Caractérisée par un taux de fertilité plutôt faible, la République tchèque a connu depuis plusieurs décennies des évolutions de son mode de vie qui ont indéniablement eu un impact sur le choix d’enfanter. Mais la façon d’appréhender les statistiques n’est pas sans conséquence sur l’image que l’on peut se faire de la natalité dans un pays.
Professeur associée et directrice de recherches en histoire intellectuelle et transnationale contemporaine à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de République tchèque, actuellement chercheuse invitée à l’université d’Utrecht, Kateřina Lišková centre ses recherches sur les questions de genre, la sexualité et la santé en Europe centrale et orientale dans une perspective transnationale et comparative. Elle a accepté de répondre aux questions de Regard sur l’Est.
Regard sur l’Est : Pourriez-vous inscrire dans une perspective historique ou sociologique les problèmes démographiques que rencontre la République tchèque, comme l’augmentation du taux de foyers sans enfant depuis 1991 où il a atteint son point le plus bas, la baisse du nombre d’enfants par femme depuis les années 1980 ou celle du nombre de femmes ayant 4 enfants ou plus depuis les années 1950 ?
Kateřina Lišková : L'espace tchèque connaît depuis longtemps un faible taux de fertilité. Même avant que les politiques d’État socialistes soient mises en place, il y avait moins d’enfants par femme que dans d’autres pays. Par politiques d’État socialistes j’entends l’assurance maladie universelle pour la mère et l’enfant ainsi que la garde d’enfants collectivisée depuis le début du régime, la légalisation de l’avortement au début des années 1950 et, à partir des années 1970, de très généreuses politiques familiales, différentes aides financières, la disponibilité du logement ainsi que, dès lors, une légère augmentation du nombre de places dans les infrastructures préscolaires, spécialement les crèches.
Mais cela n’a pas conduit à une augmentation du taux de natalité comme les politiciens l’espéraient ; il s’est juste maintenu au taux de reproduction. Ensuite, dans les années 1990, le nombre de naissances a baissé. On attribue généralement cette tendance aux nouvelles opportunités offertes aux femmes de cette génération concernant l’éducation, le travail, les voyages, qui n’étaient pas accessibles à leurs mères.
Pourquoi les années 1980 semblent-elles constituer une rupture démographique en République tchèque, où l’on constate une baisse du nombre d’enfants par femme, une évolution du statut marital, la hausse du nombre de naissances hors mariage… ?
Je placerais plutôt le point de rupture dans les années 1990. Parce que la tendance a été à la lente mais constante baisse du nombre d’enfants dès les années 1950. La première moitié des années 1970 échappe à cette caractéristique pour deux raisons : la première est que les fortes cohortes de naissance d’après-guerre étaient alors dans la force de l’âge de reproduction, et la deuxième est liée aux politiques familiales encourageant la natalité. De fait, ce sont ces dernières qui ont constitué le facteur décisif à mon avis, parce que quand j’ai parcouru les archives, j’ai compris que les experts s’attendaient dès le début des années 1960 à un baby-boom du fait que la forte cohorte d’après-guerre devait alors atteindre l’âge de reproduction – or, rien ne s’est alors passé. Quand les démographes ont mené des sondages à la fin des années 1950 et au début des années 1960, demandant aux femmes comment elles combinaient leur emploi et leur rôle de parent, ils leur ont aussi demandé dans quelles circonstances elles envisageraient d’avoir un troisième enfant. Et les femmes ont répondu avec assurance : « Sûrement pas trois enfants. Dans aucune circonstance un troisième enfant. Deux, c’est déjà éreintant et impossible. » Et effectivement, les femmes n’avaient pas ce troisième enfant sur lequel les démographes pariaient tant pour atteindre sereinement le taux de remplacement de la population.
Dans les années 1970, sous l’effet des politiques d’incitation à la natalité, les gens ont décidé que, maintenant, il était possible d’avoir ce deuxième (voire exceptionnellement troisième) enfant et de les avoir dans un intervalle de temps plus restreint. Alors, il y a eu un pic de natalité ; mais cette tendance n’a pas duré. On est vite revenu à une tendance en baisse. Le point culminant de cette chute est intervenu dans les années 1990 quand les femmes nées au milieu des années 1970 auraient dû avoir des enfants au milieu des années 1990, leurs mères ayant eu des enfants quand elles avaient environ 20 ans. Or, ces jeunes femmes qui auraient dû avoir leur premier enfant dans les années 1990 y ont renoncé : elles étudiaient, voyageaient…, et reportaient le moment d’avoir des enfants. Sous le socialisme d’État, les femmes avaient leur premier enfant vers 20 ans et le second peu après ; cette tendance a disparu dans les années 1990.
Beaucoup de sociologues et démographes parlent de ce report de maternité comme d’une maternité non-réalisée, ce qui veut dire d’une part que des femmes en âge de procréer reportent le moment d’avoir des enfants et que d’autre part elles ont un enfant (plutôt que 2 ou plus, ou que aucun). Pour moi, ce sont bien les années 1990 qui constituent le point marquant un changement. Pourquoi placer la rupture dans les années 1980 ?
Du fait des chiffres bruts. Si on compile les statistiques, on constate qu’un changement intervient dans les années 1980, même si celui des années 1990 est plus prononcé, vraisemblablement du fait de la chute de l’État socialiste et de la séparation de la Tchécoslovaquie.
Si l’on s’inscrit dans une perspective plus longue, alors on observe que les femmes tchèques avaient 2 enfants (parfois moins) bien avant les années 1980 et elles les avaient très tôt. Cette tendance s’est maintenue pendant la période socialiste. Donc on peut expliquer la chute du nombre des naissances dans les années 1980, par exemple, comme le résultat d’une cohorte de mères potentielles plus faible.
Mais, alors, une mutation profonde est survenue, impliquant des changements dans ce que les gens attendaient de la vie. Si les gens, spécialement les femmes, commencent à attendre d’autres choses que la maternité avant tout, alors les trajectoires changent réellement. Il y a, typiquement, deux types de réactions. D’un côté, les démographes et les sociologues qui soutiennent que les femmes regretteront de repousser leur maternité parce qu’elles ne pourront pas avoir le nombre d’enfants désirés. De l’autre, il y a les chercheurs en sciences sociales qui soulignent qu’il y a d’autres choses dans la vie dont les femmes profiteront et qu’elles ne seront pas désespérées de ne pas avoir d’enfants.
Dans tous les cas, le ratio de femmes qui ont abandonné totalement la maternité en République tchèque est actuellement d’environ 10 % si l’on s’intéresse exclusivement à celles qui ont atteint la fin de l’âge de reproduction. Alors, effectivement les femmes ont des enfants plus tard, mais la grande majorité des femmes ont des enfants.
Dans un article de septembre 2023, vous évoquez la mortalité infantile et expliquez la difficile prise en compte de cette variable dans une perspective historique. Pourquoi cette donnée est-elle si complexe ?
Il est très important de réaliser que l’approche statistique diffère d’un pays et d’une époque à l’autre. Cela ne veut pas dire que les différences qui en résultent faussent la vue d’ensemble, par exemple, de l’évolution de la mortalité infantile dans l’après-guerre, donnée que j’ai analysée. Cependant, il y a une différence qui découle de la façon dont on définit une naissance puisque seuls ceux qui sont comptés comme nés peuvent ensuite mourir et entrer dans les statistiques de mortalité infantile.
Au milieu du XXe siècle en Europe, la mortalité infantile, qui était élevée, a commencé à baisser, et de manière plutôt rapide. Les taux de mortalité infantile ont diminué en l’espace d’une décennie. La vitesse de la baisse diffère d’un pays à l’autre mais, quand les chiffres atteignent un tel niveau et que, de ce fait, la différence entre les taux de mortalité infantile des pays devient infime, cela dépend beaucoup de qui peut entrer dans ces statistiques. Notre équipe s’est d’abord intéressée à la manière dont les pays d’Europe centrale et orientale sont parvenus à faire baisser ces chiffres. Quelles mesures ont été prises pour sauver les enfants ? Comment s’assurer que les enfants naissent en bonne santé et survivent ? Quand nous faisions nos recherches, nous avons réalisé, en effet, que les pays utilisaient des définitions quelque peu différentes de ce qu’ils considéraient comme vivant, en fonction de leur culture.
Ainsi, si vous avez une définition plus large de ce qui constitue la vie à la naissance, vous obtenez un taux de mortalité infantile un peu plus élevé parce que vous avez plus d’enfants définis comme nés vivants et certains de ces enfants vulnérables meurent, ce qui fait que les statistiques semblent moins bonnes pour votre pays. Mais si vous avez une définition de la vie plus étroite, si vous ne reconnaissez qu’un seul signe de vie, par exemple le fait de respirer, alors votre taux de mortalité infantile sera probablement plus bas car moins de ceux qui « viennent au monde » seront classés comme nés vivants et, de ce fait, moins d’entre eux pourront ensuite être classés comme décédés plus tard.
Mais cela ne veut pas dire que les médecins qui étaient présents n’ont pas tout essayé pour sauver ces nourrissons. Ils ont tenté de les réanimer et de les placer dans des couveuses pour les sauver. En Tchécoslovaquie dans les années 1950, si ces efforts échouaient au cours des 24 premières heures, le cas n’était pas nécessairement comptabilisé comme un enfant né vivant. Cette pratique n’était pas appréciée des autres pays qui appliquaient une définition plus large de la vie, comme c’était le cas en Allemagne de l’Est. Pourquoi leurs statistiques seraient-elles moins bonnes que celles de la Tchécoslovaquie ? Les Allemands de l’Est ont alors fait pression sur la Tchécoslovaquie pour qu’elle modifie sa définition, ce qu’elle a fait au milieu des années 1960.
Vignette : Kateřina Lišková (© Monica Hlavacova).
Lien vers la version anglaise de l’article.
* Nathan HOURCADE est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités. Ses travaux précédents portent sur la construction étatique et la politique étrangère ukrainienne au sortir de l’URSS. Il a réalisé cet entretien dans le cadre d’un stage à Regard sur l’Est.