La population totale de l’Estonie n’a que légèrement fluctué au cours du XXe siècle, à la différence de sa structure ethnique. Or, depuis le recouvrement de l’indépendance en 1991, l’accroissement naturel y est structurellement faible, ralentissant un mouvement souhaité d’inversion radicale des proportions. À tel point que la faible natalité estonienne est aujourd’hui perçue comme un enjeu existentiel dans un environnement géopolitique dégradé à l’est de l’Europe.
La question de la natalité inquiète de nombreux gouvernements européens. En effet, le taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) de l’Union européenne (UE) n’était que de 1,53 en 2021, insuffisant pour que la population européenne se renouvelle d’elle-même (le taux de renouvellement minimum d’une population est estimé à 2,1 enfants par femme). Les projections d’Eurostat indiquent même qu’à partir de 2026, la démographie au sein de l’UE devrait entamer un déclin progressif. Les pays du nord et de l’est de l’Europe, dont l’Estonie, devraient pour leur part connaître une forte baisse de leur population d’ici 2050. Ces États ont une trajectoire relativement similaire sur le plan démographique depuis la chute du bloc soviétique : baisse de la natalité, faible taux de fécondité et solde migratoire négatif. Pour les autorités estoniennes, le renouvellement de la population n’est en outre pas seulement un enjeu démographique : la crainte d’une mise en minorité, voire d’une hypothétique disparition de la culture estonienne au sein même du pays, en fait un enjeu politique.
Un « petit » pays européen doté d’une croissance démographique historiquement faible
À l’inverse de certains pays européens, l’Estonie n’a pas connu d’explosion de sa croissance démographique au cours de la période contemporaine. Elle a en fait des difficultés de renouvellement de la population depuis le XIXe siècle, malgré l’anomalie démographique de la période soviétique. D’un peu moins de 960 000 habitants en 1897, la population locale est passée à 1 126 000 en 1934 et 1 197 000 en 1959, pour atteindre un pic de 1 566 000 en 1989. Mark Gortfelder, démographe de l’université de Tallinn, explique ce phénomène par des arguments historiques et culturels : province de l’Empire russe au XIXe siècle, l’Estonie est alors fortement rurale. Bien que le servage soit aboli au cours des années 1816-1819, la paysannerie reste dépendante des grands propriétaires germano-baltes (ou russes), ce qui ne permet pas l’amélioration de ses conditions de vie (pauvreté, maladies, mortalité infantile). De plus, ce territoire est alors majoritairement protestant, religion plutôt favorable au contrôle des naissances. Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à l’indépendance du pays en 1991, l’Estonie voit arriver de nombreux migrants issus du reste de l’Union soviétique, venus principalement de République socialiste soviétique de Russie, qui viennent travailler dans cette République socialiste soviétique voisine, réputée développée et dynamique. Entre 1989 et 2000, le pays perd presque 200 000 habitants, du fait des « retours » en Russie ou dans les autres États de l’ancienne URSS mais aussi de l’émigration économique vers les pays d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord.
En 2022, la population estonienne s’élève à près de 1 326 000 personnes(1). Le plus septentrional des pays baltes a dorénavant des caractéristiques démographiques et sociales relativement identiques à celles de nombreux États de l’UE, particulièrement ceux des pays d’Europe centrale et orientale. Le taux d’accroissement naturel est négatif (-3,1 ‰ en 2022, avec un taux de mortalité de 11,7 ‰ et un taux de natalité de 8,6 ‰). Le taux de natalité, faible, est l’objet de fortes disparités sur le territoire. En effet, alors que la population est principalement concentrée dans les villes, les espaces ruraux, moins peuplés, ont toutefois une natalité plus forte, qui peut s’expliquer par des facteurs socio-économiques : ces zones, plus conservatrices, proposent un cadre de vie propice à l’accueil de plusieurs enfants, à la différence des espaces urbains où le prix du m2 est élevé.
Comme dans le reste de l’Europe, le taux de fécondité plutôt faible (1,61 enfant par femme en 2022,) avec un âge de plus en plus élevé pour le premier enfant (31 ans en moyenne pour les femmes et 28 ans pour les hommes en 2022), illustre un rapport parfois compliqué entre travail et maternité en Estonie. Cette entrave retarde d’autant la possibilité d’avoir plusieurs enfants du fait d’une fertilité décroissante avec l’âge.
La crainte d’une dilution, voire d’une disparition, de la culture estonienne
La période soviétique a vu un accroissement de la population totale de la république estonienne, qui a provoqué une augmentation de la part de la population dite « russophone » au détriment de celle dite « ethniquement estonienne ». La composition de la population est passée de 88 % d’Estoniens et 8 % de russophones en 1934, à respectivement 60 % et 30 % en 1989. L’indépendance a donc été un soulagement pour la nation estonienne, y compris sur le plan démographique, car ce sont en majorité des russophones qui ont alors quitté l’Estonie, celle-ci ne leur accordant pas systématiquement la citoyenneté.
Aujourd’hui, les minorités russophones continuent toutefois de compter pour un quart de la population totale. Les comportements démographiques de ce groupe social sont en effet différents, notamment en ce qui concerne la natalité, comme l’indique M. Gortfelder : dans les banlieues russophones de Tallinn (dont la plus importante, Lasnamäe) et dans le comté d’Ida-Viru, où la population est composée à 70 % de russophones, le nombre de naissances rapporté à la population est supérieur à la moyenne du reste du pays. Ainsi, bien qu’elle se soit atténuée, la crainte de certains Estoniens de ne plus être le groupe ethnique majoritaire dans leur propre État n’a pas disparu avec la chute du bloc soviétique.
Cette perception lancinante d’une menace de disparition de la population ethniquement estonienne et de sa culture est également renforcée par les dynamiques migratoires. Le solde migratoire, négatif entre 1991 et 2015, est aujourd’hui positif. Alors que le nombre d’immigrés s’élevait en moyenne à 5 000 personnes par an entre 2015 et 2021, la guerre d’ampleur en Ukraine a provoqué l’entrée massive de réfugiés, avec un pic à 40 000 personnes en 2022. Le Foresight Centre(2) établissait alors que, si ces réfugiés restaient en Estonie, cela retarderait de vingt ans le déclin démographique du pays. Cependant, cela se ferait « au détriment » de la population ethniquement estonienne, dont les statistiques en termes de natalité ne s’améliorent pas. Il est par ailleurs notable que si l’accueil de réfugiés ukrainiens fait consensus au sein de la population, ce n’est pas le cas pour tous les immigrés. En 2015, lors de la crise migratoire en Europe liée à l’afflux massif de population en provenance du Moyen-Orient et, tout particulièrement, de Syrie, le débat sur le mécanisme européen de quotas d’accueils de migrants par pays a été largement instrumentalisé par les nationalistes estoniens qui ont notamment organisé de vastes manifestations de protestation.
Pour M. Gortfelder, la perspective d’une « disparition » à venir des Estoniens n’est pas à retenir mais une « dilution » de leur identité pourrait intervenir au cours du siècle sous l’effet des tendances démographiques à l’œuvre actuellement dans le pays.
Des politiques publiques pour favoriser la croissance démographique
Les autorités estoniennes sont bien conscientes des enjeux liés à la préservation de la culture estonienne et, plus largement, de l’État. Or celle-ci passe, outre par le renforcement de la sécurité et par le développement économique, par la promotion de la croissance démographique.
Les politiques publiques peuvent agir notamment sur deux facteurs déterminants : la natalité et les migrations. Sur le modèle des pays nordiques, les autorités ont donc développé une politique d’allocations familiales plutôt généreuse. Ces aides constituent le deuxième poste de dépenses de la caisse d’assurance sociale, après les retraites, soit 841 millions d’euros en 2023. Plus de la moitié (487 M€) a été consacrée aux allocations enfants, celles-ci augmentant significativement à partir du troisième enfant. Ces aides sont fournies par l’État quel que soit le revenu des parents. Concernant le volet migratoire, le ministère des Affaires étrangères est en charge d’un plan d’action sur la diaspora. Le dernier, établi pour les années 2022-2025, doit entre autres faciliter le retour des Estoniens établis à l’étranger. Ceux-ci sont en effet de plus en plus nombreux à revenir : entre 2015 et 2019, entre 7 000 et 8 500 Estoniens de l’étranger se sont installés chaque année sur le territoire national. Après un léger ralentissement lié au Covid, cette tendance paraît se poursuivre.
Pour que les politiques publiques dédiées à la démographie s’avèrent efficaces, elles doivent être stables, s’inscrivant dans le long terme malgré les alternances politiques, car leurs effets s’observent sur une génération. L’augmentation significative des allocations pour le troisième enfant est un exemple d’objectif partagé par les différents partis du Parlement : elle a ainsi été adoptée en 2022 à une large majorité.
Des paramètres exogènes, comme la situation économique ou le contexte géopolitique, entrent également en compte lorsqu’il s’agit d’assurer la croissance de la population. Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’économie de l’Estonie est en récession (-3,5 % en 2023), le chômage a augmenté (7,3 % en 2023) et l’inflation y a atteint des records comparativement aux autres pays de la zone euro (21 % en 2022). Alors que les débats sur le budget 2025 doivent débuter prochainement, la tentation pourrait être grande de procéder à des coupes budgétaires affectant les allocations familiales. Par ailleurs, l’agressivité de la Russie, pays avec lequel l’Estonie partage une frontière, est de plus en plus anxiogène et les plus hautes autorités militaires estoniennes anticipent un possible conflit armé avec leur grand voisin. Cette combinaison d’incertitudes économiques et géopolitiques pourrait conduire à aggraver la situation démographique. Dans les années 1990, des inquiétudes comparables avaient conduit à une baisse drastique du nombre de naissances et à une émigration massive. À l’inverse, la décennie 2000, marquée par l’adhésion à l’UE et à l’OTAN, avait assuré une prospérité économique et une stabilité politique qui avaient conduit à l’augmentation du taux de natalité.
Notes :
(1) Nous privilégions ici les données de 2022, qui donnent un reflet de la situation avant l’afflux de réfugiés ukrainiens.
(2) Think tank affilié au Riigikogu, le Parlement estonien.
Vignette : Tallinn, 2023 (© Céline Bayou).
* Marianne PAIRE est Visiting Fellow au sein du International Centre for Defence ans Security (ICDS/RKK), Tallinn.