Macédoine: La gestion du domaine forestier dans un cadre institutionnel fragile

Le démembrement de la République fédérale de Yougoslavie, les conflits qu’il a générés, et surtout le changement du système politique passant d’une gestion étatique centralisée vers une gestion décentralisée de type démocratie libérale ont eu des répercussions dans l’ensemble de la société macédonienne, y compris dans l’administration du domaine forestier.


Bois coupé, légalement ou plus vraisemblablement illégalement, près du village de Tanouchevtsi en Macédoine dans le massif du Skopska Crna Gora (Joe Herzbrun, septembre 2012)Contribuant à seulement 0,3-0,5 % du PIB de la Macédoine, la forêt ne joue qu’un rôle marginal dans l’économie du pays. Le Rapport de suivi de 2012 de l’Union européenne concernant la Macédoine ne fait aucune mention du domaine forestier[1]. Néanmoins, du fait de ses multiples ramifications, la gestion de ce patrimoine est un bon reflet des capacités réelles de gouvernance des autorités, aussi bien au niveau politique, qu’institutionnel et sociétal.

La forêt macédonienne: un patrimoine morcelé

Les forêts couvrent près de 40 % du territoire de la Macédoine, une proportion largement supérieure à celle des pays voisins. La majeure partie des terres boisées (71 %) sont cependant dégradées. Et l’exploitation forestière ne concerne que moins de 40 % de la surface des forêts du pays[2].

À l’heure actuelle, l'État possède 90 % des massifs forestiers. Alors que la part des forêts privées (10 %) dans le total des ressources forestières devrait augmenter en raison du processus de dénationalisation ainsi que de la mise à jour du cadastre, cette évolution est plus que ralentie et de nombreux propriétaires, notamment les résidents des régions périphériques, ne disposent toujours pas de titres de propriété[3].

La modernisation et la professionnalisation du secteur forestier sont donc des enjeux majeurs. En Macédoine, le propriétaire moyen d’un domaine forestier privé est un homme âgé de 50 ans, agriculteur ou éleveur, rarement engagé à temps plein dans le secteur forestier, ayant une connaissance limitée de la gestion forestière, ne disposant pas d’un plan d'aménagement de sa propriété forestière, ayant beaucoup de difficultés à obtenir une quelconque aide des institutions étatiques, et coupant du bois essentiellement à des fins de consommation personnelle (bois destiné au chauffage individuel). Il ne dispose pas de ressources forestières suffisamment importantes pour pouvoir les gérer à des fins multiples en liaison avec les services environnementaux dans le cadre d’un développement économique rural coordonné[4].

Quant aux forêts propriétés de l'État, elles sont traitées directement ou indirectement par un enchevêtrement d’institutions publiques aux activités non coordonnées, dont le ministère de l’Agriculture et des Forêts (notamment le département et l'inspection des Forêts), le ministère de l'Environnement, l’Agence forestière publique Makedonski Sumi, ainsi que les parcs nationaux et les terrains de chasse. Alors que les 30 branches locales de l’Agence forestière sont responsables de la gestion et de la coupe du bois dans les forêts qui sont propriété de l'État, elles sont indépendantes du contrôle des autorités forestières au sein du ministère de l'Agriculture. Elles expriment potentiellement des points de vue divergents du ministère dans les conflits avec les propriétaires privés. Il en est de même de la gestion de Jasen, une réserve naturelle de 320 km2 dans la région de Skopje qui dépend directement du Premier ministre. Cet ancien terrain de chasse secret fut dévolu aux élites politiques par la Yougoslavie socialiste. À l’heure actuelle, Jasen, trésor de biodiversité sauvage, auquel le public a un accès très limité, a des fonctions multiples, notamment la chasse de prestige.

Une gestion institutionnelle inadéquate de la filière du bois

Les données collectées ayant trait à la gestion forestière manquent toujours de précision. Les autorités n’étant capables d’avancer que des estimations, toute planification ou évaluation chiffrée est impossible. Il n’y a notamment aucune donnée fiable sur les quantités de bois coupées par les propriétaires privées, alors que l’évaluation des coupes illégales dans le pays ne peut se faire que par la comparaison entre les quantités de bois légalement produites et les estimations du volume de bois jugé nécessaire pour le chauffage. En conséquence, la stratégie gouvernementale pour le développement des forêts est essentiellement déclarative. En pratique, l'ancien système de gestion étatique de la forêt a été détruit et un nouveau système décentralisé n’a pas pour l’instant été mis en place.

Ces manquements ont des répercussions au niveau environnemental. Aujourd’hui, la Macédoine n’est notamment pas capable de traiter de questions liées à la dégradation des sols et des forêts. La surexploitation sans replantation conduit à des glissements de terrain dans un pays où les massifs forestiers se trouvent essentiellement dans les zones montagneuses.

Les insuffisances dans le développement d’une stratégie pour la forêt se retrouvent aussi dans la politique énergétique et reflètent l’état de pauvreté général du pays. Alors que l’utilisation du bois brut pour le chauffage a une efficacité énergétique limitée, quelque 73 % des ménages continuent à se chauffer de cette manière, y compris de nombreux résidents urbains ou périurbains. Ceux-ci brûlent les bûches dans des poêles traditionnels, les résidus du bois étant pas ou peu utilisés. À l’automne, aux abords des villes, des marchés ad hoc de bois apparaissent. Aussi, 75 % du bois coupé –essentiellement du hêtre et du chêne– est utilisé pour le chauffage, alors que cette utilisation a une valeur ajoutée réduite en comparaison avec son usage dans l’ameublement.

En outre, la population du pays n’est pas sensibilisée de manière appropriée quant à son rôle et à sa responsabilité dans la protection de l'environnement, et notamment des forêts[5]. En juillet et août 2007, quelque 40 000 hectares de forêts ont été dévastés par des incendies sauvages, suite aux négligences des populations locales et à une mauvaise gestion publique de l’espace naturel, facteurs aggravés par des températures anormalement élevées. Le combat contre les incendies a notamment souffert de l’absence de coordination entre les services centraux de l’État et les communautés locales désorganisées. Depuis, des campagnes gouvernementales de reboisement, notamment de faux acacias et de cyprès, très médiatisées, ont été organisées deux fois par an au cours de « Journées de l'arbre –planter votre avenir ». Pour les experts internationaux, ces campagnes sans stratégie durable sont plus que critiquables[6]. Rien n’est notamment fait pour encourager l’intervention de la société civile, surtout en zones rurales où les organisations non gouvernementales étroitement dépendantes du soutien financier de la communauté internationale, sont peu actives. Avec le démembrement de la Yougoslavie et la disparition des Jeunes Pionniers communistes, seules les associations de grimpeurs semblent porter un intérêt particulier aux zones forestières et montagneuses.

Facteur de stabilité sociale et économique à court terme : la mafia forestière

La forêt et le secteur agricole dans son ensemble jouent un rôle clé dans la stabilité sociale et économique de tous les pays des Balkans occidentaux. En Macédoine, ce secteur contribue à l’emploi et au revenu, ainsi qu’à l'autosuffisance alimentaire des populations rurales, dont la majorité travaille dans l'agriculture. L'emploi agricole est généralement saisonnier et près de la moitié des personnes qui travaillent dans ce domaine ne sont pas rémunérées. Il sert donc de tampon social et économique, contribuant ainsi à réduire la pauvreté[7], en sus des transferts de fonds des membres des familles travaillant à l’étranger.

Les salaires étant très bas –le salaire moyen est de 350 euros alors que le taux de chômage est de 32 %–, les citadins demeurent eux aussi dépendants pour survivre au quotidien de produits agricoles qui viennent souvent des fermes familiales. Or, les populations rurales appauvries qui ne sont pas insérées dans un filet social sont soumises à une économie agricole souvent illégale, notamment celle centrée sur le trafic de bois de chauffage, et dont ils ne sont pas maîtres[8]. On estime que 25 % de la coupe illégale de bois provient du domaine forestier privé. Les 75 % restant seraient aux mains de « mafias forestières » travaillant main dans la main avec les agences forestières. Selon la police des forêts, un mètre cube de bois de chauffage coupé légalement est évalué à 50 euros. Sur le marché noir le prix peut tomber à 35-40 euros, le chauffage représentant une des principales dépenses des ménages[9].

En outre, la coupe de bois illégale est une activité très rentable dans la mesure où la demande de bois de chauffage dépasse largement l'offre légale. D’aucuns évaluent ainsi à plus de 35 % (certains avancent même 50 %) l’exploitation illégale du bois dans la production du pays. Les revenus annuels seraient estimés en dizaines de millions d’euros dont une grande partie bénéficierait au financement des partis politiques. Ces derniers sont essentiellement des lobbies à caractère économique, qui savent bien se servir des populations rurales marginalisées en jouant sur des préceptes nationalistes. Alors que le nombre des « mafias forestières » aurait diminué, celles toujours actives, bénéficiant de soutiens politiques, auraient dernièrement augmenté en puissance et en influence.

Les autorités, au premier plan desquelles la police des forêts et les agences forestières mais aussi la police régulière et des frontières, sous équipées, mal structurées et inaptes opérationnellement, sont tenues pour responsables de l’échec des réformes structurelles qui engagent leurs institutions. À ce jour, seuls quelques individus isolés, ayant coupé illégalement du bois à des fins de consommation personnelle, ont été traînés devant les tribunaux. En effet, les autorités forestières, police des forêts et agences forestières, sont incapables de contrôler certaines régions où la coupe illégale de bois se fait au grand jour. Dans les régions montagneuses frontalières avec le Kosovo, certains ex-membres de l’Armée de Libération nationales (NLA), bien armés et reconvertis dans cette activité, profitent d’un état de non droit et d’une région qui bénéficient de la proximité du marché urbain et périurbain des villes de Skopje, Tetovo et Kumanovo. En 2005, un garde-forestier et un membre de l’agence forestière ont été assassinés près du village de Matejce dans la municipalité de Lipkovo, frontalière avec le Kosovo.

L’administration du domaine forestier offre ainsi une image désastreuse de la Macédoine. Alors que la forêt pourrait être au centre d’un développement rural basé sur l’éco-tourisme et la réduction de la pauvreté dans un pays qui possède un paysage montagneux très attractif, sa gestion pèche par manque de transparence et par apathie des institutions publiques et de la société dans son ensemble. Le projet transfrontalier du bassin du lac de Prespa (sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO) développé dès la fin des années 1990 en coopération avec l’Albanie et la Grèce et intégrant fortement les populations locales en vue d’un tourisme durable, n’a pas fait d’émules ailleurs. Les groupes politiques et mafieux locaux n’y ont vraisemblablement aucun intérêt. Seules les associations de propriétaires privés récemment créées pourraient à terme représenter une menace pour ces derniers.

Notes :
[1] « Stratégie d'élargissement et principaux défis 2012-2013 », Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Bruxelles, 10 octobre 2012 COM(2012) 600 final, p.5.
[2] Kiril Popovski, « Biomass Energy Europe, Illustration case for FYR Macedonia », septembre 2010.
[3] Miriam Markus-Johansson, « Illegal Logging in South Eastern Europe », Regional environnemental Center, septembre 2010 ; Joe Herzbrun, « Stabiliser la frontière entre la Macédoine, le Kosovo et la Serbie », Regard sur l’Est, 15 décembre 2012.
[4] « FAO Regional Workshop : ‘Supporting non-state forestry in South East Europe’ », Skopje, FYR Macedonia, 12-14 novembre 2012.
[5] Emelie Dahlberg, « Macedonia -Environmental and Climate Change Policy Brief », Department of Economics, University of Gothenburg, 4 mai 2009.
[6] Sinisa Jakov Marusic, « Macedonia’s Tree Campaign Puts Down Roots », Balkan Insight, 24 novembre 2011.
[7] Emilie Dahlberg, op. cit..
[8] Joe Herzbrun, op. cit..
[9] Cf. les articles du site web Scoop géré par l’Association danoise de journalisme d’investigation (FUJ) et financé par les ministères danois et suédois des Affaires étrangères.

* Joe HERZBRUN, pseudonyme de l’auteur employé dans les Balkans dans une organisation internationale.

Vignette : Bois coupé, légalement ou plus vraisemblablement illégalement, près du village de Tanouchevtsi en Macédoine dans le massif du Skopska Crna Gora (Joe Herzbrun, septembre 2012).

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