Ce n’est qu’à partir du rapprochement initié par la Bulgarie en vue de son adhésion à l’Union européenne que la sécurité routière est devenue une priorité gouvernementale dans ce pays. Les accidents de la circulation y ont longtemps été trop nombreux et les sinistres enregistrés au cours de la dernière décennie font encore de ce pays un des plus meurtriers du continent. Les principales causes en sont à la fois le comportement des conducteurs et une infrastructure routière mal entretenue.
Un des pays champions de la mortalité routière en Europe
Au début des années 1950, très peu de ménages étaient équipés de véhicules automobiles, un contexte qui explique que la mortalité sur les routes dépassait alors rarement les 200 décès annuels. Puis, à mesure que les foyers bulgares ont fait l’acquisition d’un véhicule familial, le nombre de sinistres s’est accru. Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à atteindre en 1990 un pic jamais plus égalé de 1 567 victimes décédées dans des accidents de voie publique (conducteurs, passagers, cycliste, passagers ou piétons)(1). Alors que les Bulgares retrouvaient leur liberté après plus de 40 ans de régime socialiste, rouler à grande vitesse avec sa voiture personnelle, même si cela faisait courir des risques pour eux-mêmes ou autrui, symbolisait alors pour certains cette liberté retrouvée.
Après cette année noire, la mortalité n’a cessé de diminuer jusqu’en 2012 et 2013, où 601 personnes sont décédées sur les routes. Le départ à l’étranger d’une partie des actifs peut expliquer pour partie cette tendance à la baisse. Puis, après une petite période d’instabilité (hausses et baisses successives), le nombre de mort a chuté brutalement en 2020 en raison de la crise sanitaire qui a fortement limité les déplacements routiers. Dès l’année suivante, les autorités du ministère de l’Intérieur comptabilisaient 561 morts sur les routes avec la reprise d’activité, avant que la courbe de la mortalité ne s’affaisse de nouveau (531 victimes en 2022).
Le nombre de blessés n’a pas suivi la même évolution, puisque le pic de victimes (10 000) a été enregistré seulement en 2006. Les quinze premières années de transition post-socialiste ont donc été elles aussi particulièrement accidentogènes. Ce chiffre a ensuite évolué à la baisse, mais reste compris au cours des dix dernières années entre 7 000 et 9 000 (pour 6 000 à 7 500 accidents de voie publique). Ainsi, en 2022, on dénombrait encore 8 422 victimes impliquées dans 6 609 accidents de la route. Ces données montrent que les autorités peinent à réduire plus significativement le nombre de sinistres.
Certains moments de la journée et de semaine sont plus accidentogènes et meurtriers que d’autres(2). Ainsi, les accidents mortels se produisent principalement entre 15h00 et 19h00 le mardi, alors que le jour où les sinistres sont les plus nombreux est le vendredi, ce qui coïncide avec les départs en week-end. De manière logique, les quatre principales agglomérations du pays sont les plus affectées par le phénomène : Sofia (8 697), Varna (2 544), Plovdiv (2 357) et Bourgas (1 634). Les zones les moins accidentogènes sont également les moins densément peuplées, comme Smolyan, Kyustendil, Silistra et Yambol.
Le comportement imprudent et agressif de l’automobiliste bulgare
Si la Bulgarie est autant affectée par cette mortalité routière, c’est avant tout en raison de la vitesse excessive et de la conduite inappropriée et imprudente. Le comportement de conducteurs qui rejettent les règles du Code de la route et privilégient le plaisir de la vitesse à la sécurité des usagers est directement en cause dans un grand nombre de sinistres. Kalin Terziïski (écrivain et psychologue) dénonce l’attitude inconsciente des chauffards participant aux courses-poursuites observées en ville ou dans les zones périurbaines : il s’agit généralement de jeunes hommes qui roulent jusqu’à 200 km dans de grosses berlines afin de montrer leur virilité en imitant les « moutri » locales(3): les nouveaux criminels, désignés sous cette appellation en raison de leur aspect patibulaire et de leurs crânes rasés, sont devenus un modèle inspirant pour les jeunes générations depuis les années 1990. L’agressivité et l’impatience au volant sont ainsi devenues naturelles. La conduite en état d’ébriété participe souvent à cette désinhibition et contribue à accroître la prise de risque. Ce comportement explique pourquoi, même avec un parc automobile vieillissant et des infrastructures parfois inadaptées, 80 % des accidents sont le résultat d’une erreur humaine. Ce mépris massif des règles et ce désordre tuent, avec la complicité de fait des responsable des institutions bulgares, jugés trop tolérants en la matière(4).
Les principaux observateurs proposent donc la mise en œuvre d’une meilleure communication publiques sur les comportements civiques à adopter, impliquant des leaders d’opinion en faveur du respect des règles du Code de la route et du civisme. Certains suggèrent également d’imposer l’irréversibilité des sanctions et des peines imposées aux contrevenants ainsi que le recours aux caméras de surveillance des infractions routières.
Des routes mal entretenues et meurtrières
L’autre cause du nombre élevé d’accidents en Bulgarie serait l’inadaptation des routes à l’évolution du flux de véhicules ainsi que leur entretien défaillant. Ce facteur est d’autant plus important que la vitesse maximale autorisée (140 km/h) est l’une des plus élevées de l’Union européenne.
Une partie de l’autoroute A1 (Trakia) reliant Sofia, Plovdiv et Bourgas a été réalisée au cours années 1970 et 1980 pour des camions de transport de marchandises ne dépassant pas les 8 tonnes de poids en charge. Or, désormais, certains utilitaires, engins de chantier ou transporteurs internationaux de marchandises supportent des charges de 19 à 38 tonnes (semi-remorques à trois essieux). Le trafic lourd privilégie le passage par l’A1 pour traverser la Bulgarie et ces charges importantes contribuent à la détérioration quotidienne des chaussées. Alors que plus de 2 000km de voies devraient être traités chaque année pour faire face à cette usure, les réparations effectives ne concernent souvent que 200 à 300km, les chantiers étant régulièrement repoussés, en attente de crédits et de moyens matériels. Pour l’ingénieur Ivan Katzarov, président du Forum bulgare des transports, les travaux majeurs ne seraient engagés que tous les 15 à 20 ans. Or, près de la moitié des routes nationales auraient déjà besoin d’être réparées, selon l’Agence de la sécurité routière.
En avril 2023, le vice-ministre intérimaire du Développement régional et des Travaux publics estimait à 8 000km le total des routes dangereuses(5). En dehors de l’A1, les tronçons routiers qui se sont révélés les plus accidentogènes au cours de la dernière décennie sont ceux reliant Roussé à Byala, Roussé à Makaza, Medza à Botevgrad, Varna à Bourgas, ou encore l’axe Vidine-Sofia-Koulata, ainsi que le défilé très encaissé de Kresna (où 25 personnes sont mortes entre 2012 et 2016)(6). Au cours des dernières années, on observe que 70 % des sinistres se sont produits sur les routes de première et de deuxième classe et non sur les autoroutes, tout de même plus sûres, ou les petites voies de circulation.
La lente et tardive réaction de l’État bulgare
La sécurité routière n’est devenue une priorité pour l’État bulgare qu’à partir de l’accélération du processus d’adhésion à l’Union européenne. Ainsi, ce n’est qu’au cours des années 2000 et sous la pression des autorités que le port de la ceinture de sécurité s’est généralisé, même si cette obligation s’est révélée impopulaire auprès d’une partie des conducteurs. Mais, les mœurs évoluant, au milieu des années 2010, les dirigeants politiques ont fait face à de nombreuses critiques relatives à l’insécurité routière. En réaction, les contrôles routiers ont été renforcés, de même que la lutte contre la corruption dans la police qui concourait jusque-là au sentiment général d’impunité des auteurs d’infractions routières(7).
Le pays s’étant ensuite engagé à réduire significativement le nombre de morts et de blessés sur la route d’ici 2030, l’Agence nationale pour la sécurité routière (la SARS) a été créée par décret le 1er février 2019. Cet organisme approuve et surveille la mise en œuvre des programmes régionaux et municipaux visant à améliorer la sécurité routière et à réduire les accidents de la route. Elle fournit également un soutien financier aux municipalités (à hauteur de 1M de levs, soit 511 240€, pour la période 2023-2030 du Plan de stratégie nationale de sécurité routière) afin de procéder aux inspections ciblées des infrastructures routières. Enfin, elle coordonne certaines grandes opérations de contrôle routier organisées à l’échelon national ou régional. Ce fut le cas le 11 octobre 2022 sur l’axe routier Roussé-Veliko Tarnovo-Makaza, où 40 contrevenants ont été verbalisés, principalement pour l’utilisation de téléphone portable et/ou le non-port de la ceinture de sécurité. De même, le 10 novembre 2023, lors d’une journée de contrôle routier organisée à travers tout le pays, 10 624 véhicules ont été contrôlés. Parmi les délits routiers relevées, 25 conducteurs étaient sous l’emprise de l’alcool et 13 sous celle de produits stupéfiants. Mais ces inspections ne sont pas toutes centrées sur la répression : des conseils de conduite peuvent être prodigués, car l’objectif primordial est de changer le comportement des usagers de la route. Il faut pour cela obtenir l’adhésion de l’opinion publique bulgare, qui doit progressivement changer d’état d’esprit et faire de l’amélioration de la sécurité routière son objectif.
Notes :
(1) « Zaguinali pri PTP po godini » (Usagers de la route victimes d’accidents de la circulation par année), statistiques de la Sécurité routière, Ministère de l’Intérieur de la République de Bulgarie (MVR).
(2) « Povetch zaguinali i raneni otchita MVR za minalata godina » (Le ministère de l’Intérieur fait état d’un plus grand nombre de morts et de blessés l’année dernière), Union des automobilistes bulgares (SBA) ; Antoni Iordanov, « Balgariya e vtora v ES po jertvi na patya » (La Bulgarie est la deuxième dans l’UE pour le nombre de victimes sur la route), Automedia Investor, 23 février 2023.
(3) Kalin Terziïski, « Istinskiyat mazh kara vinagi s 200. Nishto, tche oubiva detsa » (Un vrai homme conduit toujours à 200. Rien qui puisse tuer des enfants), Deutsche Welle, 17 août 2015.
(4) Ivan Bedrov, « Koe oubiva horata po balgarskite patishta ? » (Qui tue les gens sur les routes bulgares ?), Deutsche Welle, 17 août 2015.
(5) « Blizo 8 000 km ot republikanskata patna mreja sa v avariïno ili predavariïno sastoianie » (Près de 8 000km du réseau routier national sont en situation d’urgence ou de pré-urgence), DNES, 23 avril 2023.
(6) « Naï-opasnite patishta v Balgariya » (Les routes les plus dangereuses de Bulgarie), Balgarskata Assotsiatsiya na postradali pri katastrofi (Association bulgare des victimes d’accidents), 27 janvier 2022.
(7) Tatiana Waksberg, « Borissov i voïnata po balgarskite patishta » (Borissov et la guerre sur les routes bulgares), Deutsche Welle, 6 octobre 2015 ; Agence d’État « Sécurité routière » (SARS).
Vignette : Sofia (© C. Bayou).
* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.
Lien vers la version anglaise de l’article.
Pour citer cet article : Stéphan ALTASSERRE (2024), « L’insécurité routière, un mal bulgare? », Regard sur l'Est, 22 janvier.