La politique d’influence de la Turquie en Asie centrale a été un facteur structurant depuis les années 1990 pour tous les acteurs concernés, et ce malgré son impact relativement modéré. L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022 et ses conséquences sur l’« étranger proche » de la Russie ont permis à l’Organisation des États turciques de gagner en importance.
Le panturquisme en Asie centrale a pris la forme, dans les années qui ont suivi la fin de l’URSS en 1991, d’un parrainage assuré par la Turquie, État perçu par les pays centrasiatiques comme un « grand frère », figure tutélaire naturelle. Non en raison d’une éventuelle prééminence ethnique, culturelle ou linguistique des Turcs sur les peuples turciques, mais bien parce que la Turquie moderne était un modèle de développement socio-économique et de construction nationale pour des nations bourgeonnantes.
Cette période est marquée par une volonté centrasiatique de s’intégrer dans une dynamique panturque menée par la Turquie. Les discours publics du début des années 1990 sont à cet égard impressionnants : en mars 1992, par exemple, le président ouzbek Islam Karimov déclare à son homologue turc Turgut Özal : « Un temps viendra où nous siégerons dans le même parlement. »(1)
L’immense espoir du « modèle turc »
De fait, les partenaires d’Asie centrale ont placé sur les épaules de la Turquie de très hautes ambitions, alors également soutenues par les alliés occidentaux. Pour les États-Unis, il s’agissait de considérations géostratégiques assez traditionnelles, puisqu’il était préférable à leurs yeux que les pays d’Asie centrale se retrouvent dans le giron d’une Turquie atlantiste, donc alliée, plutôt que sous l’influence de la Russie, de la Chine ou de l’Iran. Du point de vue de l’Europe, la Turquie représentait somme toute une trajectoire civilisationnelle désirable pour l’Asie centrale, notamment parce qu’elle implique l’intégration à l’économie de marché occidentale, mais également parce que le « modèle turc a permis de combiner la démocratie de style occidental avec une population à prédominance musulmane », comme l’expliquait en 1992 Hikmet Çetin (président du Comité turc des ministres), conforté par Catherine Lalumière (Secrétaire générale du Conseil de l'Europe) à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe(2).
Il s’agissait également d’un moment particulièrement propice pour la Turquie qui, sous la présidence de Turgut Özal, se trouvait dans une conjonction presque parfaite de toutes les tendances politiques historiques de la Turquie : à la fois le kémalisme atlantiste et européiste, l’islamisme et le panturquisme. Chacune de ces trois tendances ayant un intérêt à défendre en Asie centrale : renforcer leur position vis-à-vis de l’Occident pour les uns, consolider un bloc islamique pour les autres et former une véritable union panturque pour les derniers(3).
Cette impulsion portait cependant des limites, à commencer par la conjoncture d’une indépendance fraîchement acquise et donc d’une certaine fébrilité face aux influences extérieures. Dès les premiers échanges entre les dirigeants centrasiatiques et le Président turc, cette réticence s’est fait sentir, comme l’illustre Dilip Hiro en revenant sur les événements de décembre 1991 : « L'hôte [Turgut Özal] a fait appel à leurs racines turques et a proposé qu'ils publient tous une déclaration signée de partage d'un ‘objectif turc commun’. Reflétant le point de vue des dirigeants des anciennes républiques soviétiques, le président kazakh Nursultan Nazarbayev a déclaré : ‘M. le Président, nous venons de quitter l'Empire russe. Nous ne voulons pas entrer dans un autre empire maintenant. Rappelons notre culture, notre histoire et notre sang communs, coopérons et faisons du commerce les uns avec les autres… Aidez-nous avec vos investissements. »(4)
Des efforts constants mais divergents
Or, la Turquie n’avait pas les moyens de satisfaire pleinement les espoirs des pays d’Asie centrale sur le plan économique. Des efforts ont bel et bien été entrepris, et assez rapidement : dès la première année qui a suivi les indépendances, 1 170 délégations turques ont visité la région centrasiatique et plus de 140 accords bilatéraux ont été signés. Les promesses d’aide financière et de crédits s’élevaient à la mi-1992 à un peu plus d’un milliard de dollars. Charge importante pour l’économie turque, cela restait néanmoins insuffisant pour porter le développement des pays d’Asie centrale. L’Agence turque de coopération et de développement (TIKA), créée justement à cette période pour gérer l’aide à ces pays, s’est progressivement détournée d’eux pour se concentrer sur les Balkans puis la Syrie : l’aide aux pays centrasiatiques a représenté plus de 85 % des efforts de TIKA dans les années 1990 pour passer finalement à moins de 40 % au début des années 2000(5).
Au cours de cette période initiale des relations, la Turquie a insisté sur les volets du soft power, de la coopération inter-culturelle et inter-religieuse. La chaîne de télévision TRT Avrasiya (ou Eurasia), renommée depuis Avaz (voix), a été lancée, des écoles ont été ouvertes, dont les fameux établissements du mouvement Gülen, des délégations de la Diyanet (le ministère turc des Affaires religieuses) se sont rendues dans la région, et de multiples organisations ont été formées : la Fondation de la culture et de l’héritage turcs, l’Organisation mondiale turque d'éducation et de coopération scientifique, l’Académie turque et l’Organisation internationale pour la culture turque (TURKSOY). Toutes ont été placées sous le parapluie du Conseil turcique, formellement crée en 2009 mais qui est en réalité le prolongement des Sommets des pays turcophones lancés de façon non-institutionnalisée dès 1992. Ce Conseil turcique est devenu, en 2021, l’Organisation des États turciques.
Sur le plan de la coopération culturelle, qui cherche en réalité à se traduire en influence politique, la Turquie a initialement péché par orgueil ou par empressement. Son impulsion première portait une sorte de paternalisme caractéristique du kémalisme et, tout en imposant peut-être malgré elle une turcité toute anatolienne (présentant les autres ethnies turciques comme des subdivisions), tendait à ignorer ou effacer l’héritage russe des pays d’Asie centrale. Les efforts de TURKSOY pour établir un alphabet commun (sur la base en principe de la variante turque de l’alphabet latin) en témoignent. Ils ont été, à terme, couronnés de succès, mais considérablement ralentis par des différends diplomatiques, notamment les frictions avec la Russie ou les réticences des russophones attachés au cyrillique, véritable enjeu.
En réalité, l’incapacité de la Turquie à assouvir les besoins économiques (et sécuritaires) des pays d’Asie centrale, ainsi que son paternalisme parfois insistant sur les plans culturel, linguistique voire religieux, ont provoqué la frustration des acteurs centrasiatiques, qui se sont tournés vers d’autres partenaires. Au final, les efforts de la Turquie ont été limités à la fois par ses propres insuffisances et erreurs, mais aussi par la rivalité écrasante de la Russie et de la Chine, l’une jouissant de ses racines, des effets d’inertie de la période soviétique, et l’autre de ses immenses moyens.
La Turquie s’est néanmoins maintenue dans la région à mesure qu’elle a pris en force de son côté, sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, qu’elle a pondéré ses ambitions et qu’elle a consolidé les organisations internationales qui lui permettent de manifester sa vision panturque. Par effet de rationalisation et d’accumulation progressive, elle devient un acteur désormais incontournable en Asie centrale.
Une nouvelle donne géopolitique
Des circonstances géopolitiques mondiales favorables ne pouvaient que mener à un bond en avant. La guerre d’ampleur en Ukraine a partiellement détourné les pays d’Asie centrale de leur partenaire russe et ravivé leur principale prérogative stratégique en politique étrangère : maintenir un équilibre entre leurs partenaires pour éviter toute influence écrasante et toute dépendance absolue.
Dans ce contexte, l’Organisation des États turciques, instance de coopération mutuellement bénéfique parfois qualifiée d’« Union européenne turcophone », est apparue d’autant plus séduisante que les craintes du passé se sont en grande partie évaporées : la Turquie est un partenaire conséquent pour les pays d’Asie centrale (représentant plus de 5 % de leurs échanges commerciaux) mais n’est pas en mesure d’établir une domination.
L’intérêt de la Hongrie (2018), de l’Ouzbékistan (2019) et du Turkménistan (2021) pour l’organisation sont des signaux politiques forts : avec Budapest, elle peut désormais se targuer d’avoir un pays européen observateur ; avec Tachkent, d’être rejointe par un pays précédemment en froid avec Ankara ; avec Achgabad, de rallier un pays strictement neutre jusqu’alors. Par ailleurs, les échanges commerciaux d’Ankara avec les pays d’Asie centrale se sont significativement accrus : entre 2021 et 2022 par exemple, les flux ont augmenté de presque 54 % avec le Kirghizstan, de 22 % avec le Turkménistan et de 55 % avec le Kazakhstan(6).
L’Organisation des États turciques est devenue non seulement une instance de dialogue entre les membres face aux crises régionales mais également un outil pour que ces pays portent une voix commune sur la scène internationale, comme ils l’ont fait au cours du 10ème sommet de l’organisation (novembre 2023) en prenant notamment position sur la guerre en cours à Gaza. Une série d’événements mondiaux a donc permis à l’Organisation des États turciques d’émerger en tant qu’instance de convergence politique au cœur du projet panturc, et ce malgré les insuffisances de l’aide au développement et les erreurs de parcours. Compte tenu du volontarisme des États membres et de l’accumulation d’initiatives, il est permis de penser que cette trajectoire est durable.
Notes :
(1) Cité par Anoushiravan Ehteshami, Emma Murphy, « The Non-Arab Middle East States and the Causasian/Central Asian Republics », International Relations, décembre 1993, p. 522.
(2) Rapport d'information n° 222 (1993-1994) de M. Louis Jung, fait au nom de la délégation du Sénat français à l'Assemblée du Conseil de l'Europe, déposé le 23 décembre 1993, p. 234.
(3) Bayram Balci, « Les relations entre la Turquie et l'Asie centrale turcophone 1991-2004 », Outre-Terre, Vol. 10, n° 1, 2005, p. 300.
(4) Dilip Hiro, Inside Central Asia: A political and cultural history of Uzbekistan, Turkmenistan, Kazakhstan, Kyrgyzstan, Tajikistan, Turkey, and Iran, New York/Londres, Overlook Duckworth, 2009, p. 96.
(5) Hayriye Kahveci, Işık Kuşçu Bonnenfant, « Turkish Foreign Policy Towards Central Asia: An Unfolding of Regionalism and Soft Power », All Azimuth, Vol. 2, n° 2, 2023, pp. 201-202.
(6) Irina Osipova, « Turkey and Central Asia’s Growing Partnership », Institute for War & Peace Reporting, 8 juin 2023.
Vignette : 10ème sommet de l'Organisation des États turciques à Astana, 3 novembre 2023, © Press Service of the President of the Republic of Azerbaijan.
* Magomed Beltouev est responsable du département Eurasie à l’Institut EGA. Il est chargé d’enseignement en géopolitique, interprète en russe et en tchétchène.