Pleurer des larmes de Krokodil

Méprisée autrefois par le régime socialiste, puis trompée et volée par les businessmen et les hommes politiques, la population russe serait, selon les médias nationaux et internationaux, plongée dans une effroyable tragédie. Il ne lui resterait plus que ses yeux pour pleurer, mais ne verserait-elle pas des larmes de krokodil ?


"Je me presse de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer", Le barbier de Séville, I, 2.

A une table d'amis, au fond d'un café, au travail. autant de lieux où la convivialité russe parvient à subvertir la part tragique d'une actualité qui charrie quotidiennement son lot de catastrophes... Dans la parole s'opère un détachement vis-à-vis des derniers événements politiques; le ton des individus contraste avec les titres austères et la diction froide des présentatrices de la télévision. L'élargissement de l'OTAN, la guerre en Tchétchénie, la santé de Boris Eltsine[1], les prêts du FMI[2], sont autant de thèmes qui monopolisent ou qui ont monopolisé l'espace public et qui ont suscité stupeur, interrogations, craintes.…

Mais lors de discussions conviviales, ces sujets sont abordés le plus souvent à travers des allusions légères et avec humour. L'humiliation de la Russie sur la scène internationale contrarie ses citoyens qui pourtant préfèrent en rire en se remémorant, de façon anecdotique, la dernière visite officielle de Boris Eltsine à l'étranger. Ils rient également des scandales internes tels l'affaire MMM -le fonds d'investissement dont la "faillite" a provoqué la ruine de nombreux petits épargnants, et des réussites de leurs oligarques, etc. Dans ces relations entre proches, le rire ne traduit pas seulement l'expression spontanée d'une joie de vivre. Il semble se déclencher en réaction à une situation vécue comme agressive ou inhibitive. La traduction de l'actualité en histoires drôles résulterait alors plutôt d'un comportement de défense face à une expérience vécue sur le mode de la frustration[3].

Cette faculté de rire dans des situations considérées comme "tragiques" ou "désespérées" n'est pas un phénomène récent mais bien l'héritage direct de la période soviétique.

Le rire se manifestait alors sous une double forme, à la fois produit et critique du discours officiel; une dualité trompeuse dont on retrouve aujourd'hui la trace dans l'ambiguïté qui entoure l'humour politique en Russie.

Le rire, arme populaire et poison politique du contrôle social sous la période socialiste

Au cours de la période soviétique, le pouvoir politique a pénétré toutes les strates de la société, plaçant ainsi l'individu seul face à l'appareil d'Etat. Grâce à la propagande, il a imprimé sa marque aux arts et a pris le contrôle de l'information. Le comique, lui-aussi, a été transformé en une arme psychologique à laquelle le pouvoir politique soviétique n'a cessé de recourir pour renforcer sa légitimité. Il faut avoir à l'esprit que le rire participe au système de contrôle social d'une manière plus ou moins prévalente. Il permet aux membres d'une communauté, ici les Soviétiques, de se reconnaître, de se retrouver autour de thèmes communs. En contrepartie, il crée une distance entre les sujets et leur objet de moquerie et exclut tous ceux qui sont étrangers à cet humour.

L'URSS a produit une satire officielle, antisémite, anti-américaine, pour unir ses citoyens contre ses ennemis: d'abord les Mencheviks et les Russes blancs, puis les Allemands, les Juifs, les impérialistes... Staline a utilisé l'humour et la satire comme un moyen d'affaiblir ses adversaires avant de les écraser. La moquerie était l'étape qui précédait l'élimination[4]. Elle avait pour fonction de prévenir puis de réprimer la réapparition de raideurs, d'inadaptations observées chez un sujet et menaçant la vie sociale.

Toutefois, le pouvoir n'est parvenu ni à monopoliser ni à contrôler entièrement la satire politique. Face à une propagande officielle omniprésente, asphyxiante, face à la prétendue universalité des valeurs socialistes dans lesquelles les individus ne parvenaient pas à se retrouver, se sont développés rapidement, dans tous les domaines de la vie sociale et donc aussi par l'humour, des réseaux informels où ont pu s'exprimer la singularité des êtres et où les relations de familiarité et d'amitié pouvaient renaître. Celui qui racontait une blague remettait en route le réseau communicationnel. Il redonnait forme au "nous contre le "eux des "tyrans, il esquissait une alternative fondée sur un "parler vrai échappant aux "figures imposées de la parole publique et du langage mimétique (conformiste ?). Chaque blague est devenue une victoire sur le renoncement, l'autocontrainte, décrits par Alexandre Zinoviev[5]. Ce phénomène a donné naissance à un humour officieux où l'idéologie, les dirigeants, l'organisation économique étaient mis à mal.

Cependant, tandis que l'humour officiel bénéficiait du soutien des maisons d'éditions d'Etat, était diffusé par le biais des journaux, des films, l'humour non-officiel était colporté de bouche à oreille pour échapper à la répression. La structure des anekdot, leur rythme permettaient de les mémoriser facilement. Les thèmes, tabous, recoupaient tout ce dont on ne pouvait se moquer publiquement: les valeurs du régime, la contradiction entre la réalité quotidienne et la propagande, etc. On peut rapprocher ce type d'humour de ce que le linguiste et critique littéraire Mikhail Bakhtine[7] a identifié comme l'humour carnavalesque ; un humour dont la caractéristique principale -manifeste lors des carnavals- est d'opérer un renversement du monde: les symboles du pouvoir et de la violence sont retournés, mis à l'envers.

Ainsi, en Union soviétique, le bas de la société, où les anecdotes poussaient comme champignons après la pluie donnait la répartie aux stratèges du "haut" où s'organisait le culte. Là où la propagande solennisait, héroïsait, figeait les personnages dans des poses avantageuses, les anecdotes construisaient une symétrie parfaite en rapetissant et travestissant ces mêmes personnages. Vu par le prisme de la satire, Lénine est un bouffon, un simplet, un vieux sénile, Staline un tyran, un dictateur.

Pour autant, cette forme d'humour populaire ne peut être opposée de façon schématique à l'humour officiel. L'humour populaire n'est pas un humour dissident pas plus qu'il n'est fondamentalement anti-soviétique. Les anecdotes sont le conducteur de sentiments mêlés: apitoiement plus que mépris, moquerie plutôt qu'invective. Les histoires drôles traduisent bien l'ambivalence fondamentale des attitudes populaires face au système lui-même. La culture populaire pratique le rabaissement, la trivialisation, la ridiculisation de tout ce qui se présente comme élevé puissant et sacré.

Mais en même temps, le colporteur d'histoires drôles confesse le lien qui l'attache au monde qu'elles incarnent: la relation de plaisanterie met en relief une forme complexe de connivence entre les personnages et les gens. La diffusion de cet humour, à l'époque soviétique, ne visait pas vraiment des fins politiques comme le faisait la dissidence; il consistait plutôt en une soupape de sécurité pour le narrateur et son auditoire. Les théoriciens soviétiques de la littérature qui ont écrit sur le rire (Propp[6], Bakhtine[7], Likhachev[8]) insistent tous sur la fonction salvatrice de l'humour. La satire humoristique est perçue comme un antidote à la maladie du communisme. Elle apaise, guérit de la folie ambiante, efface la peur. Finalement, la seule fonction de rire collectif est de permettre une communication non verbale de messages affectifs dont font partie la joie et le plaisir mais aussi l'agressivité et l'angoisse.

Rire c'est d'abord communiquer, se situer dans une communauté d'individus partageant un code commun. Par la dérision véhiculée dans la satire des événements politiques, les individus évacuent leurs frustrations en même temps qu'ils expriment leurs mécontentements. Dans une perspective rabelaisienne, nous pourrions donc conclure que l'humour est un instrument thérapeutique, une hygiène de vie, ou encore un acte salutaire visant l'entretien de la santé individuelle et collective.

Comment dès lors les humoristes russes appréhendent-ils leur rôle de commentateurs politiques aujourd'hui ?

La fin de l'URSS et la déliquescence de l'Etat russe ont totalement bouleversé la structure rigide de la société soviétique. Les réseaux relationnels se déstructurent en même temps que la liberté nouvelle offre de multiples stratégies d'action dans cette société qui se réorganise péniblement. Pourtant la tradition des histoires drôles perdure et se développent de nouvelles formes de satires liées au développement des médias. Mais désormais la dérision se focalise moins sur la scène politique, dont il n'est pourtant pas difficile de rire, que sur les nouveaux russes ou l'argent. Autrement dit, pour garder l'ancienne terminologie, les tabous se déplacent.

L'humour officiel a officiellement disparu, et les médias, plus libres que jamais en Russie, peuvent diffuser et publier presque tout ce qu'ils jugent opportun. Les caricaturistes, les humoristes autrefois censurés sont aujourd'hui présents dans les rédactions des journaux comme sur les chaînes de télévision. Ils peuvent maintenant s'exprimer, mais qu'ont-ils envie de dire? Quelles sont leurs motivations ?

Au début des années 90, les premières caricatures acerbes sur le régime sont apparues spontanément dans les grands médias nationaux, les journaux, la télévision, ce fut l'heure de la revanche tant attendue. Lénine[9] suivi de sa petite troupe de communistes, animait son émission sur le petit écran et amusait le public russe en rappelant l'hérésie du défunt système. La pilule était enfin passée, du moins le laissait-on supposer. En revanche, la critique de la nouvelle classe politique était moins lisible, moins acerbe, en raison du brouillage des repères et de la difficulté à trouver un nouveau code commun pour rire ensemble.

Aujourd'hui, dans la presse quotidienne et hebdomadaire, les caricatures explicitement politiques sont relativement rares, alors qu'on trouve de nombreux dessins abordant des sujets variés plus proches du quotidien des lecteurs. Des motivations d'ordre économique inspirent sûrement les rédactions qui cherchent avant tout à vendre leur journaux, mais il est permis de penser que cette situation est bien la conséquence directe de la période communiste. Cet état de fait montre que la profusion de blagues sur les politiques était plus le résultat d'un référent commun à tous que celui d'une volonté explicite de critiquer le politique.

Les lecteurs, auditeurs se sentent aujourd'hui plus directement concernés par les problèmes ménagers, les difficultés financières que par les bouleversements politiques. Les caricaturistes qui prétendent encore à ce titre, abordent leur activité plus comme une forme d'art que comme du journalisme d'investigation. Igor Smirnov (caricaturiste des Izvestia), Maximov (dessinateur de Vremia Novosteï) ou encore Leontiev (rédacteur en chef du journal satirique FAS) analysent leurs caricatures comme des œuvres par opposition aux nombreux dessins vulgaires dont les journaux regorgent.

Certains, à l'instar de Peskov (de Literaturnaïa Gazeta) revendiquent explicitement leur intention de ne pas faire de leur caricature des produits de consommation. A l'inverse, tous se réfèrent à la tradition humoristique russe qui allie la satire à la littérature et à la philosophie. Il dessinent plus volontiers des personnages métaphoriques, utilisent des références littéraires. Ils ne conçoivent pas leurs dessins comme un outil pédagogique, ni comme un moyen de condamner le politique car ils prétendent n'avoir aucun impact sur le monde politique. En revanche, ils se penchent volontiers sur des questions touchant à la condition humaine, auscultent le corps social pour mieux en souligner la complexité. Dans cette perspective, ces mêmes auteurs estiment jouir d'une liberté illimitée, la seule censure qu'ils subissent étant la leur, celle touchant à la qualité artistique de leurs dessins. Pourtant derrière ce discours serein, certains rappellent avoir les mains liées par la vie. Il est en effet des sujets que personne n'aborde.

A la télévision, quelques émissions populaires (Koukly et Itogo) bénéficiant d'un fort taux d'audience se livrent hebdomadairement à une critique acerbe de la sphère politique, des oligarques et du monde de la finance. Il n'est dans ce média plus question d'art, même si les références littéraires sont toujours le support du rire. Biljo, Chenderovitch et Irteniev, tous trois animateurs d'Itogo, avouent ne pas avoir d'autre choix que de s'intéresser à la politique. Ils font de leur participation à ce programme un engagement moral. Ils y dénoncent l'absurdité des décisions politiques, les injustices et rappellent que le rire ne va pas forcément contre la morale, au contraire. La médecine est toujours présente, Biljo se fait le psychiatre de la société toute entière. Il reçoit tout le monde, du simple citoyen à l'homme politique qui prétend éduquer ce dernier, mais il n'est pas question de porter des blâmes individuels.

Dans cette émission, l'animateur-humoriste n'est plus seulement observateur, il soigne aussi par un effet de catharsis. Le théâtre des marionnettes (Koukly), est aussi un lieu de dénonciation des inepties du monde politique actuel. Le rire redevient une arme, utilisée pour transmettre des valeurs, les trois commandements comme l'explique Chenderovitch : tu ne tueras point, tu ne voleras point et tu ne feras pas de faux témoignages... Ils n'attendent rien en retour de la part des politiques, mais espèrent que leurs potions miraculeuses auront des effets salvateurs, que les gens voteront mieux la prochaine fois! Chenderovitch et Biljo, directement concernés par les imbroglios juridiques et politiques de la chaîne NTV, ont érigé leur liberté en dogme. Au plus fort de la crise entre Poutine et NTV, ils ont continué leur émission jusqu'à ce que l'on interrompe de force les programmes. Aujourd'hui ils ont émigré sur TV6, mais les marionnettes, elles, sont restées dans les locaux de NTV, propriété privée oblige!

Ainsi, si le régime politique a changé et si le pouvoir a largement abandonné son rôle de censeur médiatique, le recours à la satire et à la dérision pour dénoncer les injustices et les frustrations de la société russe subsiste et se réactualise. La persistance de cette forme d'expression et de ses instigateurs en dépit des bouleversements politiques souligne une des nombreuses continuités entre la société soviétique et la société russe.

 

[1] Pour la petite histoire : Nous sommes en 1998, le jpur de l'anniversaire de Boris Eltsine. Lors de la fête organisée par les membres du gouvernement, Kirienko lui offre un puzzle. Le lendemain, Boris ne vient pas au Conseil du gouvernement. Kirienko, inquiet de la situation du pays le fait rechercher dans tout le Kremlin, en vain. Le second jour, il fait appel à l'armée, sans succès. Le troisième jour, Boris réapparaît, tout joyeux. Kirienko : "Mais où étais-tu Boris, il y a urgence, il a falloir dévaluer le rouble, voilà trois jours que nous te cherchons !", "Trois jours répond Boris Nikolaevitch très fier, je n'ai mis que trois jours alors qu'il y a écrit de trois à sept ans sur la boîte !".
[2] Petite contine russe : " Monsieur Candessus-ssus-ssus, nous voulons manger-ger-ger, et nous avons des fusées-sées-sées !"
[3] Freud a montré que le rire permet d'économiser les affects que la situation devrait occasionner pour se dégager par une plaisanterie de la possibilité de certaines extériorisations affectives telles la colère, la frayeur, la douleur, etc.
[4] Voir notamment dans ce numéro l'article d'Elena Pavel.
[5] Alexandre Zinoviev philosophe de formation, publie en Suisse en 1976 un premier ouvrage satirico-philosophique : Les Hauteurs Béantes dans lequel il fait la satire de l'idéologie officielle, décrit une réalité soviétique rongée par le néant. Le "Numéro un" reçoit par exemple une décoration pour avoir été décoré" et en outre deux prix "un pour ceci un pour cela". Ce livre fut suivi notamment de l'Avenir radieux, et du Communisme comme réalité. Zinoviev a eu un fort impact en URSS dans les milieux dissidents. Nadejda Mandelstam, la veuve du poète confia à Zinoviev que son œuvre était celle qu'elle avait attendu toute sa vie.
[6] V. Propp: (1895- 1970) : philologue, folkloriste, depuis 1938 professeur de l'Université de Leningrad. Ses travaux principaux sont consacrés à l'histoire et à la théorie du folklore dans les contes populaires russes (Morphologie du conte, 1928 ; Les racines historiques du conte merveilleux, 1946 ; l'epos héroïque russe, 1955 ; les fêtes agraires russes, 1963).
[7] M. Bakhtine (1895-1975), Critique littéraire et théoricien de la littérature et de la linguistique, il a été arrêté à la fin des années 20 pour participation à un cercle religieux, puis exilé au Kazakhstan où il a enseigné dans des petites universités. Les études qu'il a consacré à Rabelais et Dostoievski insistent sur l'aspect carnavalesque de leur œuvre. Cf :BAKHTINE (Mikhaïl) - L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. - Trad° française Gallimard, 1970,.
[8] D. S Likhachev: Linguiste, théoricien de la littérature, historien. Arrêté dans les années 30, il passe plusieurs années en camp (qu'il met à profit pour étudier par ex. la langue du monde des voleurs). Il est une figure reconnue au moment de la Perestroïka où il joue un rôle de "défenseur de la culture russe". Avec A. M Pantchenko, il a réalisé une étude sur le monde du rire dans la Russie ancienne. Cf : LIKHACHEV (D.S), PANTCHENKO (A.M) - Smekhovoj mir drevnej Rousi (Le monde du rire de la Russie médiévale) - Leningrad, Nauka, 1976 et LIKHACHEV (D.S), PANTCHENKO (A.M) - Smekh v drevnej Rousi (Le rire dans la Russie médiévale)- Leningrad, Nauka, 1984.
[9] Au début des années 90, une émission de télévision présentait en effet une parodie de la vie politique en mettant en scène des sosies des grands hommes soviétiques.

Par Aurore CHAIGNEAU
Vignette : Krokodil Ivan Ivanovitch s'amuse 1964.