Le regard des pays d’Afrique sur l’Asie centrale

On constate encore, dans les pays d’Afrique, une forte polarisation géographique, les pays occidentaux – en particulier États Unis, France, Royaume-Uni – y étant mieux couverts que d’autres zones par les médias et les chercheurs locaux. Toutefois, le suivi de l’actualité politique internationale y est aussi de plus en plus assidu et, depuis quelques décennies, l’Afrique regarde de plus en plus vers l’Asie, au gré des événements politiques et des crises.


Statue d’Al-Farghani (savant et astronome né à Ferghana et mort en Egypte après 861) offerte par l’Ouzbékistan à l’Egypte (Le Caire), © Roland Unger/Wikimedia Commons).Comme ailleurs, la focalisation de l’attention des pays d’Afrique varie au gré des événements historiques, comme ce fut le cas, par exemple, avec l’effondrement du système communiste dans les années 1990(1). L’Asie suscite désormais un intérêt croissant alors que, depuis 2008, les pays du continent africain commercent plus avec ce continent (Chine, Japon, Inde) qu’avec l’Europe(2). Ce flux d’intérêt se traduit par des études sur le commerce sino-africain et sur les échanges diplomatiques(3). En 2019, il s’est également centré sur la pandémie de Covid-19. Depuis 2022, il s’est aussi tourné vers la Russie, en raison de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine décidée par Moscou et des diverses crises politiques et coups d’État intervenus dans plusieurs pays d’Afrique. Par ailleurs, une production courante émanant de ressortissants maghrébins attire l’attention sur les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Concernant l’Asie, son suivi n’est pas exempt de concurrence de récits et de paradigmes populaires rémanents en Afrique, en particulier autour des sujets politiques. L’analyse et le commentaire des relations internationales restent en partie basés sur des doxas et des sophismes. Cette caractéristique est particulièrement visible sur les réseaux sociaux et s’observe dans les récits et discours quotidiens.

Asie centrale-Afrique : une méconnaissance mutuelle

À l’exception des pays asiatiques dotés d’un véritable soft power (Corée, Japon, Turquie, EAU, Inde et Chine), l’Asie reste un espace assez méconnu des Africains en Afrique. C’est le cas, notamment, des cinq pays d’Asie centrale, au sujet desquels la documentation et les récits sont rares sur le continent.

Un sondage réalisé en 2024 par l’auteure auprès d’un échantillon de 25 personnes, ressortissants de plusieurs pays africains questionnés en ligne et en présentiel (à l’occasion d’un atelier panafricain organisé en Côte d’Ivoire) révèle une forte méconnaissance de la région centrasiatique. À des questions simples concernant la localisation et la dénomination des pays composant cette sous-région, 22 personnes n’ont pas su répondre, confondant Asie centrale et Moyen-Orient. Les trois sondés plus à même de répondre avaient été boursiers en Union soviétique et, du fait de leur séjour réalisé en Russie, étaient familiarisés avec la zone. Les « pays en -stan » et leur ancienne appartenance à l’Union soviétique sont des stéréotypes connus mais la connaissance (même sous forme d’idées reçues) des cinq pays se limite à ces deux informations.

De leur côté, les pays d’Asie centrale ne développent pas réellement de politique d’influence à destination des pays d’Afrique. Discrets dans le champ des relations internationales, plutôt autocentrés – du moins jusque récemment –, les cinq pays de la région prônent désormais, à des degrés divers certes, une politique multivectorielle destinée à éviter toute dépendance univoque vis-à-vis d’un unique voisin (Russie, Chine…) L’ouverture, en particulier, du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, les invite à se tourner vers d’autres pays voisins, vers les États-Unis, les pays européens et/ou certains pays d’Asie plus lointains. Dans cette configuration, la place de l’Afrique n'apparaît pas, à ce stade, primordiale.

Cette méconnaissance mutuelle est le fruit de relations diplomatiques peu développées, conséquence d’enjeux géopolitiques mutuels peu visibles. À titre d’exemple, seules l’Algérie et l’Égypte ont des ambassades à Tachkent, tandis que l’Ouzbékistan n’a qu’une seule représentation diplomatique sur le continent africain, en Égypte.

Un rapprochement futur est-il envisageable ?

Au regard de l’évolution actuelle des relations internationales, il est toutefois fort probable que l’Asie centrale finisse pas apparaître sur la carte mentale des pays d’Afrique. Les avancées de la Belt and Road Initiative promue par la Chine, les crises régionales prévisibles (liées au partage des ressources – énergie, eau, etc. –, aux différends frontaliers ou au tensions interethniques), les rivalités de grandes puissances, mais aussi la politique de désenclavement promue par certains des pays de la région devraient placer l’Asie centrale sous les projecteurs médiatiques.

D’ores et déjà, on constate que l’actualité de la sous-région centrasiatique attire progressivement l’attention des acteurs du développement, des chercheurs et des journalistes internationaux, qui mettent en avant certaines thématiques, allant de la criminalité transfrontalière à l’immigration illégale et aux trafics illégaux, en passant par la démocratisation, le respect des droits de l’homme ou la santé. Des acteurs du développement y sont de plus en plus actifs, le Kazakhstan apparaissant comme un marché d’intérêt pour les débouchés commerciaux européens, l’Ouzbékistan bénéficiant de son positionnement stratégique, le Kirghizistan et le Tadjikistan bénéficiant de programmes de soutien et le Turkménistan, plus difficile d’accès, semblant désormais vouloir procéder à une certaine ouverture.

À mesure que l’Asie centrale devient une zone géopolitique et économique considérée comme stratégique, elle gagne évidemment en importance aux yeux des pays africains. Or, cette montée en puissance de la visibilité de la zone intervient à un moment où un certain nombre de pays africains souhaitent eux aussi être inclus dans la gouvernance mondiale et s’émanciper.

Quelles synergies pour demain ?

Alors que se fluidifient les mobilités internationales et que se multiplient les initiatives inclusives (programmes de développement, conférences internationales, etc.) de nouveaux partenariats Sud-Sud voient le jour. À travers ces pratiques, il est inévitable que des peuples éloignés se retrouvent et créent des synergies nouvelles.

Les faibles interactions entre pays d’Afrique et pays d’Asie centrale et le sentiment d’ignorance ou de négligence qui en découle résultent avant tout d’un faible soft power, créateur d’une non-prise en compte de l’intérêt mutuel à échanger. Pour qu’une communauté s’intéresse à une autre alors que leurs liens historico-culturels sont quasi-inexistants, une véritable stratégie doit être mise en œuvre, soutenant et créant des intérêts préexistants ou à venir. Ce qui n’est pas encore le cas ici mais une trajectoire future plus positive est probable.

Notes :

(1) Inès Trépant, « Pays émergents et nouvel équilibre des forces », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 1991-1992, n° 6-7, 2008, pp. 6-54.

(2) Jean-Raphaël Chaponnière, « L'empreinte chinoise en Afrique », Revue d'économie financière, vol. 116, n° 4, 2014, pp. 195-212.

(3) Mathieu Duchâtel, Géopolitique de la Chine, Presses Universitaires de France, 2022.

 

Vignette : Statue d’Al-Farghani (savant et astronome né à Ferghana et mort en Egypte après 861) offerte par l’Ouzbékistan à l’Egypte (Le Caire), © Roland Unger/Wikimedia Commons).

 

* Idah Razafindrakoto, titulaire d’un doctorat en Gouvernance et intégration régionale africaine de l’université panafricaine et de l’université de Yaoundé 2, est chercheure, fondatrice de l’entreprise de consultance Arterium Madagascar, enseignante à l’université d’Antananarivo et coordinatrice de programme de renforcement de capacités de recherche en sciences sociales du Global Development Network Europe (France).

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