Pavel Kostomarov et Antoine Cattin filment la vie russe à fleur de peau

Pavel Kostomarov et Antoine Cattin viennent de boucler leur troisième film documentaire, tourné en Russie. Ensemble, ils ont déjà réalisé un court-métrage, Le Transformateur (2003), et un moyen-métrage, Vivre en paix (2004). Avec La Mère, sorti en septembre en Russie, ils réunissent 80 minutes du destin d’une babouchka aux prises avec les difficultés de la Russie contemporaine. Ce film est présenté en première occidentale au Festival de Leipzig du 29 octobre au 4 novembre 2007. Il a remporté au festival «Kinoshock» à Anapa (Russie) le prix du Meilleur film de la catégorie «cinéma sans pellicule» et le prix de la critique. Le mois suivant, il raflait encore trois récompenses, dont le Grand Prix, lors du Festival du Film Documentaire d’Ekaterinbourg. Coup de projecteur et interview.


Quatre ans après son premier séjour d’études à Saint-Pétersbourg, en 1998, le Suisse Antoine Cattin s’aventure à Lenfilm [1], où il est accepté comme observateur sur le plateau du réalisateur Alexeï Guerman. Là, il retrouve un ami opérateur russe, Pavel Kostomarov, qui travaille pour le réalisateur Sergueï Loznitsa. Antoine obtient de les accompagner sur des tournages dans la Russie profonde. Le Transformateur, qui met en scène un nouveau type d’antihéros russe –l’individu qui parle «mat» en toute circonstance [2]– est né de ces expériences cinématographiques apprises «sur le tas», des voyages à travers la campagne russe, des discussions entre Pavel et Antoine, de la volonté de s’essayer au montage. Vivre en paix, tout en gardant la problématique du «mat», scénarise d’autres aspects de la Russie contemporaine, comme ce kolkhoze qui emploie temporairement deux réfugiés tchétchènes. Le kolkhoze renferme à la fois des conditions de vie misérables, les préjugés nationalistes de certains et les propres faiblesses de chacun [3]. Antoine Cattin indique qu’en remportant le Grand Prix à Ekaterinbourg, en 2004, ce film a provoqué la démission du président du festival, scandalisé par un film trahissant la langue de Pouchkine... «Avec votre film vous avez déjà réussi à faire tomber un président!» aurait plaisanté une journaliste. Quant au tout récent film La Mère, il raconte les travaux de Sisyphe d’une femme russe, fuyant un mari violent, et qui se bat pour nourrir et éduquer ses neuf enfants.

Comment avez-vous rencontré Lioubov, l’héroïne de La Mère?

Antoine Cattin : Elle et sa famille habitaient le même kolkhoze que les Tchétchènes filmés dans notre précédent film, dans la région de Novgorod. D’un côté il y avait les réfugiés tchétchènes qui vivaient d’une vie monacale, thème lancinant de Vivre en paix, et de l’autre, quelques maisons plus loin, il n’y avait que des femmes et des enfants. Quand nous n’en pouvions plus des hommes, nous allions nous ressourcer chez l’accueillante et généreuse Lioubov, qui est devenue peu à peu avec sa famille le sujet d’un nouveau scénario. Pendant trois ans, nous avons passé énormément de temps ensemble. Aujourd’hui, le kolkhoze où travaillait Lioubov est fermé. Nous savons qu’elle a retrouvé du travail dans une autre ferme collectiviste, à environ 50 kilomètres.

Techniquement, comment se déroulent la préparation de vos films, l’enregistrement des images, le montage?

C’est un processus parallèle: on filme, on revient sur l’ordinateur pour le montage, on filme à nouveau... La durée du tournage est variable. Le Transformateur a été tourné en cinquante minutes. Vivre en paix a nécessité environ un an et demi de travail, pour moitié tournage, pour autre moitié montage. Pour ces deux documentaires, nous avons utilisé une seule caméra portable et c’est Pavel Kostomarov qui a filmé quasiment tout, car c’est lui l’opérateur professionnel. Ensuite, il y a toujours un travail de montage énorme. Cependant, nous signons toujours de nos deux noms, quel que soit le type de travail que chacun fournit.

La Mère semble marquer une évolution esthétique et technique par rapport à vos précédents films…

Oui, c’est un long-métrage et nous avons utilisé pour la première fois deux caméras. Moi-même, j’ai filmé plus de la moitié. Nous avons réuni cent-quatre-vingt heures de matériel en trois ans, et conservé quatre-vingt minutes au final, ce qui représente moins de 2%! C’était beaucoup trop long, on a fini complètement épuisés! Du point de vue de l’image, l’esthétique de Vivre en paix est plus aboutie que celle de La Mère. Mais c’est aussi un film plus distant, avec des plans plus larges, une composition plus stricte que La Mère où les gens sont montrés de tout près, dans des scènes d’intérieur qui, elles-mêmes, ne révèlent pas autre chose que la vie à fleur de peau…

Lioubov avec son amour débordant, malgré une vie extrêmement rude, fait penser à Pélagie Vlassova, de Gorki [4], et aussi un peu à toutes les femmes russes…

Avant La Mère, nous avions fait un projet de 26 minutes pour répondre à la demande d’une association russe pour les droits de la femme, financée par la fondation Soros. Le thème était la problématique du «gender» (genre homme–femme). Ce projet s’intitulait ironiquement «Il y a aussi des femmes dans les villages russes», titre d’un long poème de Nekrassov chantant la vertu des femmes russes qui attendent leurs hommes héroïques au foyer. Dans cette lancée, nous avons participé à un programme de développement du film documentaire, Discovery Campus, dirigé par Claas Danielsen [5]: nous avons été sélectionnés pour représenter la Russie parmi une quinzaine de pays européens. Si La Mère touche au système patriarcal en vigueur en Russie, je pense que ce n’est pas le message premier de notre film. Au premier plan, il s’agit surtout d’une superwoman qui se bat pour ses enfants. C’est ça qui a séduit les Russes.

Vous réalisez vos films en artistes plutôt qu’en documentaristes, en grande partie selon une approche «vertovienne» [6] du cinéma.

La vie suggère assez d’histoires et de situations sans qu’on doive en rajouter. Nous ne savions pas, par exemple, qu’Alessia, la fille de Lioubov, allait se marier, tomber enceinte et accoucher. Face à l’improviste, nous avons la souplesse et la liberté, contrairement aux règles de la production télévisée. Notre seul investissement est le temps et le travail. Nous avons un matériel léger, nous n’attendons pas forcément l’argent pour tourner et, à deux, Pavel et moi, nous nous intégrons facilement dans des environnements étrangers.

Dans La Mère, il y a plusieurs scènes crues: par exemple, une mère fait fumer une cigarette à son enfant de trois ou quatre ans…

Nous ne souhaitons pas verser dans le catastrophisme social, même si nous avons clairement une fibre plutôt sociale, tout comme nous ne cherchons pas à faire des actions politiques. Nous avons rencontré des personnes et des situations par hasard. Nous n’avons pas «reçu mission» de dénoncer; en revanche, nous avons la curiosité, la soif de voir ce qui se passe autour de nous et de le transmettre. D’ailleurs, après les projections à Anapa et Ekaterinbourg, ma conclusion est que les Russes ont perçu La Mère comme un film très positif, contrairement à Vivre en paix, qui avait été lu comme une «Tchernioukha» [7], une sorte de pamphlet dévalorisant, soulignant les aspects négatifs du pays, donc fait dans un esprit occidental. La grande majorité des spectateurs voit dans La Mère un film d’espoir et c’est cela qui le rendra peut-être accessible en Occident. Pour l’instant, certaines chaînes ont préacheté le film, comme Arte, mais aussi une chaîne canadienne et une chaîne finlandaise. La Télévision suisse romande, coproductrice, passera également le film.

Vous avez filmé des scènes de bagarre imprévisibles entre hommes, un suicide manqué, et une fois Lioubov vous dit d’arrêter la caméra par crainte des «flics». N’est-ce pas dangereux pour vous?

En tant que gens de l’extérieur, nous sommes relativement mal perçus à la campagne. Lorsque nous filmions Vivre en paix, une femme vétérinaire est venue nous demander des papiers de Moscou certifiant que nous n’étions pas malades… alors que c’est nous qui devions craindre d’attraper une maladie! Sur le tournage de La Mère, on s’en est bien sortis. La famille de Lioubov nous avait accueillis et, malgré la méfiance des autres, nous étions tolérés. Dans le cadre de la scène de la bagarre, Mourzik, le fils de Lioubov, nous avait présentés auparavant à ses copains de beuverie, sinon il aurait été impossible de filmer. J’ai eu vraiment peur à un seul moment: lors de la fermeture du kolkhoze. J’étais seul, Pavel était rentré à Pétersbourg. Des grosses Mercedes noires ont déboulé et des miliciens en sont sortis avec des mitraillettes, le doigt sur la gâchette. Finalement, ça s’est passé comme toujours, sans contestation de la part des habitants. Moi, j’avais l’interdiction de filmer. J’ai quand même filmé à distance, avec le téléobjectif, sur trépied. Tout cela n’apparaît pas dans le film.

Comment expliquez-vous le succès de vos films dans les festivals russes?

En ce qui concerne les autorités et les médias russes, tout va plutôt mal, la censure empire, on assiste à des scènes relevant totalement du registre soviétique. Cela dit, dans un cadre bien précis, il règne une liberté parmi les intellectuels. Pourquoi nos documentaires sont-ils tolérés sans problème et remportent-ils même des prix dans les festivals russes? Parce que c’est insignifiant du point de vue de l’impact sur le public. Les mêmes personnes qui nous octroient des prix ou délivrent de bonnes critiques savent que nos films ne passeront probablement jamais à la télévision russe. Une journaliste de Koultoura, chaîne comparable à Arte, nous a dit que la programmation est soumise à des quotas bien particuliers: il faut montrer des héros positifs, le sport prend une grande place (Poutine est un grand sportif et on approche de l’époque des JO en Russie). De plus, le langage «mat» parlé par nos personnages devrait être censuré. Paradoxalement, la télévision russe atteint actuellement un niveau de bassesse inimaginable: les films criminels (mettant en scène mafias, violences, tortures, etc.) saturent complètement le petit écran. Je pense que c’est pour lobotomiser le spectateur, provoquer chez lui un sentiment d’impuissance et ôter toute velléité de contestation…

Des projets?

Dorénavant, nous irons moins au hasard, nos films partiront d’un acte, à partir duquel nous construirons et poursuivrons un travail d’observation. Et je tiens à terminer un documentaire commencé il y a six ans déjà: un film sur un film, montrant la vie des gens sur un tournage du réalisateur Alexeï Guermann.

* Jean-Christophe EMMENEGGER est journaliste indépendant, il publie dans le Gagarine Times de Genève, et la revue suisse de cinéma Hors-Champ.
www.revue-hors-champ.com
www.gagarine.ch
Photo : La Mère - Liouba, la mère - source : Les Films Hors champ 2007

[1] Le deuxième plus grand studio d’URSS après Mosfilm.
[2] Le «mat» est un langage dont le vocabulaire est de type génital, comparable au «nique ta mère» des rappeurs. Pour la bienséance, il ne s’utilise qu’en cas d’extrême émotion ou entre hommes de mauvaise compagnie. Les réalisateurs ont montré que c’est aussi le seul langage que possèdent certains citoyens russes.
[3] «Un scénario s’est formé peu à peu avec l’idée de prendre le contre-pied du discours officiel et des médias russes, de montrer que tous les Tchétchènes ne sont pas des bandits », indique en substance Antoine Cattin, interviewé par Yves-André Donzé dans Le Quotidien Jurassien , n°21, 26 janvier, 2005.
[4] Pélagie Vlassova est l’héroïne du roman de Maxime Gorki, La Mère, rédigé en exil et publié d’abord en anglais en 1906. D’abord hostile au militantisme communiste de son fils, Pélagie se range peu à peu de son côté et reprend même son action révolutionnaire après sa mort.
[5] Claas Danielsen est aussi le directeur du Festival du film documentaire de Leipzig.
[6] Dziga Vertov (1896-1954) de son vrai nom Denis Arkadiévitch Kaufman, cinéaste soviétique d’avant-garde, se revendiquant du mouvement futuriste. Il visait la création d'un nouveau langage cinématographique, autonome, dégagé de la littérature comme du théâtre (cinéma dramatique et scénarios-histoires relevant de la bourgeoisie). En s’inspirant de la vie quotidienne, son travail est fondé sur le montage des images et du son, les effets issus du mouvement et du rythme... Le vrai réalisme est illusionniste, car la vérité objective, brute ne saurait être perçue par l’œil humain imparfait.
[7] De «tchiorny», «noir» en russe.
La Mère, 80 min, 2007.
Production et distribution: Les Films Hors-Champs films@hors-champ.ch
Coproduction: Discovery Campus – Allemagne, Les Films d'Ici – France, Parallax Pictures – Russie, TSR – Suisse.