Depuis le lancement des nouvelles routes de la soie en 2013, la coopération entre la Chine et le Kazakhstan s’est amplifiée, marquée par le développement de la zone frontalière de Khorgos. Le développement territorial de cette ville frontière devient ainsi un objet d’étude des opportunités économiques engendrées par la Belt and Road Initiative.
Dans le cadre d'une visite officielle en septembre 2023, Marat Karabayev, ministre kazakhstanais de l'Industrie et du Développement des infrastructures, s'est rendu au « terminal de l'amitié » de Khorgos. À cette occasion, il a réitéré son appui aux initiatives d'optimisation des infrastructures logistiques entreprises depuis 2015, tout en soulignant sa détermination à renforcer l'attractivité économique de la région.
Khorgos, zone économique spéciale transfrontalière, se distingue comme l'un des six points de passage stratégiques entre la Chine et le Kazakhstan, occupant une position prééminente dans les échanges bilatéraux. Cette entité, scindée entre les territoires kazakhstanais et chinois tout en conservant une dénomination commune, joue un rôle crucial dans la connexion avec Almaty, pôle économique majeur du Kazakhstan.
En tant que composante essentielle de l'initiative des nouvelles routes de la soie terrestres, ce hub logistique et commercial symbolise l'engagement des deux nations dans le développement d'infrastructures transfrontalières, favorisant ainsi l'intégration économique régionale et le renforcement des liens diplomatiques.
Lancées en 2013 à Astana, les nouvelles routes de la soie (ou Belt and Road Initiative, BRI) doivent recréer le réseau antique de routes partant du triangle urbain Xi’An, Chongqing, Chengdu, au centre de la Chine, pour rejoindre l’Europe. Le président chinois Xi Jinping avait alors annoncé vouloir créer des partenariats « gagnants-gagnants » et une coopération bénéfique aux territoires partenaires. Dix ans après le lancement de ce projet pharaonique, quel bilan peut-on en tirer pour la zone de coopération transfrontalière de Khorgos ?
Khorgos : un espace géostratégique
Les villes kazakhstanaises de Khorgos (région de Jetyssou, district de Panfilov) et Dostyk (région de Jetyssou, district d’Alakol) occupent une place centrale sur la frontière avec la Chine. Les deux zones frontalières sont entourées au Nord par les montagnes de l’Altaï et au Sud par la chaîne montagneuse du Tian Shan. Leurs positions géographiques respectives en font des espaces stratégiques et privilégiés pour le déploiement des corridors chinois de transport : ces régions sont désormais reliées à un réseau ferroviaire et routier complet, développé au cours des dernières années dans la province du Xinjiang.
Zone frontalière de Khorgos (source : Google Earth Pro 2024 ; réalisation : M. Hiliquin, 2024).
De nombreux travaux de recherche présentent également Khorgos comme un espace cible des objectifs de la politique chinoise. Isabella Damiani et Victoria Bachelet démontrent dans un premier temps, grâce à une analyse d’images satellites, un développement territorial rapide. L’étalement des infrastructures ne s’observe cependant que majoritairement du côté de la zone chinoise, révélant ainsi une première asymétrie de développement au bénéfice de la Chine(1). Sur le plan économique, le développement du projet n’en est encore qu’à ses débuts et de nombreuses interrogations subsistent quant aux capacités financières du Kazakhstan à coopérer sur une initiative d’une telle ampleur(2). De son côté, Andrew Grant souligne que Khorgos n’est pas uniquement un outil de développement économique pour la Chine, mais aussi un outil de soft power, permettant de maintenir un contrôle sécuritaire de la frontière(3).
La méthodologie de recherche retenue ici s’est développée en trois temps : tout d’abord, une analyse lexicologique des documents chinois de planification afin de comprendre les objectifs de développement à l’échelle du Xinjiang et les projets de transports transfrontaliers. Puis, une analyse d’images satellites réalisée par Google Earth Pro sur une période de dix ans. Enfin, une enquête de terrain menée en septembre 2023 à Zharkent au Kazakhstan et à Khorgos, comprenant des entretiens avec des acteurs locaux, une analyse paysagère et un diagnostic territorial.
D'un marché informel au centre de coopération international transfrontalier
Dans les années 1980, Khorgos était principalement connue pour son rôle de marché frontalier favorisant le « commerce de valises », un terme désignant les échanges commerciaux informels entre particuliers de deux côtés d’une frontière. Cette période témoigne des premières interactions économiques entre les deux nations, majoritairement informelles et principalement axées sur des échanges de petite échelle. L'année 1992 marque un tournant dans l'histoire de Khorgos avec la création officielle d'un marché frontalier. Cependant, malgré cette reconnaissance, le développement territorial de la région est alors resté limité, reflétant les défis rencontrés dans la transformation de Khorgos en un centre commercial et logistique majeur.
En 2004, l'annonce de la création d'une zone de libre-échange du côté chinois a marqué un tournant décisif dans cette évolution : cette décision stratégique témoignait de la volonté des autorités chinoises d'intensifier les échanges commerciaux et de renforcer les liens économiques avec le Kazakhstan.
Les années suivantes ont été marquées par un développement significatif du côté chinois de Khorgos. La construction de nouvelles infrastructures et l'annonce, en 2011, d'une zone de libre-échange sino-kazakhstanaise ont contribué à consolider la position de Khorgos en tant que centre commercial régional majeur. La même année, l'ouverture du Centre international de coopération transfrontalière a clairement souligné l'engagement des deux nations à renforcer leur collaboration dans divers domaines, notamment le commerce et le développement économique. L'année 2012 a été marquée par l'inauguration des bâtiments des gares de Khorgos (Chine) et Altynkol (Kazakhstan), renforçant l'infrastructure logistique de la région et facilitant les échanges commerciaux entre la Chine et le Kazakhstan.
En 2020, les autorités douanières ont enregistré le passage de 4 700 trains à la frontière de Khorgos, témoignant de l'importance croissante de cette région en tant que corridor commercial majeur reliant l'Asie centrale à la Chine.
Analyse des asymétries à la frontière
Si les images satellites présentent des éléments probants d’asymétrie territoriale, les infrastructures sont également inégales de chaque côté de la frontière. La densité de bâti est plus importante du côté chinois que du côté kazakhstanais. Les bâtiments commerciaux comme les hôtels y sont plus grands et plus hauts (entre 10 et 15 étages de différence). La qualité des constructions diffère également et l’on retrouve une plus grande variété de fonctions tertiaires du côté chinois. Cette différence explique également l’inégale fréquentation entre les deux zones. Les touristes ou commerçants centrasiatiques profitent de la zone sans taxes du côté chinois, tandis que la zone kazakhstanaise n’est fréquentée que pour ses quelques cafés et stands de restauration.
Bâtiment commercial de la zone chinoise et aménagements publics, Khorgos 2023 (© Marie Hiliquin).
On retrouve cette asymétrie dans les aménagements publics : les routes sont en mauvais état du côté kazakhstanais et la signalétique en est quasiment absente, tandis que le côté chinois ressemble à une véritable ville. Les espaces verts y sont aménagés avec des éléments typiquement chinois : chemins pour déambuler, kiosques à l’architecture traditionnelle, promenades le long de la rivière. On note également sur le site une utilisation marquée du folklore des routes de la soie, avec des bas-reliefs évoquant l’histoire de la coopération, les anciennes tours de contrôle ou encore des statues de chameaux.
Bas-relief relatant l'histoire de la coopération sino-kazakhstanaise, au centre de la zone de libre-échange, Khorgos 2023 (© Marie Hiliquin).
Promue, y compris à Astana, comme une vitrine des routes de la soie, objet d’une augmentation notable du trafic et de la fréquentation, Khorgos reste un cas très révélateur des dysfonctionnements de la politique de coopération prétendument win-win promue par la Chine. Des critiques se font entendre du côté kazakhstanais, notamment de la part de la population. La montée de la sinophobie est amplifiée par le manque de retombées économiques locales mais aussi par la présence des camps de concentration dans la province voisine du Xinjiang où sont détenus de nombreux Kazakhs et Kirghizes de nationalité chinoise.
Par ailleurs, le contexte géopolitique instable (guerre en Ukraine, conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, blocus sur l’Iran) entrave actuellement le fonctionnement des routes de la soie terrestres. À terme, ces routes qui nécessitent d’importants investissements dans les infrastructures pourraient aboutir, certes, à une intensification des échanges économiques avec l’Asie centrale mais peut-être bien en deçà des espoirs initiaux.
Notes :
(1) Isabella Damiani, Victoria Bachelet, « Représentations géopolitique sur la Route de la Soie, une étude à l'aide de l'analyse cartographique et du traitement d'images satellites », L’Espace Politique, n° 34, 2018.
(2) Aigul Islamjanova, Issah Iddrisu, Rathny Suy, Dinara Bekbauova, Amran Said Suleiman, « The Impact of Silk Road Economic Belt on Economic Development of the Republic of Kazakhstan: The Case of Khorgos City », Journal of Social Science Studies, 4(2), 2017, p. 177.
(3) Andrew Grant, « Crossing Khorgos: Soft power, security, and suspect loyalties at the Sino-Kazakh boundary », Political Geography, Vol. 76, Janvier 2020.
Vignette : Bâtiment commercial de la zone chinoise et aménagements publics, Khorgos 2023 (© Marie Hiliquin).
* Marie Hiliquin est post-doctorante à l’IRSEM Europe, associée au laboratoire Territoires, Villes, Environnement et Société (Université de Lille).