Russie : les desseins du transfert et de l’adoption d’enfants ukrainiens

Le transfert et l’adoption d’enfants en Russie est une stratégie impulsée par le Kremlin pour répondre au déclin démographique du pays et affaiblir l’Ukraine. Ces actions, qualifiées comme illégales par une grande partie de la communauté internationale, sont pourtant facilitées par la signature de plusieurs décrets présidentiels en Russie.


© F. Bessioud-Janoir.Le transfert d’enfants en Fédération de Russie n’a pas débuté avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine de février 2022, ni juste après. Même si c’est bien à partir de 2022 que ce processus s’est institutionnalisé, puis intensifié, il a en fait été pensé et mis en œuvre dès 2014(1), avec l’annexion de la Crimée.

Un processus institutionnalisé par les autorités russes

Le transfert concerne à l’origine les enfants en provenance des zones annexées ou ayant été annexées comme la Crimée, le Donbass, Louhansk, Donetsk, Kherson et Zaporijia. Bien que les enfants soient annoncés comme orphelins, plusieurs enquêtes révèlent que certains ont été retirés de l’autorité parentale ou enlevés(2). Ce retrait se fait par décision unilatérale des instances politiques russes et des instances juridiques des régions séparatistes ou occupées. Il concerne aussi des enfants envoyés dans des « colonies de vacances » qui n’en sont jamais revenus, des enfants séparés de leurs parents lors des évacuations des zones de combats ou dans les camps de filtration sous responsabilité des forces armées russes.

Pour ces transferts, une méthode précise est appliquée : les jeunes sont envoyés dans des camps de « rééducation », des orphelinats ou des centres de soins. Certains d’entre eux sont adoptés par des familles russes. Le transfert est institutionnalisé avec l’appui du gouvernement et de son administration. Maria Lvova-Belova, Commissaire russe aux droits de l’enfant, est responsable de cette opération qui inclut l’initiative gouvernementale Train de l’espoir(3) consistant à transférer les enfants de Crimée. Le gouvernement leur attribue par ailleurs un nouvel état civil.

Pour récupérer les enfants, les familles ukrainiennes font face à des difficultés administratives et à des intimidations de la part des autorités. La Russie ne renvoie que rarement ces enfants auprès de leurs proches. Entre le 24 février 2022 et le 27 juillet 2024, seulement 388 mineurs ont eu l’opportunité de retrouver leur famille, pour environ 19 540 enfants transférés de force.

Un double objectif pour Moscou

Ce transfert répond à une double « nécessité » pour la Fédération de Russie : il permet de pallier en partie le déficit démographique du pays tout en déstabilisant l’Ukraine sur le long terme, en l’amputant de sa jeunesse.

En effet, depuis la disparition de l’URSS, la Russie fait face à une grave crise démographique. Vladimir Poutine s’efforce d’inverser la courbe par la mise en œuvre de politiques publiques fondées sur la mise en avant des familles nombreuses et des familles d’accueil. Dans le même temps, le pays fait face à une perte démographique notable depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine sous l’effet de la mobilisation massive et de la perte d’hommes jeunes mais aussi de la fuite de certaines populations, majoritairement jeunes elles aussi et qui cherchent à éviter cette mobilisation.

Le transfert et l’adoption d’enfants ukrainiens s’inscrivent en outre dans la stratégie russe de déstabilisation de l’Ukraine, qui vise notamment à une dé-ukrainisation accompagnée d’une russification. L’étude déjà citée de l’Université de Yale(4) montre par exemple que dans 78 % des camps répertoriés, les activités comprennent une « éducation académique, culturelle, patriotique et/ou militaire, centrée sur la Russie ». Il s’agit ici de réduire la conscience nationale ukrainienne en traitant la question aux racines. Les enfants sont perçus comme une menace par le Kremlin, puisqu’ils peuvent constituer le terreau des revendications à venir contre la Fédération de Russie ; ils sont des éléments centraux relatifs à la construction de l’identité nationale. L’objectif est de déstabiliser l’unité du pays jusqu’à la voir disparaître entièrement.

À titre d’exemple, les enfants obtiennent la citoyenneté russe, ce qui leur faire automatiquement perdre la citoyenneté ukrainienne. Le changement d’état civil a quant à lui pour objectif de leur faire oublier leur origine (leur nationalité) et leur famille biologique. Ce changement réduit en outre la possibilité pour l’enfant d’effectuer des recherches sur son identité et de contester son adoption. Certains enfants étant adoptés à un très jeune âge, ils risquent de ne pas se souvenir de leur propre histoire et de leur famille biologique. C’est aussi une manière de complexifier la tâche du gouvernement ukrainien ou des ONG qui tentent de mener des enquêtes sur ces enfants.

Légitimer l’innommable par l’argumentaire du respect de la loi et du droit

Pour se prémunir de toute accusation extérieure, le gouvernement russe brandit une série de décrets présidentiels. Le lawfare et la diplomatie publique occupent en effet une place importante dans la justification d’un État qui se prétend respectueux du droit des enfants.

Les 25 et 30 mai 2022, V. Poutine a ainsi assoupli les modalités d'adoption d’enfants ukrainiens en signant deux décrets. Le premier permet la modification de l’état civil des orphelins, et le second favorise l’obtention de la citoyenneté russe. Ils sont considérés comme des approfondissements du décret n° 183 du 24 avril 2019 « Sur la détermination à des fins humanitaires des catégories de personnes habilitées à demander l’admission à la citoyenneté de la Fédération de Russie de manière simplifiée ». Le 11 janvier 2024, un décret supplémentaire a été signé, visant à faciliter l’obtention de la citoyenneté russe. D’après le ministère ukrainien des Affaires étrangères, la demande de citoyenneté peut être effectuée par les « responsables des organisations russes dans lesquelles des enfants ukrainiens sont détenus de force »(5).

Ces décrets sont des outils juridiques créés pour justifier les exactions commises. Il n’en reste pas moins qu’ils contournent le droit international et violent tout ou partie de certains textes juridiques, dont la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant et la Convention de Genève. Moscou n’en a cure, qui poursuit sa stratégie de communication consistant à présenter ses actions comme légales. On en veut pour preuve, par exemple, le bulletin publié en février 2024 sur le site de l’ambassade de la Fédération de Russie en France intitulé « Activité de Mme Maria Lvova-Belova, Commissaire du Président de la Fédération de Russie aux droits de l’enfant pour la protection des enfants lors de l’opération militaire spéciale »(6). Cette stratégie fondée sur la justification par l’aide humanitaire et le droit, dont celui des enfants, relève des techniques intimement liées à la propagande et la désinformation.

L’argumentaire peine néanmoins à convaincre et plusieurs États, instances et organisations se mobilisent contre ces exactions. Le 27 avril 2023, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a adopté la Résolution 2495 (2023) portant sur la condamnation de ces déportations et sur la nécessité de coopération des États pour mettre fin à ces transferts. Le 17 mars 2023, la Cour Pénale Internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova pour crimes de guerre. Le gouvernement russe a rétorqué en précisant qu’il ne reconnaissait pas la compétence de la CPI en la matière.

Malgré les tentatives de la communauté internationale de limiter la stratégie russe de transferts et d’adoptions, on estime qu’au moins 20 000 enfants ukrainiens ont été transférés en Russie, nombre sous-estimé par manque d’informations.

Notes :

(1) Russia’s systematic program for the re-education & adoption of Ukraine’s Child, Humanitarian Research Lab at Yale School of Public Health. Février 2023.

(2) Manon Bachelot et Poline Tchoubar, « Ukraine, sur la piste des enfants volés », ARTE, 2022.

(3) Elisabeth Pierson, « Mandat d’arrêt contre Poutine : ce que l’on sait des ‘déportations’ d’enfants ukrainiens », Le Figaro, 20 avril 2023.

(4) Op. Cit. note 1.

(5) Commentaire du ministère des Affaires étrangères de l’Ukraine sur l’adoption par la Fédération de Russie d’un acte juridique, qui viole les droits légaux des enfants – citoyens de l’Ukraine, Ambassade d’Ukraine en France, janvier 2024.

(6) Activité de Mme Maria Lvova-Belova, Commissaire du Président de la Fédération de Russie aux droits de l’enfant pour la protection des enfants lors de l’opération militaire spéciale, Ambassade de la Fédération de Russie en France, février 2024.

 

Vignette : © F. Bessioud-Janoir

 

* Fiona BESSIOUD-JANOIR est diplômée d’un Master 2 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un Master 2 à Sciences Po Strasbourg en relations internationales. Elle est spécialisée dans l’étude des conflits et travaille sur la guerre en Ukraine. Elle occupe un poste d’analyste (Contrat Armées-Jeunesse) au sein du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE).

244x78