Où s’arrête l’Europe ?

L'Oural est considéré dans les manuels de géographie comme la frontière naturelle de l'Europe. Pourtant, cette limite n'est pas évidente. Alors que les géographes européens ont longtemps hésité sur la question des limites orientales de l'Europe, c'est pour des raisons politiques que l'Oural a été choisi par les Russes comme séparant l'Europe de l'Asie.


Dans ses Histoires, Hérodote s'interroge sur le caractère arbitraire de la définition de l'Europe, qui veut qu'on appelle ce continent nordique du nom d'un nymphe asiatique à la sexualité ambiguë. Il finit néanmoins par s'en remettre à l'usage commun qui avait déjà consacré ce nom, considérant qu'on n'a pas à questionner une habitude que le temps a consacrée.

L'idée de l'Oural comme limite orientale de l'Europe est elle aussi entrée aujourd'hui dans l'usage commun. Comment se fait-il que cette chaîne de montagnes qui ne dépasse pas les 2000 mètres, aisément franchissable et qui vers le sud se prolonge par une plaine, ait été choisie comme limite naturelle du continent? Ce choix ne s'est fixé que tardivement, à la rencontre des traditions cartographiques occidentales et des géographes russes qui cherchaient à l'imposer.

La cartographie de l'Europe

La division du monde en continents remonte à l'Antiquité. Les Grecs, dispersés autour de la Méditerranée, ne s'attachaient pas à un seul continent mais se définissaient, selon Aristote lui-même, comme le peuple qui a retenu dans son essence les qualités propre à chaque continent, c'est-à-dire à chaque type de climat. Ce sont eux qui vont poser les bases d'une vision unifiée de l'espace, ouvrant la voie à la cartographie moderne.[1]

Les cartes de l'Antiquité, comme la Mappemonde d'Hécatée (voir ci-dessus) montrent cette partition équilibrée en trois étendues: Europe, Asie, Afrique, séparées par des mers ou des fleuves. La question de la séparation est importante, car elle seule permet de donner à chaque continent son identité propre. Cette idée se retrouve dans l'étymologie latine du mot, continent signifiant terra continens, terre continue qui est délimitée par une étendue d'eau. Les trois continents, séparés par des mers, correspondent à cette vision du monde. Hérodote, toujours dans ses Histoires, suit les géographes grecs qui situent la limite de l'Europe au Tanaïs (l'actuel Don). Pourtant, dès l'époque grecque on vit que la mer Noire, qu'on imaginait comme beaucoup plus étendue qu'elle ne l'est, ne convient pas comme limite, et que le Don ne constitue pas non plus cet axe transversal que l'on imaginait.

Au Moyen Âge, les connaissances sur cette partie du monde progressent lentement. La perception unifiée de l'espace, dont les Grecs ont posé les bases, s'enrichit de données empiriques, permettant un tracé plus exact des contours de l'Europe. Mais surtout, la question de ses limites prend une importance nouvelle. Avec la christianisation de l'Europe et la nécessité de la défendre, l'idée d'Europe va acquérir une signification religieuse et politique, qui l'opposera aux autres continents. D'une terre hétéroclite au nom mythologique, elle deviendra un territoire à défendre contre l'invasion des infidèles.

Les cartes d'Europe sont encore tributaires du peu d'information que les rares voyageurs dans les contrées russes, considérées comme des terres quasi barbares, apportent. Les géographes reprennent, en les améliorant, les vieux tracés qui font du Don (ou Tanaïs) la limite de l'Europe.

Longtemps, la Russie reste indifférente à tous ces débats. Comme le montre le géographe Mark Bassin[2], elle va pendant longtemps reprendre les cartes occidentales et leur partition des continents, malgré leurs défauts évidents. La division Europe/Asie est considérée par les Russes comme une simple question d'érudition. Alors qu'au 16ème siècle la Russie se définit comme chrétienne, combattant l'Islam, elle ne fait pas encore le lien entre son combat et celui de l'Occident chrétien, ce qui empêche également une pensée unifiée de l'espace européen.

Les Russes s'emparent de la question

Les choses changent cependant en l'espace de quelques décennies. L'expansionnisme russe découvre qu'il n'est pas seul et qu'il doit composer avec les puissances européennes. Longtemps repliée sur elle-même, la Russie s'ouvre vers la fin du 17ème siècle à l'idée que l'Ouest n'est pas seulement un champ de bataille, mais aussi une terre d'alliances possibles. Mais surtout, ce changement de situation est compris par Pierre le Grand, qui lui donne une dimension bien plus fondamentale, impliquant tous les domaines de la vie russe, de la politique étrangère à la réorganisation administrative. Le changement du regard vers l'extérieur, conséquence d'une volonté politique, a aussi des implications géographiques. La Russie veut s'affirmer comme une puissance et aussi donner une justification aux avancées territoriales vers l'Est.

Or, si la Russie se veut un Etat européen, elle doit aussi se définir en termes géographiques comme appartenant à l'Europe. Les vieilles cartes faisant apparaître la limite de l'Europe à proximité de Moscou ne conviennent donc plus.

C'est l'historien et géographe Vassili Tatichtchev, à qui le tsar avait commandé une géographie de l'Empire, qui avança l'idée de l'Oural comme limite. Le choix n'avait rien d'évident. L'Oural avait été, tout au plus, une étape de la conquête et de la colonisation de l'Est, un point de passage vers les avant-postes sibériens. Il n'était pas ressenti par les voyageurs comme une ligne continue, frontale, mais comme un faisceau de routes, une croisée des chemins[3]. Le choix de l'Oural comme séparant la Russie européenne de la Russie asiatique fut surtout un choix de netteté géographique, mettant l'accent sur l'équilibre des deux parties, symétriques et complémentaires, de la Russie. C'était aussi un choix qui obéissait à la nouvelle image que Pierre le Grand voulait donner de la Russie: un "empire" selon le modèle des grands empires coloniaux, avec une partie européenne, vue comme la métropole civilisatrice, et une partie asiatique, vue comme une périphérie.

L'Oural séparait le coeur historique de l'Empire d'un territoire neuf, moins bien connu et qui était envisagé surtout comme une ressource. C'est également à cette époque que la Sibérie fut progressivement colonisée, intégrée administrativement et cartographiée. Tatichtchev mit l'accent sur la nécessité de connaître et de représenter la totalité du territoire russe. C'est l'époque où une véritable école cartographique russe se met en place, suppléant au manque d'informations sur cette partie du monde.

Une évidence géographique

La vision de l'Oural comme frontière de deux continents et axe médian de l'Empire deviendra à la fin du 18ème siècle la règle enseignée dans les manuels scolaires:

- Qu'est-ce que la Russie?
- Un vaste empire, situé en Europe et en Asie.
- Et de quoi est-il composé?
- De deux parties principales: européenne et asiatique[4].
Ce modèle sera repris par les géographes occidentaux contemporains de Tatichtchev et par leurs successeurs. Modèle qui sera constamment critiqué, pour des raisons purement géographiques (on fait apparaître l'absurdité d'une telle frontière qui ne sépare pas deux entités différentes) et surtout pour des raisons idéologiques, une telle partition de la Russie convenant mal aux théories panslavistes qui voient dans la Russie une entité à part, inassimilable à l'Europe ou à l'Asie. Mais la ligne de Tatichtchev, qui fait descendre la frontière européenne de l'Oural vers le sud, puis qui suit le fleuve Oural jusqu'à la Caspienne, finira par s'imposer comme une évidence dans les manuels de géographie du monde entier, le besoin de fixer des limites étant plus fort que celui de cohérence géographique.

On le voit, la géographie russe et la vision de l'espace sont indissociables du rôle politique que celle-ci veut se donner. L'Empire russe voulait jouer de sa dimension transcontinentale pour s'affirmer comme une puissance mondiale, transcendant les caractéristiques simplement locales. On retrouve des avatars de cette idée dans l'internationalisme soviétique, qui, voulant apparaître comme une pensée nouvelle, sert de couverture idéologique à la domination de nouveaux espaces.

Et comme toujours, les questions de limites et de frontières prennent un caractère très aigu. Aujourd'hui, la question des limites de l'Europe est plus politique que jamais. Elle l'est d'un point de vue occidental, qui, dans la vieille tradition des géographes médiévaux, se réserve le soin de définir la limite de l'Europe à sa convenance. Mai elle l'est aussi du point de vue russe: cette frontière, tant par le passé qu'aujourd'hui, pose la question de l'enracinement, de l'histoire du peuplement, de l'unité même du peuple russe.

 

 

Par Alexandre NACU

 

[1] Voir Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs: étude de psychologie historique, Maspero, Paris, 1965.
[2] Mark Bassin, in Russia between Europe and Asia: The Ideological Construction of Geographical Space, Slavic Review, 1, 1991.
[3]Michel Foucher, L'invention des frontières, Fondation pour la défense nationale, Paris, 1987.
[4] Cité par Mark Bassin, ibid.
Voir également: Marie-Pierre Rey, De la Russie à l'Union Soviétique: la construction de l'Empire, Hachette, Paris, 1994.