Mistral: Quels intérêts pour la Russie?

Le probable contrat de vente de quatre bâtiments français de type Mistral à la Russie fait couler beaucoup d'encre en Europe. Dans la tourmente des passions que suscite ce dossier, l'inébranlable volonté de Moscou suggère que la Russie a tout intérêt à acquérir ces navires auprès de la France.


Mistral en pleine merA un moment où la Fédération, à l'image de sa Marine, tente de reconstruire sa puissance, le dossier Mistral illustre en effet les aspirations d'une Russie en quête d'influence, entre temps longs géopolitiques, conjoncture économique et besoins tactiques.

Lorsqu'on évoque l'affaire de la vente des Mistral français à la Russie, l'image qui frappe d'abord l'esprit est celle de la guerre en Géorgie. Il y a un an, l'amiral Vyssotski, commandant en chef de la Marine russe, avait ainsi déclaré qu'avec un bâtiment de ce type, les opérations d'août 2008 n'auraient duré que 40 minutes au lieu de 48 heures. Cette affirmation a bien entendu exacerbé les craintes de gouvernements baltes ou géorgien inquiets d'une réaffirmation russe qui passerait par l'usage de la force armée. Dans les pays occidentaux, l'affaire divise également. L'Alliance atlantique voit d'un mauvais œil que Paris, qui a rejoint il y a peu le commandement intégré de l'organisation, passe de si « juteux » contrats avec une Russie qui affirme dans sa doctrine militaire de février 2010 que l'Otan reste une menace pour sa sécurité. Car, pour la France, l'enjeu est de taille : les Mistral représentent certes une manne économique considérable pour les chantiers navals de Saint-Nazaire, mais ils devraient permettre également d'amorcer un « partenariat privilégié » avec la Russie, deux ans après la médiation de la présidence française de l'Union européenne dans l'affaire géorgienne.

Seulement, Moscou semble vouloir dicter ses propres termes au contrat. Si les deux parties s'accordent parfaitement sur un nombre de quatre Bâtiments de Projection et de Commandement (BPC) de type Mistral que la Russie veut acquérir, des imprécisions importantes demeurent. La France souhaiterait ainsi produire chez elle deux des quatre BPC, qui seraient livrés sans arme et sans matériel. De son côté, la Russie entend ne se faire livrer qu'une seule unité, les trois autres pouvant être construites in situ aux termes d'importants transferts de technologies.

L'insistance de la Russie à vouloir traiter avec la France plutôt qu'avec ses concurrents espagnols et hollandais (qui proposent le même type de bâtiments, mais plus petits) a alimenté les discussions dans les médias russes, et le choix du Mistral, défendu par le Kremlin et le chef d’État-major de la Marine russe, ne fait pas l'unanimité. Pourtant, au-delà des critiques (le Mistral serait par exemple inadapté aux missions en climat polaire), Moscou a de solides intérêts à traiter avec Paris sur ce dossier, que ce soit en termes tactiques, stratégiques, géopolitiques ou économiques.

Entre mers fermées et recul des frontières russes: des intérêts stratégiques

Comprendre l'intérêt que Moscou peut avoir à disposer de tels bâtiments, c'est d'abord comprendre la réalité structurelle de l'enclavement maritime russe. Symbole de modernité depuis qu'elle fut concrétisée par Pierre le Grand, la maîtrise des mers n'est pas en Russie une condition sine qua non à la puissance de ce vaste ensemble continental que Mackinder[1] nommait « l'île slave ». Néanmoins, de Semenov-Tian-Chansky[2] à l'amiral Gorchkov[3], la mer a été théorisée, rationalisée dans une perspective de domination qui répond à l'ambition de rivaliser avec les grandes thalassocraties occidentales. Cependant, la réalité géographique a enfermé la Russie dans un carcan de glaces au nord, et de mers fermées par des détroits au sud (mer Noire), à l'est (mer du Japon) et à l'ouest (mer Baltique). C'est justement en raison de la nature continentale de sa puissance que la Russie se doit, depuis des siècles, de maîtriser ces mers fermées. Le contrôle des détroits permettrait finalement à la Russie de verrouiller ses immenses côtes libres de glace avant de s'élancer sur les océans lointains et de compter d'avantage dans les échanges et le concert des nations.

Les bouleversements de 1991, s'ils ont sérieusement entamé la présence effective de la Russie dans ces mers fermées, n'ont cependant pas sonné le glas de ces pensées inscrites dans le temps long de la géopolitique. Au lendemain de la chute de l'URSS, la Russie s’est certes repliée sur ses guerres et ses séparatismes, tournant par la force des choses le dos à la mer. Mais le renouveau poutinien de cette Fédération qui redécouvre depuis 2000 son potentiel diplomatique et énergétique a généré des réformes de fond pour un secteur naval agonisant. Alors que la doctrine maritime russe reprend les tendances lourdes de maîtrise des mers fermées, la Russie entend rebâtir -à la place des territoires perdus en 1991- un espace d'influence face à l'avancée de l'Otan et aux révolutions de couleur. Le soutien aux minorités sud-ossètes, russes d'Ukraine ou abkhazes répond à cette logique qui consiste à poser à ces nouvelles nations centrifuges conçues sur les ruines impériales le dilemme de leur projet national.

L'ambition russe ne serait dès lors aucunement d'acquérir la puissance militaire gigantesque que requerrait le contrôle direct de certains Etats qui bordent la mer Baltique ou la mer Noire, mais bien d'y substituer une influence politique qui permettrait à Moscou de peser dans ces zones périphériques désormais largement bordées par des puissances attachées à Bruxelles (Otan ou UE).

Besoin d'un nouvel outil tactique

Par leurs applications tactiques, les BPC permettraient à la Russie de soutenir ce projet stratégique. Voulu par la France à un moment de changement total de paradigme géostratégique (au moment où les armées françaises cessent de « regarder vers l'Est »), le BPC incarne une nouvelle génération de bâtiments conçus pour les opérations multinationales, civilo-militaires ou asymétriques. Le Mistral est alors pensé comme une force amphibie de nouvelle génération, prolongeant durablement l'autonomie d'une opération de projection en maintenant un commandement à la mer. Le BPC comporte en effet des structures chirurgicales complètes, en plus de vastes espaces destinés à recevoir des troupes ou des civils, alors qu’ont été prévues les infrastructures informatiques pour accueillir à tout moment un Poste de commandement au niveau opératif embarqué (PCNOE), qui constitue un « état-major » flottant capable de diriger l’ensemble d’une opération de projection loin des bases.

Ces capacités ont intéressé la Russie à un moment où sont étudiés en profondeur les retours d'expériences des opérations menées durant l’été 2008 en Géorgie. Il est clair qu’à cette époque, les armées russes qui sont entrées en Ossétie du Sud ont manqué d’une certaine coordination, manque lié à des insuffisances de communication ou de coopération entre les corps d’armée. Par exemple, « au niveau tactique, les officiers ont souffert d'un manque de moyens de communication modernes, ayant souvent recours aux téléphones portables, et ce même pour demander des frappes d'artillerie »[4]. Ces insuffisances auraient pu être comblées par une infrastructure moderne de commandement et de coordination disposant des moyens de communication adéquats.

Mais, au-delà de l'expérience géorgienne, le BPC fournirait à la Marine russe l'instrument qui sied aux ambitions géopolitiques de Moscou. Le chef d'Etat-major de la Marine russe, fervent défenseur de l'achat de BPC français, est également lecteur de Mahan[5]. Le concept clé de ce stratège américain du début du 20e siècle est celui du Sea Power, qui détermine l'importance capitale de la maîtrise des mers non seulement en termes tactiques ou stratégiques, mais également au niveau politique. Pour Mahan, un bâtiment de guerre est avant tout l'incarnation de la puissance de l’État dont le but ultime est d'influencer les rapports de forces à terre. Dans cette optique, le caractère multimodal des BPC, la possibilité d'employer l'unité à des fins militaires comme civiles dans un large rayon d'action peuvent être un atout majeur pour une Russie qui entend à nouveau utiliser la mer comme instrument de ses ambitions. Dans les mers fermées, en Extrême-Orient ou sur cet « océan mondial » que la doctrine maritime russe définit comme le lieu de la mondialisation, Moscou pourra disposer d'un bâtiment autonome et adapté au nouveau contexte géostratégique, alors que la marine de guerre russe reste essentiellement composée d'unités conçues à une époque où la guerre contre l'Ouest apparaissait comme l'objectif ultime.

Une bouffée d’oxygène pour les chantiers navals et l’économie russes

Malgré ces ambitions, la situation de la flotte et du secteur naval russes reste précaire. Certes, on ne se relève pas facilement de deux décennies de misère budgétaire extrême, alors qu’une partie des matériels « sauvés » du naufrage soviétique sont rendus obsolètes par les bouleversements géostratégiques. Mais on se relève encore moins facilement de la disparition des savoir-faire tactiques ou relevant de la construction navale. La refonte, annoncée par Vladimir Poutine en 2006, de la totalité des chantiers navals russes a été véritablement vécue comme un renouveau. Abandonnés à leur sort depuis 1991, les bureaux de conception et chantiers, dont l’organisation est directement issue du système soviétique, sont regroupés au sein d’une OAO (Otkrytoie Aksionernoïe Obchtchestvo, forme juridique russe se rapprochant de l’open joint company), nommée OSK (Consortium unifié des chantiers navals). Mais plus qu’une simple concentration d’activités, cette structure hybride mi-publique mi-privée, est pensée comme un instrument de renouveau puisant sa force dans la rente énergétique. Alors que la construction de bâtiments de guerre n’est jamais économiquement rentable pour un Etat, il s’agit ici de financer le secteur militaire en hissant OSK au rang de leader mondial dans certaines « niches » d’activités civiles (notamment les méthaniers ou les plateformes de forage) irriguées par les besoins en équipement des Gazprom et autres Rosneft. Mais cette rente ne saurait en rien remplacer les savoir-faire perdus ces vingt dernières années. En janvier 2010, le Kremlin déclarait ainsi que la Russie devait impérativement procéder à des transferts massifs de technologies afin de recréer ses industries irriguées par la rente énergétique. Le transfert de technologies françaises dans le cadre du contrat de vente des BPC permettrait ainsi à la Russie de recomposer certains savoir-faire, expliquant d'ailleurs l'insistance russe à vouloir construire trois unités en Russie au lieu des deux demandées par la France. A cet égard, le président Medvedev a insisté lors du sommet économique de Saint-Pétersbourg de juin 2010 sur la nécessité pour la Russie de passer ce contrat uniquement dans le cadre d'un important transfert de technologies.

Un exemple de Realpolitik

Il est clair que le choix russe d'acheter des Mistral ne procède aucunement d'une relation privilégiée entre la France et la Russie, quand bien même les deux pays célèbrent actuellement l'année croisée franco-russe. Mais si les caractéristiques du bâtiment s'accordent avec les ambitions russes, le choix de la France comme partenaire constitue un atout que Moscou n'aurait pu trouver chez les fournisseurs espagnols ou hollandais. Trois ans après les opérations en Ossétie du Sud, deux ans après le gel du processus ABM (radars Anti Balistic Missiles qui devaient initialement être déployés par l'armée américaine en Pologne et en République tchèque pour parer à une éventuelle attaque balistique iranienne), un an après la réintégration par la France du commandement intégré de l'Otan, la Russie est aujourd'hui dans une posture nouvelle en Europe. La proposition faite par Dmitri Medvedev d'un nouveau traité de sécurité européenne se place dans cette optique de dialogue et de volonté de peser dans une Europe divisée par la crise. Le dossier Mistral est alors pour Moscou un bon moyen de sonder les opinions et gouvernements européens encore marqués par la crise géorgienne d'août 2008.

[1] Halford John Mackinder était un géopoliticien britannique (1861-1947), connu principalement pour sa théorie du Heartland (le cœur des terres, c'est-à-dire l’Eurasie). Selon Mackinder, la maîtrise de ce vaste ensemble conditionne la domination mondiale.
[2] Géographe russe de la fin du 19e siècle, il a montré l'impérieux besoin que la Russie a de maîtriser son espace maritime proche.
[3] Théoricien soviétique qui révolutionna la stratégie maritime de l'URSS dans les années 1970.
[4] Stéphane Mantoux, « L’ombre de ‘Ghost Recon’ : La guerre de cinq jours en Ossétie du Sud-Géorgie (1) », Vostok-Info, 5 mai 2010.
[5] Amiral américain (1840-1914), il a montré l'importance de la maîtrise des mers pour les puissances occidentales.

* Kevin LIMONIER est membre du comité éditorial de www.vostok.infos.st

Source de la vignette : defense.gouv.fr