km de la côte roumaine, l’îlot est une pomme de discorde entre Kiev et Bucarest quant à la division des eaux territoriales dans la mer Noire. Cependant, en 2009, la Cour internationale de Justice (CIJ), saisie par la Roumanie, a reconnu à cette dernière, par sa décision numéro 100 « Délimitation maritime en mer Noire », la juridiction et le droit souverain sur près de 80 % de la surface disputée du plateau continental. En jeu, une grande quantité d’hydrocarbures nichée sous les fonds marins alentours et qui pourrait aider l’un comme l’autre pays à atténuer sa dépendance vis-à-vis des importations de gaz russe. L’enjeu apparaît d’autant plus important à l’aune de l’actuel conflit russo-ukrainien et de la crise énergétique qui menace l’Ukraine.

Une histoire bouleversée

L’existence de l’île, autrefois partie du socle continental de la région nommée Dobrogée, est attestée depuis l’Antiquité par des auteurs grecs (Ptolémée) et romains (Ovide). Les Grecs la nommaient île Banche car elle est constituée de grès rose clair. Peu de temps avant notre ère, les Grecs la renommèrent île des Serpents, en raison des énormes couleuvres qui la peuplaient. Devenue possession de l’Empire romain en 29 après J.-C., elle est rattachée à la province de la Scythie Mineure. Cette dernière, renommée Dobrogée, fut longtemps possession ottomane, avant d’être divisée entre la Roumanie et la Bulgarie contemporaines.

Jusqu’en 1877, l’île elle-même a successivement appartenu à l’Empire byzantin, aux marchands italiens de Gênes, à la Moldavie, à l’Empire ottoman –période où elle cesse d’avoir de l’eau douce– puis à l’Empire russe. En 1878, avec la reconnaissance internationale du Royaume de Roumanie, ce dernier reçoit par le traité de San Stefano l’île, ainsi que la Dobrogée du Nord, en compensation pour l’annexion de la Bessarabie par la Russie. Sous la contrainte soviétique, la Roumanie céda en 1948 à l’URSS une partie du delta du Danube et cinq îles, dont celle des Serpents. Un traité signé à Bucarest en 1961 entre la République populaire de Roumanie et l’URSS entérina ce transfert de territoires. Vingt ans de négociations entre les deux États passèrent ensuite, entre 1967 et 1987, sans parvenir à un accord sur la délimitation du plateau continental. Entre temps, les Soviétiques y développèrent une puissante base militaire de contrôle et de défense navale et aérienne. Avec l’effondrement des régimes communistes puis de l’URSS, les litiges territoriaux revinrent sur le devant de la scène, cette fois avec l’Ukraine, qui hérita en 1991 de plusieurs îles situées à proximité du delta du Danube : Dalerul Mare, Dalerul Mic, Coasta-Dracului, l’îlot Maican, l’île Limba et l’île des Serpents.

Regain de tensions suite à la découverte d’hydrocarbures

Dans les années 1990, dans le contexte de la délimitation de la zone économique et du plateau continental de la mer Noire, l’île acquit une importance stratégique majeure. Par conséquent, la Roumanie s’empressa de contester la souveraineté ukrainienne sur l’ensemble des îles, dont celle des Serpents, et en revendiqua la rétrocession. Bucarest chercha aussi à obtenir de l’Ukraine une condamnation du Pacte Ribbentrop-Molotov. Mais, dans la perspective de son adhésion à l’Otan, lors du sommet de Madrid de 1997, la Roumanie fut fortement incitée à régler ses litiges territoriaux, parmi lesquels ceux avec l’Ukraine[1]. Un traité fut ainsi signé en 1997 qui réaffirmait l’inviolabilité des frontières existantes. L’Ukraine s’engageait en vertu de ce traité à démilitariser l’île. Ce fut chose faite un an plus tard, et en application d’un décret présidentiel ukrainien, l’îlot ainsi que l’écosystème marin qui l’entoure, soit une superficie de 232 hectares riche de 58 espèces de poissons et six autres de crabes, furent déclarés zone nationale protégée.

Cependant, les deux États n’ont pas réussi à s’entendre sur la nature géologique de l’île des Serpents, avec des conséquences sur la délimitation des espaces maritimes. En cause, la découverte d’une réserve de pétrole (10 millions de tonnes) et, surtout, de gaz (100 milliards de m3)[2] dans le sous-sol du plateau continental autour de l’île. Une quantité notable qui pourrait permettre aux deux pays, selon Traian Băsescu, alors Président roumain, de limiter leur dépendance énergétique, voire celle de la Moldavie, vis-à-vis du gaz russe[3]. Car Bucarest ne conteste plus la souveraineté ukrainienne sur l’île, mais souhaite a priori étendre sa souveraineté sur un plateau continental de 12 000 km2. Un arrangement envisageable uniquement si la Roumanie prouve que l’île n’est finalement qu’un îlot.

En effet, dans le cas d’un îlot –c’est-à-dire d’une île sans eau potable, ni sol fertile– le droit de la mer prescrit de ne pas en tenir compte lors de la délimitation des frontières maritimes. En revanche, et c’est la position que défend l’Ukraine, si ce territoire se voit confirmer le statut d’île –ayant sa propre vie économique– posséder cette dernière procure à l’Ukraine une zone économique exclusive de 200 milles marins tout autour, et donc l’usage exclusif des gisements d’hydrocarbures dans cette zone.

À l’appui de leur argument, les autorités ukrainiennes ont cherché à rendre l’île habitable (apport de terre fertile, plantation d’arbres, alimentation en eau potable par hélicoptère). En outre, en février 2007, au moment où la Roumanie essayait de démontrer que l’îlot n’était ni plus ni moins qu’un rocher émergé, les autorités locales ukrainiennes décidèrent d’y créer une implantation rurale rattachée administrativement à la ville littorale de Vilkove. L’île est actuellement habitée par une centaine de personnes, la majorité des garde-frontières et leurs familles ainsi que des chercheurs étudiant la faune, la flore, la météorologie ou encore l’hydrologie. Mais les projets de colonisation ont périclité car l’île est très affectée par l’érosion, la mer grignotant ses côtes de 10 cm chaque année[4]. Cependant, outre le phare construit en 1842 par la Flotte impériale russe, l’île dispose aujourd’hui d’un bureau de poste, d’une agence bancaire et d’un hôtel –certes inhabité– construit lors de la tentative de mise en tourisme de l’île par les autorités ukrainiennes[5].

Mais, en 2004, les négociations bilatérales entamées en 1997 ayant échoué, la Roumanie a assigné l’Ukraine devant la Cour internationale de Justice de La Haye (CIJ) afin que l’instance tranche ce différend territorial. Selon Bogdan Aurescu, représentant de l’État roumain devant la CIJ, « Ce n’est pas la nature complexe de cette affaire, mais le non-respect par l’Ukraine des règles de délimitation maritime, qui a conduit à l’échec des négociations bilatérales »[6]. En 1997 par exemple, l’Ukraine avait démarré la construction du canal de Bystroe, vivement critiquée à la fois par des organisations écologistes, l’Union européenne et, bien sûr, la Roumanie[7].

Le 3 février 2009, la CIJ a rendu son jugement en vertu du test dit de disproportionnalité (fixant la frontière sur une ligne équidistante entre les deux États) et de l’accord préliminaire auquel les deux États étaient déjà parvenus. Ainsi, selon la Cour, compte tenu des dimensions réduites de l’île, c’est la règle des 12 milles qui s’impose pour définir l’étendue de la souveraineté ukrainienne sur l’espace maritime qui entoure l’île. La CIJ effectua le partage suivant en faveur de Bucarest: la Roumanie s’est vue attribuer 9 700 km2, autrement dit environ 80 % de la zone revendiquée, et l’Ukraine seulement 2 500 km2. Cependant, si la surface reconnue à la Roumanie est plus importante, la profondeur moyenne dans cette zone est de 80 mètres, tandis que celle des eaux ukrainiennes n’est que de 35 mètres, ce qui facilitera les futures opérations de forage. La décision a été accueillie comme un succès par les deux parties, le vice-ministre ukrainien des Affaires étrangères la qualifiant de « compromis sage auquel les deux parties sont liées »[8].

Malgré tout, un litige persiste entre les deux États concernant l’îlot Maican, de facto ukrainien, et la délimitation de leur frontière dans le golfe de Musura.

Une zone au carrefour d’intérêts internationaux

Avant même que la CIJ ne rende sa décision, plusieurs compagnies pétrolières internationales ont contracté des alliances avec l’un ou l’autre des deux pays parties au litige. British Petroleum et Royal Dutch Shell ont signé des contrats de prospection avec l’Ukraine. Le Français Total l’a fait à son tour avec la Roumanie. L’autrichien ÖMV, propriétaire de la compagnie roumaine Petrom, a négocié quant à lui avec les deux États. Il a signé ainsi avec ExxonMobil Exploration et Production Romania Limited un accord concernant l’acquisition de la moitié de la zone de grande profondeur, riche en hydrocarbures. En 2012, ces deux compagnies ont annoncé la découverte d’un gisement de gaz naturel dans cette zone. Pour la Roumanie, l’exploitation du gisement pourrait attirer jusqu’à cinq milliards d’euros d’investissements[9].

Aujourd’hui, bien que l’île des Serpents reste un territoire ukrainien faisant partie de l’oblast d’Odessa, sa proximité de quelque deux cents kilomètres de la Crimée, désormais territoire russe de facto, met en évidence une autre facette des intérêts de Moscou dans l’annexion de la péninsule. Aussi l’îlot pourrait-il bien constituer la prochaine cible des appétits de la Russie dans la région[10].

Notes :
[1] Charles Zorgbibe, « Histoire de l’OTAN », Éditions Complexe, 2002, p.242.
[2] « L'île des Serpents attire les convoitises », Le Monde, 11 septembre 2008, archives en ligne.
[3] «Băsescu: Noile zăcăminte din Marea Neagră ar însemna investiții de 5 miliarde dolari [Băsescu: Les nouveaux gisements de la mer Noire pourraient signifier des investissements de 5 milliards de dollars]», ziare.com, consulté le 11 novembre 2014.
[4] «Insula Şerpilor intră la apă [L’île des Serpents rétrécit]», Evenimentul Zilei, 20 septembre 2010.
[5] «Ucraina deschide bancă pe Insula Șerpilor [L’Ukraine ouvre une banque sur l’île des Serpents]», HotNews.ro, 20 septembre 2004.
[6] « L’île des Serpents, un confetti de la mer Noire très prisé », Le Monde, 2 septembre 2008, archives en ligne.
[7] « La concurrence du canal de Bystroe pour les opérateurs roumains de transport maritime international représenterait un manque à gagner de 1 million d’euros par an pour l’économie roumaine » «Analysis: Serpents Island, Bystraya Canal, And Ukrainian-Romanian Relations», Radio Free Europe, 24 août 2004.
[8] «World Court Decides Ukraine-Romania Sea Border Dispute», Radio Free Europe, 3 février 2009.
[9] «Romania anticipates EUR 4-5 billion investments from Petrom and Exxon», Business Review, 3 septembre 2014.
[10] «In Taking Crimea, Putin Gains a Sea of Fuel Reserves», New York Times, 17 mai 2014.

Vignette : La côte de l’île des Serpents (photo : Aleksandr Litvinenko, 2004).

* Horia-Victor LEFTERDoctorant en études anglophones à l’Université Montaigne de Bordeaux et rédacteur RSE.

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