L’underground leningradois : réticences d’une contre-culture à se laisser pervertir

Les représentants de la « sous-culture » qui a émergé à Leningrad au cours des années 1960, notamment dans le sillage des mouvements rocks, une fois reconnus dans leur propre pays, ont généralement porté un regard assez méfiant sur l'Occident, comme s'ils le craignaient presque autant que les censeurs auxquels ils avaient été précédemment soumis.


Les mouvements alternatifs de Leningrad (renommée Saint-Pétersbourg en 1991) ont pris naissance, comme un peu partout à l'Est, au milieu des années 1960. Les premiers rockers leningradois notamment, se sont d'abord produits dans des écoles, des foyers universitaires ou des cafés, mais ce n'est qu'à partir des années 1970, quand ils ont commencé à créer des musiques originales et à écrire en russe des textes qui faisaient écho à l'actualité du pays, qu'ils ont acquis une véritable présence sociale.

Le premier rock-club soviétique
Malgré une image de ville soviétique provinciale, l'ancienne Leningrad s'est située à l'avant-garde de l'émergence d'une culture underground assimilée par les autorités à une contre-culture dangereuse.
C'est en 1968 qu'y a été créé le premier groupe de rock, Pétersbourg, sous la férule de Vladimir Rekchane, autoproclamé « première étoile véritable de la musique rock russe ». En 1972 sera créé le groupe Akvarium, dont le leader, Boris Grebentchikov, a fêté en novembre 2003 ses 50 ans, événement local à la hauteur de l'institution qu'il incarne à lui seul. Des groupes comme Kino (Viktor Tsoï), Alissa (Konstantin Kintchev), DDT (Youri Chevtchouk) ou des personnalités comme Mike Naoumenko ou Alexandre Bachlatchev pour ne citer que les plus connus, sont restés indissolublement liés à la ville.
Apparus pour la plupart quelques années avant les réformes, ils ont joué un rôle de contre-pouvoir certain, permettant à une jeunesse à la recherche d'idéaux de s'exprimer par leurs mots. Leurs positions étaient à la fois d'opposition (on se rappelle notamment le jeune V. Tsoï chantant en 1987 : « Nous attendons des changements ») et très attachées à une certaine morale (le même Tsoï a incarné le rôle d'un rocker sauvant son amie de la drogue, dans le film Igla, sorti sur les écrans au tout début des années 1990, au moment où la toxicomanie commençait à être ouvertement reconnue comme un fléau dans la ville).
En matière de rock et de culture alternative en général, Leningrad a été déclarée le « Liverpool de l'ex-Empire soviétique », lieu de toutes les expérimentations. C'est là que, en 1981, a été créé le premier rock-club de l'URSS, à l'initiative du komsomol local qui espérait ainsi lutter contre les concerts clandestins, et qu'a été lancée la première émission télévisée consacrée au rock, Mouzykalnyi Ring, diffusée sur la chaîne locale.

Les Mitki, incarnation de la bohème leningradoise
Apparu au début des années 1980 dans des cercles plutôt fermés, ce groupe d'artistes qui se sont d'abord exprimés par le dessin, a pendant un certain temps été considéré comme l'une des manifestations les plus vivantes de l'art de la Russie post-soviétique. Les Mitki, du nom d'un de leurs membres fondateurs, Dmitri Chaguine, ont rapidement obtenu une reconnaissance dans le pays entier et hors de Russie : leurs dessins ont été édités dans des revues, des expositions leur ont été consacrées, ils se sont vu proposer la décoration de bus municipaux…
Cette assemblée de « frères et sœurs », à la ville chauffeurs de taxi ou gardiens de nuit, qui écrivaient des vers, peignaient des fresques, inventaient une langue nouvelle, composée de suffixes, diminutifs et longues citations tirées d'œuvres cinématographiques, a véhiculé une philosophie de la vie et de la transition, basée sur le positivisme, l'optimisme et la bonté des relations humaines, le tout empreint d'une naïveté recherchée, prônant la capacité à s'extasier de tout, avec tempérance. Proches de la philosophie de Candide, considéré par eux comme le meilleur Mitek, ils ont reformulé son credo, affirmant que « ceux qui prétendent que tout est bien disent des bêtises, il faut dire que tout va pour le mieux ! »
La bohème leningradoise, puis pétersbourgeoise, a allègrement mêlé la confusion des genres artistiques : ainsi les Mitki, proches des mouvements rocks locaux, ont produit avec eux en 1995 un album intitulé Mitkovskaïa tichina (Le silence des Mitki, allusion à la célèbre prison moscovite où a été beaucoup plus récemment incarcéré M. Khodorkovski, Matroskaïa tichina).
C'est à cette période également qu'ont été organisés les premiers happenings, calqués sur le modèle occidental, symbole de l'appropriation de l'espace public. A plusieurs reprises, des artistes locaux ont procédé, durant la période des nuits blanches, à des accrochages de leurs œuvres picturales sur l'asphalte des ponts de la Neva qui s'ouvraient au milieu de la nuit, créant une salle d'exposition temporaire géante. Rockers, stylistes et autres artistes étaient présents, participant à l'événement pour en faire une manifestation d'art total.

Défiance vis-à-vis de l'Occident
A leurs débuts, tous ces artistes se définissaient en opposition au pouvoir soviétique. La méthode des Mitki, par exemple, n'était pas le combat violent, mais le sabotage calme et joyeux. D'autres, notamment parmi les rockers, ont connu plus de déboires, jusqu'à voir parfois leur groupe démantelé.
Au milieu des années 1980, on a pu constater que les jeunes leningradois délaissaient le rock étranger pour lui préférer des groupes russes, qui s'exprimaient dans leur langue et traduisaient des préoccupations qui étaient les leurs, avec un recul et une ironie -parfois proches du nihilisme- dans lesquels ils se reconnaissaient. Certains ne s'y sont pas trompés qui, en défendant le rock soviétique, y ont vu un moyen sérieux de faire contrepoids à l'influence « négative » de l'Occident.
Avec l'arrivée des réformes et le changement radical du contexte de vie, l'approche des Mitki s'est facilement moulée à la nouvelle donne. Lorsque leur réputation a dépassé les frontières et qu'ils ont commencé à se produire à l'étranger, ils ont porté sur l'Ouest un regard tout aussi bienveillant, mais vaguement condescendant, qui tranchait avec le complexe russe des premières années de l'ouverture. De même, certains groupes de rock se sont frottés au système occidental, allant jusqu'à sortir des albums en anglais, restant un ou deux ans aux Etats-Unis…
Mais la plupart d'entre eux sont rentrés en Russie et ont fait de la ré-appropriation de leur culture un motif de fierté : nés d'une tradition d'opposition, ils sont finalement restés méfiants vis-à-vis de l'autorité, qu'elle soit politique ou financière. Se faire financer par une compagnie occidentale revenait en un sens à se laisser pervertir, vendre son âme et y perdre son identité. La plupart des artistes leningradois qui se sont fait un nom sur la scène pétersbourgeoise s'avèrent finalement les chantres d'une forme de patriotisme local, au nom de la pureté de leur art préservé.

vignette : Viktor Tsoï et son groupe vers 1987  (http://oldtimewallpapers.com/en/music/8179_Viktor-Tsoi.html).

 

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