Donner la vie pour survivre en tant qu’État-Nation? – L’Abkhazie face à l’abîme démographique

L’Abkhazie a construit sa légitimité « étatique » sur les Abkhazes ethniques. Or, le déclin démographique observé dans cet État de facto est considéré comme un risque systémique. Dès lors, les « autorités » ont élaboré des politiques publiques visant à répondre à cet enjeu. En vain, puisque la courbe des naissances reste inchangée, ce qui pourrait conduire à une instabilité interne.


Abkhazie, Parc Gagra (© Vyacheslav Argenberg/Wikimedia Commons).Le 29 février 2024, Konstantin Pilia, « chef » du district de Gali (situé au sud de l’entité), a présenté la situation démographique de sa région. Peuplée majoritairement de Géorgiens et de Mingréliens ethniques, le contexte démographique y est jugé critique du fait de l’exode massif de la population et d’un taux de natalité en berne(1). Ce constat peut être généralisé à l’ensemble du territoire de la République d’Abkhazie.

L’Abkhazie, un État de facto en recherche de légitimité interne

État autoproclamé indépendant en 1992, l’Abkhazie a misé sur la domination d’une majorité d’Abkhazes ethniques dans son processus de state-building. Reconnue par Moscou en 2008, l’entité reste très dépendante de la Russie, son État-patron. Or, depuis décembre 2023 et le transfert gratuit des propriétés publiques de la station balnéaire de Bichvinta (Pitsunda) à la Russie, l’Abkhazie traverse une période d’instabilité. En janvier 2024, l’incendie de la Galerie nationale d’art, en provoquant la disparition d’une centaine d’œuvres prépondérantes de la culture de l’ethnie abkhaze, a pris valeur de symbole de ce marasme. Ce contexte fragilise la confiance des individus envers le système politique et social de l’entité, confiance pourtant si nécessaire dans le processus décisionnel de procréation.

Cette défiance est en effet l’un des facteurs généralement avancés pour expliquer la décroissance démographique en Abkhazie. Or, l’enjeu démographique y est crucial, puisque « l’indépendance » abkhaze a toujours été fondée sur la suprématie « naturelle » des Abkhazes ethniques, l’ethnie titulaire. Selon Magdalena Dembinska(2), cette « légitimité identitaire », déterminée par la conviction qu’ont les citoyens de la supériorité de l’ethnie éponyme dans la représentation de leur identité nationale, constitue l’un des trois volets de la légitimité étatique, avec la « légitimité eudémonique », conviction des citoyens du bon fonctionnement économique et social du régime, et la « légitimité institutionnelle », conviction des citoyens du bon fonctionnement de l’appareil étatique.

D’une contraction démographique aux politiques de natalité

Au cours de l’été 2023, le Centre de recherches socio-économiques d’Abkhazie (CSER) a organisé une table-ronde consacrée aux questions de sécurité démographique(3). Il a été relevé que la population en Abkhazie n’avait augmenté que de 3 531 personnes entre 2011 et 2021. Selon Amra Tsushba, chercheure au Département de l’économie nationale du CSER, le nombre de naissances en 2021 a été inférieur de 601 à celui de 2017, causant d’importants problèmes démographiques ; la détérioration de la santé reproductive des femmes serait en cause.  Les Abkhazes ethniques représentent désormais 51 % de la population globale du territoire (soit 125 000 personnes), tandis que les Géorgiens, les Arméniens, les Russes et les Mingréliens compteraient pour 49 %. Les intervenants ont estimé qu’il existait malgré tout une « fenêtre d’opportunité », mais jusqu’en 2025 seulement, pour renverser la courbe démographique et consolider la majorité ethnique.

Pour répondre à ce défi démographique, les autorités abkhazes ont pourtant développé diverses politiques. Le 8 février 2016, Raul Khadzhimba, alors « président » de l’entité, a notamment signé une loi interdisant les interruptions de grossesse afin d’augmenter le nombre de nouveau-nés en Abkhazie. Ce tournant normatif a été renforcé par le programme interministériel Développement de la démographie, au terme duquel des aides financières sont distribuées aux nouveaux parents d’ethnie abkhaze exclusivement. En 2023, plus de 54 millions de roubles (530 000 euros) ont été dépensés dans ce programme d’aide. La même année, le gouvernement a injecté 90 millions de roubles (900 000 euros) dans le budget du Fonds de rapatriement de représentants de la diaspora abkhaze. La politique de la passeportisation mise en œuvre en Abkhazie permet des changements dans l’identité ethnique pour les Géorgiens vivant dans la région de Gali : alors que leurs noms avaient été changés de l’abkhaze en géorgien au moment des répressions soviétiques des années 1930-1950, il est désormais possible de leur octroyer l’identité ethnique abkhaze et un passeport abkhaze.

Du développement de la natalité à la vulnérabilité, altération des politiques mises en place en Abkhazie

Malgré les politiques natalistes, le nombre de naissances n’a pas augmenté. Au contraire, les vulnérabilités se sont développées, fragilisant la légitimité de l’État-nation de facto abkhaze. Une recherche de l’Université suédoise de défense(4) a mis en avant le fait que la loi contre l’avortement était comprise par les femmes abkhazes avant tout comme un élément d’insécurité économique engendrant un endettement : les femmes sont en effet désormais amenées à se déplacer en Géorgie ou en Russie pour avorter, ou à soutenir les prix excessifs des contraceptions, voire les frais liés à la naissance d’un enfant. L’interdiction de l’avortement est également définie comme une problématique de représentation politique : alors que la majorité des gouvernants sont de sexe masculin, les femmes abkhazes les accusent de ne considérer ni leur santé ni leurs droits. De plus, nombre de femmes ont perdu la vie du fait d’un fœtus non viable, d’un suicide ou encore d’une prise de drogue. Le taux de mortalité chez les jeunes femmes en âge de procréer aurait même augmenté depuis 2016 en raison du stress lié à une grossesse non désirée ou d’une fausse couche provoquée.

Les autres politiques publiques de rapatriement et de passeportisation ont, elles aussi, affaibli les légitimités eudémonique et institutionnelle de l’État de facto. Certains nationalistes se sont plaints d’une impureté de l’ethnie majoritaire après l’arrivée d’individus de la diaspora ne connaissant pas la langue, la culture et les principes sociaux abkhazes.

Face à ces vulnérabilités, la société civile se mobilise pour limiter l’insécurité des femmes et des enfants. Durant l’inauguration du Forum des femmes organisé par la fondation Asarkia, Marietta Topchvan, directrice de l’Association des femmes d’Abkhazie, a mentionné l’existence de quatre centres de crise auxquels les femmes ont un accès gratuit pour des consultations juridiques et une assistance médicale(5). L’intervenante a par ailleurs rappelé que les violences domestiques au sein des ménages entraînaient des conséquences graves sur la santé mentale des enfants.

Les « autorités » abkhazes communiquent activement autour de ces projets pour démontrer leur compréhension des problématiques et tenter de renforcer leur légitimité institutionnelle. C’est dans cet objectif que le Bureau du commissaire aux droits de l’enfant s’est réuni le 12 mars 2024 afin d’échanger sur la mise en œuvre du projet « Helpline », une assistance aux familles dans leurs difficultés quotidiennes. Les organisations non gouvernementales (ONG) internationales jouent aussi un rôle prépondérant, qui pourrait être remis en question par le projet de loi sur les « agents de l’étranger » que Soukhoumi envisagerait d’adopter.

Soukhoumi face à un dilemme stratégique

Selon Magdalena Dembinska, la subdivision de la légitimité étatique en trois volets permet de concevoir un État légitime, quand bien même les citoyens posséderaient des croyances subjectives contrastées concernant la santé économique ou l’efficience du système bureaucratique du pays.

En Abkhazie, face à la crise de légitimité, la réponse du « gouvernement » parrainé par Moscou est celle d’une reprise en main de la société civile. Soukhoumi fait face à un dilemme stratégique : s’efforcer de maintenir une légitimité identitaire en renforçant le maillage juridique et administratif permettant la supériorité de l’ethnie titulaire malgré une sous-représentation des Abkhazes ethniques ? Ou bien limiter l’importance de la légitimité identitaire en se focalisant sur l’essor économique et l’efficience institutionnelle de l’État de facto ? À l’heure actuelle, les gouvernants semblent avoir opté pour la première option, malgré l’incertitude de son rendement. Le « gouvernement » pourrait toutefois être contraint de redessiner les catégories identitaires et les frontières ethniques pour, finalement, s’appuyer principalement sur sa légitimité eudémonique et institutionnelle. L’Abkhazie devra certainement tirer les conclusions de ses politiques natalistes et sociales inadéquates des dernières années afin de renouveler sa légitimité étatique et ne pas, in fine, connaître un renversement de régime, voire l’extinction de sa souveraineté étatique.

Notes :

(1) « "La situation est difficile" – le chef du district de Gali à propos de l’exode de la population », Ekhokavkaza, 29 février 2024.

(2) Magdalena Debinska, La fabrique des États de facto : ni guerre ni paix, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2022, 296 p.

(3) « Addressing the challenges of Abkhazia’s demographic shift: a roundtable discussion », Abkhaz World,  21 juillet 2023.

(4) Maja Skogh, Women’s narratives on (in)security in Abkhazia. Theorizing abortion rights as a security issue, Swedish Defence University, Political Science with a focus on Crisis Management and Security, 2020.

(5) « Women's Rights in Abkhazia Discussed at Women's Forum », Abkhaz World, 16 décembre 2023.

 

Vignette : Abkhazie, Parc Gagra (© Vyacheslav Argenberg/Wikimedia Commons).

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* Constant HENRIO est étudiant en Master 2 d’études russes et post-soviétiques à l’université Paris Nanterre, spécialisé sur les enjeux géopolitiques, sociaux et sécuritaires des pays de cet espace et, notamment, du Caucase du Sud.