Lutte, mémoire et résistance : les combats de Sergey Parkhomenko (1/2)

Depuis des années, le militant russe Sergey Parkhomenko mène des combats en apparence fort différents mais qui visent un seul but : ramener en Russie les valeurs de l’éthique, de la vérité et de la liberté.


Sergey ParkhomenkoDans cet entretien exclusif accordé à Regard sur l’Est, Sergey Parkhomenko évoque trois initiatives audacieuses qu’il porte et qui visent le paysage académique, mémoriel et médiatique en Russie : lutte contre la fraude académique avec Dissernet, préservation de la mémoire des victimes soviétiques avec Posledny Adres (Dernière adresse) et soutien aux journalistes indépendants avec Redkollegia.

Vous êtes le créateur et coordinateur de plusieurs projets civiques : pouvez-vous nous parler de l’initiative Dissernet et de son rôle dans le contexte politique actuel en Russie ?

Sergey Parkhomenko : Bien sûr, les initiatives que je coordonne sont distinctes, opérant dans des domaines variés et poursuivant des objectifs divers. Parlons d’abord de Dissernet. Il s’agit d’une communauté regroupant des chercheurs, des universitaires, des enseignants du supérieur en Russie, des journalistes et des experts engagés dans la lutte contre les fraudes, les falsifications et les violations de l’éthique scientifique, en mettant particulièrement l’accent sur le plagiat.

Dissernet est née précisément pour contrer le plagiat, une pratique malheureusement répandue dans les milieux académiques russes, en particulier au niveau du doctorat. En Russie, le titre de « docteur » confère un prestige considérable, surtout dans le domaine politique. Malheureusement, de nombreuses personnalités influentes (députés, gouverneurs, procureurs, juges, généraux, entrepreneurs célèbres, etc.) détiennent des doctorats acquis frauduleusement. Nous avons donc rassemblé un réseau de chercheurs pour démêler le vrai du faux, en développant des outils automatisés tout en soulignant l’importance de l’expertise humaine. Rien ne pourra jamais remplacer le travail humain. Il revient toujours à l’expert de définir si la thèse est plagiée ou non !

Comment Dissernet s’attaque-t-elle au plagiat ?

Dissernet ne se limite pas aux thèses de doctorat, mais s’intéresse aussi aux publications scientifiques, où un lucratif marché de droits d’auteurs existe. Nous surveillons également les éditeurs vendant de fausses thèses de doctorat. Le mouvement Dissernet repose sur un réseau décentralisé humain, dépourvu de base juridique formelle, ce qui lui permet de survivre depuis 2013. Notre slogan, « Quand il n’y a pas de tête, il n’y a rien à arracher », reflète cette structure décentralisée, rendant difficile toute attaque ciblée de la part du pouvoir.

Les fondateurs de Dissernet sont identifiés, mais les experts du réseau demeurent anonymes. Chaque nouvelle expertise publiée accroît notre nombre d’opposants, ceux qui nous détestent vraiment. Cependant, une fois les expertises publiées, nous entamons systématiquement des procédures officielles pour contester les titres frauduleux auprès des organismes académiques. La plupart du temps, nos actions aboutissent à l’annulation des titres provenant de travaux plagiés, accumulant ainsi des centaines de réussites dans l’annulation de grades de docteur.

Comment évaluez-vous l’impact de Dissernet sur l’éthique scientifique en Russie ?

Il est significatif. Sur notre site, nous publions des milliers d’expertises réalisées par notre communauté de savants, exposant les fraudes académiques, faux doctorats et publications scientifiques, dévoilant un business juteux où l’on peut acheter les droits d’auteur de divers travaux. Nous avons contribué à jeter une lumière crue sur l’éthique scientifique en Russie.

Quels sont les défis auxquels Dissernet est confronté dans le contexte politique actuel ?

Le principal défi réside dans le caractère décentralisé et non structuré de notre mouvement. Cela crée des obstacles en termes de visibilité et de légitimité : sans entité formelle, il est difficile de participer à des discussions officielles ou d’influencer les politiques de réforme académique. Cependant, cette structure anarchique est aussi notre force, car elle rend ardue toute tentative du pouvoir de nous réduire au silence.

Nous sommes déterminés à poursuivre notre mission, à mettre en lumière les violations de l’éthique scientifique et à promouvoir la transparence académique en Russie. Nous espérons que notre travail contribuera à susciter des réformes significatives dans le système éducatif et scientifique. Bien que nous soyons confrontés à des défis, nous croyons en la puissance de la vérité et de l’intégrité académique pour créer un impact durable.

Notre message est clair : la vérité et l’intégrité scientifique sont des piliers essentiels d’une société prospère. Dissernet continuera de jouer son rôle, encourageant la responsabilité individuelle et la coopération pour défendre l’éthique académique en Russie. Nous sommes un mouvement de citoyens engagés, prêts à affronter les défis pour un avenir académique plus transparent et honnête.

Sergey Parkhomenko

Pourriez-vous décrire l’initiative Posledny Adres ?

Posledny Adres a débuté en 2014 et s’inscrit dans une perspective historique, visant à restaurer la mémoire des victimes des répressions politiques durant la période soviétique. Cela englobe les répressions staliniennes des années 1930-40 ainsi que toutes les autres, de la révolution bolchévique à la fin de l’URSS. Contrairement à Dissernet, Posledny Adres a enregistré une fondation auprès du ministère de la Justice. L’objectif est concret : placer des plaques commémoratives sur les façades des maisons correspondant aux dernières adresses connues des victimes identifiées, révélant ainsi leur histoire particulière.

Posledny Adres s’inspire bien sûr du programme européen Stolpersteine, qui commémore les personnes persécutées par le nazisme en déposant des « pavés du souvenir ». Nous partageons l’idée d’un monument commémoratif « pixélisé », composé de petits éléments disséminés sur un vaste territoire, formant un réseau mémoriel collectif. Nous nous distinguons par le contexte russe spécifique, marqué par les répressions soviétiques.

Comment réalisez-vous vos enquêtes et quelles sont vos sources d’information ?

Nous répondons aux demandes reçues sur le site internet de l’organisation. Les requérants s’appuient souvent sur des archives familiales. Une fois l’enquête lancée, toutes sortes de sources sont mobilisées, allant des archives officielles aux bibliothèques publiques, en collaboration étroite avec l’ONG russe Memorial (dissoute en Russie fin 2021, prix Nobel de la paix 2022) réputée pour son engagement dans l’étude du passé totalitaire soviétique. Chaque plaque déposée résulte d’un travail approfondi de recherche, de collecte de données et d’analyse.

À quoi ressemblent les plaques posées par Posledny Adres et quelles sont les négociations nécessaires à ce processus ?

Chaque plaque, au format carte postale (11x19), contient un texte concis relatant l’histoire de la victime : nom, prénom, année de naissance, date d’arrestation, cause du décès et date de réhabilitation. Les textes sont publiés sur le site de Posledny Adres. La pose de chaque plaque nécessite une négociation avec les occupants des édifices, car la façade appartient à quelqu’un. L’objectif est d’obtenir la permission d’installation en expliquant clairement les intentions du projet.

Plaques posées par Posledny Adres

Plaques posées par Posledny Adres (crédit : https://www.poslednyadres.ru/)

Quel est l’impact de cette démarche et quelles sont les réactions lorsque vous posez ces plaques ?

Depuis décembre 2014, nous avons installé 1 600 plaques dans 67 villes et villages en Russie, en traitant plus de 3 000 demandes. Chaque plaque porte le témoignage d’une victime spécifique, contribuant à la préservation de la mémoire historique.

L’adhésion n’est pas totale. Si certains refusent catégoriquement le régime de Staline, d’autres souhaitent tourner la page et éviter de parler de l’URSS. Il y a également des personnes méfiantes, doutant de l’innocence des victimes. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’initiative est devenue la cible d’attaques massives, provenant à la fois des « blancs » et des « rouges » pour reprendre la terminologie de la révolution russe, utilisant des arguments divers pour remettre en question le projet. L’initiative fait face à des actes de vandalisme à une échelle sans précédent, soulignant la complexité des enjeux mémoriels en Russie. La guerre a créé un environnement hostile, où des arguments contradictoires émergent.

Nous restons néanmoins résolus à poursuivre ce travail pour préserver la mémoire collective et promouvoir la réflexion sur la responsabilité de l’État et la valeur de la vie humaine. Posledny Adres reste résilient dans son engagement envers la vérité historique et joue un rôle crucial pour l’ouverture d’un débat historique, offrant des témoignages concrets sur les victimes des répressions soviétiques.

Carte des plaques posées

Carte des plaques posées (crédit : https://www.poslednyadres.ru/)

Pouvez-vous maintenant nous présenter l’initiative Redkollegia ?

Redkollegia consiste en un réseau informel de journalistes. Tout a commencé avec un projet de prix indépendant, initié en 2016 par la famille Zimine pour soutenir les journalistes indépendants. Chaque mois, trois journalistes lauréats reçoivent une enveloppe de 10 000 $ au total, mettant l’accent sur les investigations, les grands reportages et les grandes interviews. Le prix ne récompense jamais les papiers d’opinion, les chroniqueurs ou les éditorialistes.

Ce prix apporte un soutien financier significatif à des journalistes indépendants et met en lumière leur travail d’investigation et de reportage. Malgré le nombre croissant de journalistes russes contraints à l’exil en raison des pressions politiques, le prix persiste.

Comment identifiez-vous les travaux journalistiques que vous distinguez ?

Redkollegia a mis en place un mécanisme de surveillance pour recueillir les meilleurs travaux journalistiques sur la Russie. Ce processus titanesque permet au jury de sélectionner des lauréats chaque mois. En plus du prix, cette activité a donné naissance à une communauté de journalistes russes indépendants, qui organisent désormais des conférences, des colloques et des séminaires. Cette communauté est devenue l’une des plus grandes de journalistes russes non contrôlés par l’État.

Lauréats de Redkollegia.

Crédit : https://redkollegia.org/laureates.

Comment Redkollegia fait-elle face aux pressions politiques croissantes ?

De nombreux journalistes, y compris l’initiateur de Redkollegia, ont été contraints à l’exil. Pour ma part, j’ai quitté la Russie en avril 2021, alors que les perquisitions pleuvaient dans mon entourage. Mon activité de journaliste m’a valu plusieurs arrestations et interrogatoires. J’ai finalement pris la décision de partir, et je n’ai pas pu revenir en Russie depuis. J’avais mon émission, « L’essentiel des faits », en direct à la radio libre Ekho Moskvy (Écho de Moscou) depuis plus de 19 ans. La radio a d’ailleurs été fermée peu après le déclenchement de la guerre.

Depuis 2016, Redkollegia persiste néanmoins et continue d’attribuer des prix et d’élargir son impact en créant une communauté dynamique de journalistes indépendants. L’idée de créer une ONG est également en cours d’exploration, dans l’idée de renforcer encore l’impact de l’initiative et de consolider cet espace unique pour les professionnels du journalisme, leur permettent aussi d’échanger sur les difficultés spécifiques de leur métier. Les défis actuels, notamment l’exil de certains membres, sont confrontés collectivement. Les conférences, colloques et séminaires organisés par Redkollegia sont des forums essentiels pour aborder ces enjeux et renforcer la solidarité au sein de la communauté.

En dépit des obstacles, Redkollegia continuera d’être une force motrice pour la promotion du journalisme d’information en Russie, favorisant l’indépendance et la liberté d’expression dans le domaine journalistique. Notre message est celui de la persévérance.

 

Vignette : Sergey Parkhomenko.

 

* Assen Slim est économiste, professeur des universités (INALCO). Blog

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Assen SLIM (2024), « Lutte, mémoire, et résistance : les combats de Sergey Parkhomenko », Regard sur l'Est, 29 janvier.

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