Les relations sino-afghanes à l’épreuve du régime taliban

Le 5 janvier 2023, la Chine et le régime taliban ont signé un accord d’extraction de pétrole afghan par la compagnie chinoise Xinjiang Central Asia Petroleum and Gas Company. Puis, le 19 octobre 2023, l'administration talibane a annoncé son intention de rejoindre la Belt and Road Initiative promue par Pékin. Indéniablement, la Chine est l’un des rares États à avoir renforcé ses relations économiques avec l’Afghanistan depuis la prise de Kaboul par les Talibans, en 2021.


Le Premier ministre afghan,  Muhammad Hasan Akhund, et le nouvel ambassadeur de Chine en Afghanistan,  Zhao Sheng, lors de leur rencontre le 13 septembre 2023 au Palais présidentiel de Kaboul (© Bureau du Premier Ministre de l'Émirat islamique d'Afghanistan).L’influence grandissante de la puissance chinoise en Afghanistan peut surprendre, alors que les Talibans n’ont pas rompu avec leur idéologie radicale. Pourtant si, historiquement, les Talibans ont exprimé leur hostilité à l’égard des envahisseurs non-musulmans, le régime aujourd’hui en place ne semble voir aucun inconvénient à accueillir des investissements et du personnel sous l’égide du Parti communiste chinois.

Côté chinois, cette bonne entente avec le régime de Kaboul peut s’expliquer par les cinq principes de la coexistence pacifique promus depuis les années 1980, et qui ont aujourd’hui valeur constitutionnelle dans le pays(1).

Histoire du néo-déobandisme

Le déobandisme (dont découle l’idéologie des Talibans) est un mouvement de renouveau islamique. Ses fondateurs, Muhammad Qasim Nanautavi (1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1826-1905), ont établi en 1866 un séminaire islamique hanifi, la Maison du Savoir (Dar el Ulum), dans la ville de Deoband (nord de l’Inde)(2). Le séminaire cherchait à proposer des solutions religieuses aux nouveaux enjeux politiques, sociaux et culturels d’une société indienne sous domination coloniale britannique. L’école deobandi avait une vision très conservatrice du rôle des femmes dans la société et refusait également la hiérarchisation des musulmans au regard de leurs conditions économiques, de leur lignée ou de leur origine ethnique. Cette école rejetait également les chiites et les courants considérés comme hérétiques. Par la suite, les Talibans diffusèrent une interprétation plus radicale de ce mouvement, que nous appellerons le néo-déobandisme.

Cette radicalisation est le fruit de la réinterprétation de la pensée d’un érudit antérieur, Shah Waliullah ad-Dehlawi (1703-1762). L’acte fondateur de sa pensée est sa fatwa « Fak Kul Nizam » (littéralement « Éviter tous les systèmes ») qui appelait à mettre en place un système politique et juridique fondé sur une interprétation rigoriste de la Loi islamique. Cette position a été reprise par la rhétorique islamiste afghane dans la lutte contre le régime communiste afghan et l’envahisseur soviétique. Par la suite, cette perspective politique a été renforcée par les doctrines jihadistes de la seconde moitié du XXe siècle, notamment celles du théoricien du Jihad Sayyid Qutb et d’Abdallah Azzam, importées par les jihadistes arabes, ce qui a participé au développement de l’idéologie politique talibane dans les années 1990 et à la justification de la lutte contre les seigneurs de guerres, le commandant Massoud, puis les forces de l’OTAN(3).

D’Al Qaïda à l’État islamique dans le Khorassan

De sa création en 1987 jusqu’à la prise de pouvoir des Talibans en 1996, Al Qaïda s’est développé avec le soutien des radicaux afghans et pakistanais. Après 1996, le réseau a été activement protégé par l'Émirat islamique d’Afghanistan. À son tour, Al Qaïda a rendu service aux intérêts de l’Émirat et a été impliqué dans l’assassinat du commandant Massoud, adversaire farouche des Talibans, intervenu le 9 septembre 2001(4). Après les attentats du 11 septembre, les Talibans ont refusé d’extrader Ben Laden dans les conditions exigées par les États-Unis. Malgré l’invasion militaire de l’Afghanistan et la guerre contre le terrorisme, et même après les termes du retrait des forces d’occupation américaine en 2021 (qui exigeaient la fin du soutien des Talibans aux organisations terroristes), leur soutien tacite à Al Qaïda a été maintenu. Ainsi, le successeur de Ben Laden à la tête d’Al Qaïda depuis 2011, Ayman al-Zawahiri, a été tué à Kaboul le 31 juillet 2022 par une frappe américaine.

Cependant, prétendre que les Talibans seraient des soutiens du jihadisme international sous toutes ses formes ne serait pas correct. En effet, depuis 2015, les Talibans font face à un nouvel adversaire sur le sol afghan, l’État islamique dans le Khorassan (EI-K)(5). Bien plus radicale que les Talibans, cette filiale pakistano-afghane de l’État islamique en Irak et au Levant a publié en 2022 un livre intitulé Caractéristiques des Khawarij chez les Talibans apostats, appelant au meurtre des Talibans en raison de leur refus de reconnaître son autorité califale. Des assassinats filmés ont déjà été organisés en 2018, dans lesquels des prisonniers talibans ont été tués par des jihadistes de l’État Islamique. Or, l’organisation califale a accru son potentiel de nuisance depuis le retour au pouvoir des Talibans en 2021. C’est elle notamment qui a commis l’attentat-suicide de l'aéroport de Kaboul qui a coûté la mort de 182 personnes, dont 169 Afghans et 13 soldats américains, le 26 août 2021. En avril 2023, les Talibans ont débusqué et tué l’un des chefs de l’EI-K, probable commanditaire de l’attentat.

Embourbés dans la lutte contre le jumeau maléfique d’Al Qaïda, les Talibans sont à la recherche de fonds et de résultats économiques, afin d’appuyer leur légitimité, de maintenir leur nouveau régime et de réprimer la dissidence jihadiste. Face à l’épreuve du pouvoir, ils se tournent vers un troisième joueur, le seul pays n’ayant pas marginalisé le nouvel Émirat islamique d’Afghanistan et qui pourrait proposer des projets économiques crédibles, la Chine.

Les cinq principes de la coexistence pacifique

La Belt and Road Initiative (BRI) promue par la Chine se présente comme coopérative et respectueuse de la souveraineté des États. Dès lors, elle n’a pas pour objectif de contraindre les États à y adhérer(6). Ce refus de coercition repose sur les cinq principes de coexistence pacifique qui fondent le credo normatif de la politique diplomatique chinoise, notamment ceux de respect de la souveraineté des États, de non-intervention et de non-ingérence dans leurs affaires intérieures(7). La BRI est ainsi une initiative reposant sur un modèle de participation volontaire dans lequel les engagements internationaux conclus sont adaptatifs et négociés au cas par cas(8). Certains États ont pleinement intégré la BRI, en négociant notamment un nombre significatif de projets de coopération économique, tandis que d’autres ne la soutiennent que formellement sans s’engager concrètement dans des projets de coopération matériels. Ainsi, le succès de la BRI dépend de la décision souveraine des États quant à l’opportunité de l’intégrer, de lui donner du sens, de concrétiser ses projets et d’y rester.

En vertu de ce cadre politique, la Chine ne souhaite pas s’ingérer dans les affaires politiques afghanes et propose des projets de coopération sans tenir compte de l’idéologie ou des pratiques politiques du régime. Par ailleurs, depuis 2014, Pékin a pris conscience de l’essor de l’État islamique en Asie centrale et dans le Xinjiang et voit dans cette organisation un problème de sécurité nationale majeur pour le territoire chinois. En 2016, l’EI a publié une vidéo énumérant les communautés sunnites les plus opprimées afin de faire de leurs territoires des zones prioritaires de Jihad. Parmi les territoires cités figuraient la Syrie, l’Irak, l’Arakan birman, la France, les Philippines, le Sahel et le Xinjiang chinois. En outre, une partie des combattants de l’EI provenaient du Parti islamique du Turkestan, une organisation islamiste ouïghoure qui a combattu le régime syrien au côté des forces rebelles au début de la guerre civile. Le Mouvement islamique d'Ouzbékistan pose également problème à la Chine en raison de sa proximité avec l’EI, car cette organisation a des ramifications au Pakistan, en Afghanistan, au Tadjikistan, au Kirghizistan et dans la province ouïghoure du Xinjiang.

Développer des projets de coopération avec l’Émirat islamique d’Afghanistan pourrait donc servir les desseins sécuritaires chinois en limitant l’ampleur du terrorisme jihadiste promu par les filiales de l’EI et en protégeant les routes commerciales et les infrastructures économiques d’Asie centrale, essentielles à la BRI et au développement de la puissance économique chinoise. Pour les Talibans, cette coopération fait l’objet d’une interprétation qui leur permet de ne pas contrevenir foncièrement à leur matrice idéologique (plus flexible qu’il n’y paraît), en mobilisant des perspectives religieuses permettant de restreindre le Jihad aux frontières afghanes, ainsi que des lectures offrant une légitimité particulière à la lutte contre l’EI.

Notes :

(1) Marthe Engelborghs-Bertels, « Chinese Conceptions in International Relations », Études internationales, n° 12(2), 1981.

(2) Nizamuddin Asir Adrawi. Mawlana Muhammad Qasim Nanautawi : Vie et œuvres (traduit de l’ourdou), 2015.

(3) Adnan Musallam, « The Posthumous Impact of Sayyid Qutb (1906–1966) on Ayman Al-Zawahiri and Global Jihadists of Al-Qa'eda » Journal of South Asian and Middle Eastern Studies, vol. 43 n° 2, 2020, pp. 1-13.

(4) William Maley, The Fall of the Taliban, in: The Afghanistan Wars. Palgrave, London. 2002.

(5) Ihsanullah Omarkhail et Guozhu Liu, « The Trajectory of Islamic State Khorasan Province and Afghan Taliban Rivalry », Small Wars & Insurgencies, 2023.

(6) Weidong Liu et Michael Dunford, « Inclusive globalization: unpacking China's Belt and Road Initiative », Area Development and Policy, n° 1, 2016.

(7) Anastas Vangeli, « The Normative Foundations of the Belt and Road Initiative », in Wenhua, Shan, Kimmo Nuotio et Kangle Zhang (dir.), Normative Readings of the Belt and Road Initiative, Springer, 2018, pp. 59-83.

(8) Weidong Liu, Michael Dunford et Boyang Gao, « A discursive construction of the Belt and Road Initiative: From neo-liberal to inclusive globalization », Journal of Geographical Sciences, n° 28, 2018.

 

Vignette : Le Premier ministre afghan,  Muhammad Hasan Akhund, et le nouvel ambassadeur de Chine en Afghanistan,  Zhao Sheng, lors de leur rencontre le 13 septembre 2023 au Palais présidentiel de Kaboul (© Bureau du Premier Ministre de l'Émirat islamique d'Afghanistan).

 

* Adam Laroussi est docteur en sciences politiques de l’université de Montréal, membre du Groupe interuniversitaire d'études et de recherches sur les sociétés africaines (GIERSA) et du Pôle de recherche sur l’Afrique et le monde émergent (PRAME). Ses recherches portent notamment sur les relations sino-africaines.

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