Le problème de la natalité figure au rang des obsessions du pouvoir russe et, en particulier, de Vladimir Poutine. Pourtant, les solutions efficaces, jugées trop coûteuses, ont été écartées au profit de l’invocation idéologique des « valeurs traditionnelles », présentant l’avantage de diaboliser du même coup un peu plus l’Occident ; sans conséquence sur les comportements reproductifs.
Les autorités et les médias russes accordent une grande attention à la démographie nationale et, en particulier, à la natalité, réputée en crise. Depuis plusieurs années, elle fait l’objet de vifs débats et d’annonces récurrentes du Président russe, qui la considère depuis son arrivée au pouvoir en 2000 comme le problème le plus aigu de la Russie contemporaine. Pourtant, alors que le « capital maternité » mis en place en 2007 portait ses fruits et contribuait au remarquable rebond des naissances que la Russie a connu jusqu’en 2015, le pouvoir a vidé cette mesure de son contenu en 2021 et favorisé une approche idéologique fondée sur la lutte contre le libéralisme occidental et la défense des « valeurs traditionnelles ». Cette politique, en décalage avec la modernisation et la libéralisation des mœurs et des comportements reproductifs en cours au sein de la jeunesse russe, est incapable d’enrayer la chute des naissances.
Face à la crise démographique, une politique nataliste énergique entre 2000 et 2014
L’effet de ciseau démographique qu’a connu la Russie dans les années 1990, avec un nombre de naissances divisé par deux (passant de 2,5 à 1,25M par an entre 1987 et 2000) et un nombre de décès s’étant accru de 50 % (pour atteindre 2,2M en 2000), a eu un effet traumatisant sur la population russe et ses élites politiques. Boris Eltsine fut ainsi accusé en 1999 au sein de la Douma de commettre un « génocide contre le peuple russe ». Les craintes portant sur la pérennité de l’existence même d’un pays dont le solde naturel était négatif (à hauteur d’1M par an) ont fait de la démographie et, plus particulièrement, de la natalité une priorité politique.
Ainsi, dès sa première adresse à la nation le 8 juillet 2000, V. Poutine mentionnait la crise démographique parmi les problèmes les plus aigus auxquels la Russie devait faire face. En 2001, il fit adopter une Doctrine du développement démographique de la Russie, renouvelée en 2007 et accompagnée de mesures ambitieuses. À cette époque a notamment été mis en place un « capital maternité » (materinskiï kapital), octroyant une subvention de 250 000 roubles (près d’un an de salaire moyen) à la naissance du deuxième enfant. Cette mesure a contribué à accélérer la hausse des naissances, que la Russie a connue entre 2000 et 2014, permise également par l’amélioration des conditions économiques et sociales. Ainsi, sur cette période, le taux de fécondité est-il passé de 1,16 à 1,76 et le nombre des naissances de 1,2 à 2M par an. Selon le démographe russe Alekseï Rakcha, le capital maternité a permis à lui seul une hausse des naissances d’environ 10 %, passées de 2 à 2,5M par an en 15 ans(1), permettant ainsi de rétablir, entre 2013 et 2015, un solde naturel positif.
Le renoncement à une politique pragmatique, au profit d’incantations idéologiques
Cette politique n’a toutefois pas suffi à enrayer une nouvelle chute des naissances à partir de 2015 (passées de 2M à 1,3M par an en 2022) et du taux de fécondité (de 1,78 à 1,41), notamment sur fond de graves difficultés économiques. La décision en 2020 d’octroyer 80 % du bénéfice du capital maternité dès le premier enfant a également participé à cette chute, en réduisant considérablement l’incitation financière à en avoir un deuxième. Cette réforme est particulièrement inadaptée à la structure familiale russe où la parentalité est quasi-universelle (il est donc inutile d’encourager financièrement les familles à avoir un premier enfant), mais où les familles de deux et trois enfants sont bien moins nombreuses qu’en Europe occidentale. La réforme revient donc à transformer une mesure nataliste en simple allocation sociale sans réel effet incitatif.
Parce que jugée moins coûteuse et plus porteuse politiquement, les autorités russes ont préféré recourir à une approche idéologique consistant à l’invocation systématique des « valeurs traditionnelles et familiales ». Cette politique prend une forme essentiellement symbolique, avec par exemple la création en 2008 d’un « Jour de l’amour, de la famille et de la fidélité » (le 8 juin) ou la décision de faire de 2024 l’année de la famille. Il semble peu probable qu’un quelconque effet sur les naissances puisse être relevé. Ces célébrations symboliques s’accompagnent d’un grand nombre d’expressions publiques, notamment par V. Poutine, pour qui le sujet semble s’apparenter à une obsession personnelle. Ainsi en novembre 2023, tout en déplorant l’inefficacité supposée des incitations financières, il a appelé les jeunes Russes à enfanter pas moins de 7 à 8 enfants par couple. En janvier 2024, dans le même esprit, il a appelé les jeunes à faire des enfants plus tôt, bien que l’âge de la première naissance soit déjà faible comparativement à d’autres pays (26 ans contre 29 ans en France, où la fécondité est pourtant plus élevée) et qu’une parentalité précoce puisse même rendre difficile la constitution d’une famille nombreuse du fait de ressources insuffisantes.
Cette approche idéologique du problème démographique n’est pas seulement moins coûteuse économiquement. Elle permet également de décrier l’influence néfaste de l’Occident et de son idéologie libérale, réputée à l’origine de la crise démographique russe. En atteste la croisade du pouvoir russe contre « la propagande LGBT » (dont la diffusion a été interdite en 2022) et le changement de sexe (interdit en 2023) ou la préparation en cours d’une loi interdisant l’idéologie « child-free », considérée comme extrémiste(2). En attestent également les velléités, portées par l’Église orthodoxe et par les députés du parti Russie unie qui lui sont proches, d’entraver l’accès des femmes à l’avortement. Ainsi, les autorités russes ont procédé à sa quasi-interdiction après 12 semaines et ont imposé un délai de réflexion et une consultation avec un psychologue avant toute interruption de grossesse, donnant de surcroît au personnel médical un droit de réserve, ce qui peut limiter l’accès effectif à l’avortement dans certaines régions.
Un recours aux « valeurs traditionnelles » emblématique des impérities du régime
Or, la recherche dans ce domaine établit que, si le fait d’assurer les familles du soutien de l’État dans leurs projets reproductifs est efficace, une hyper-idéologisation du sujet et un discours normatif et culpabilisant peuvent se révéler contreproductifs(3). Ces affirmations n’ayant qu’une portée déclarative, elles n’ont que de faibles chances de faire évoluer les choix intimes de la population, quand bien même celle-ci y adhérerait formellement – le choix de faire des enfants résulte en effet rarement de la volonté de faire pièce à l’idéologie libérale, mais bien plus de considérations ayant trait aux conditions matérielles d’existence(4). Plus encore, alors que le régime appelle de ses vœux une révolution conservatrice, tous les indicateurs démontrent la libéralisation rapide des mœurs dans la société russe, avec un taux très important, et depuis très longtemps, de divorces et une acceptation de plus en plus large parmi la jeunesse de formes de sexualité non hétéronormées(5). Dans ce contexte, le fait de sacraliser le mariage ou de désinciter les femmes à rejoindre le monde du travail n’est pas susceptible de permettre une réelle hausse de la fécondité. À l’inverse, le maintien dans certains pays développés de valeurs conservatrices quant à la parentalité et au rôle de la femme est souvent corrélé avec un taux de fécondité faible, comme en atteste la situation démographique particulièrement dégradée de l’Italie, de l’Espagne ou de la Pologne comparée à celle des pays d’Europe du Nord ou de l’Ouest, où l’accent a été mis sur la possibilité donnée aux femmes de concilier vie professionnelle et vie familiale. Contraindre les femmes contemporaines à choisir entre vie familiale et vie professionnelle et considérer que toutes les naissances doivent être conçues au sein d’un mariage traditionnel peut désormais conduire de nombreuses femmes à renoncer à la maternité.
Le caractère profondément irréaliste, voire délirant, de l’objectif d’atteindre 600 millions d’habitants dans 100 ans(6), formulé par l’Assemblée universelle du peuple russe en mars 2024 sous l’égide du Patriarcat de Moscou, atteste de la pensée désidérative à l’œuvre au sein d’une grande partie des élites russes, aux dépens de la résolution pragmatique du problème. Fixée en objectif prioritaire et en symbole, la politique nataliste révèle surtout les déficiences et les impérities d’un régime qui s’éloigne de plus en plus du pragmatisme technocratique, au profit d’une pensée magique et d’un aveuglement idéologique et incantatoire, traits que l’on peut également retrouver dans d’autres domaines d’action.
Notes :
(1) « Naselenie v boudouchtchee ne smotrit, ono jiviot sevodniachtchnem dniom » (La population ne se projette pas dans l’avenir, elle vit aujourd’hui), Entretien avec Alekseï Rakcha, Novaya Gazeta, 29 septembre 2023.)
(2) « V Rossii gotovitsia zakonoproekt, zaprechtchaiouchtchiï ideologuiou child-free » (La Russie prépare un projet de loi interdisant l’idéologie child-free), TASS, 27 juin 2024.
(3) Nikolai Botev, « Could Pronatalist Policies Discourage Childbearing », Population and Development Review, vol. 41 n° 2, pp. 301-314, juin 2015.
(4) Un des rares contre-exemples d’une telle évolution est l’appel du patriarche géorgien Ilia II à faire plus d’enfants et son engagement à baptiser tous les troisièmes enfants, qui a conduit à près de 10 000 naissances supplémentaires en 2014. Il convient néanmoins de noter que cet appel se fait dans le contexte d’une population géorgienne extrêmement religieuse et que le fait de faire baptiser son enfant directement par le Patriarche constituait à cet égard pour les familles un bénéfice évident et significatif.
(5) Dans un sondage de 2021, le centre Levada a établi que 53 % des 18-24 ans ont un avis positif sur l’homosexualité, contre seulement 13 % des plus de 55 ans. Cette différence intergénérationnelle, comparativement une des plus grandes au monde et qui n’existait pas il y a une décennie, atteste d’une libéralisation extrêmement rapide de la jeunesse russe.
(6) Contre 145M aujourd’hui, soit une multiplication par quatre qui impliquerait une augmentation de la fécondité aux alentours de 8 enfants par femme.
Vignette : « L’avortement est un crime » - trottoir de Saint-Pétersbourg, 2019 (© Céline Bayou).
* Oscar BOCKEL est diplomate au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Il enseigne les questions internationales à l’INSP.