Une chambrette située au rez-de-chaussée d’un édifice de deux étages, de style classique: c’est l’ancien «Club anglais» de Moscou devenu musée de la Révolution, et reconverti en musée d’histoire contemporaine avec la fin du régime soviétique. Des dessins sont accrochés aux murs, d’autres entassés sur des tables: le musée accueille la première exposition de caricatures russes à l’initiative du dessinateur Igor Smirnov.
Caricatures, témoins de l’histoire
«Les dirigeants soviétiques utilisaient la caricature pour la propagande mais la jugeaient indigne d’être présentée dans un musée, rappelle Smirnov. Des musées de caricatures existaient partout dans le monde, mais pas chez nous. Beaucoup de nos dessinateurs remportaient des prix prestigieux dans des concours internationaux et pourtant les musées russes ne voulaient pas exposer leurs dessins». Smirnov, qui a toujours rêvé de «systématiser» la caricature, affirme que le pouvoir soviétique se méfiait de ce genre d’art capable de «montrer son vrai visage au peuple». Il lui a fallu attendre quinze ans, dont cinq de Perestroïka et dix de Russie désoviétisée, pour pouvoir enfin monter une exposition et espérer un jour créer un musée. Le 1er avril dernier, l’exposition Caricature 20+01 a été inaugurée.
Prévue pour durer un mois, elle a finalement été prolongée jusqu’au milieu du mois de juin. C’est pour l’instant une petite chambrette sans fenêtres où les dessins sont provisoirement stockés qui fait office de musée, en attendant un bâtiment plus conséquent. Ces caricatures résument un siècle de Russie, soixante-dix ans d’Union Soviétique, le temps de l’ouverture, la fin du communisme, l’apprentissage difficile de l’économie de marché, Eltsine, parfois Poutine. Smirnov a réuni les oeuvres d’une centaine de caricaturistes, les «maîtres» comme les plus jeunes. Boris Efimov, caricaturiste du journal satirique Krokodil, est l’un des plus célèbres d’entre eux.
En 1941, lorsque les troupes allemandes rompent le pacte germano-soviétique et attaquent l’URSS, Efimov prend son crayon, dessine un cercueil; à l’intérieur, l’opération Barbarossa fomentée par Hitler. «Yefimov est un personnage légendaire», précise Igor Smirnov. «A l’âge de 101 ans il dessine toujours!» Mis à part les dessins de Boris Efimov et Koukryniksy, l’exposition aborde très peu de sujets politiques. En inscrivant sur le mausolée de Lénine, Sergueï Tunine se moque plutôt des nouvelles technologies que de l’idole communiste. Et les charges lancées par Vladimir Motchalov contre Eltsine et Poutine seraient sans doute passées inaperçues si les autorités du musée n’avaient pas exigé d’enlever la caricature du nouveau président. «Le début de l’exposition a coïncidé avec le 1er avril, la fête des fous en Russie.
Je trouve qu’il est absurde de s’occuper de politique ce jour-là», assure Smirnov pour justifier la rareté des caricatures à caractère politique. Pourtant les dessins des artistes de la «nouvelle vague», dont beaucoup étaient interdits avant Perestroïka, n’ont rien de particulièrement festif: Un crâne donne du feu au prince Hamlet qui le tient entre ses mains (Yorick fume de Sergueï Tunine), un moulin à vent se transforme en cage et renferme Don Quichotte, le personnage favori de Smirnov. Dans le même registre cynique, les dessins aux coloris grisâtres de Vladimir Ivanov –«d’une tragédie totale» selon Smirnov- exposées pour la première fois depuis les années 70: Un homme s’est pendu, la corde serre le cou d’un autre qui fait le gibet, un dessin titré Qui l’emportera? Ou encore un bourreau qui étrangle la victime avec sa propre cravate… «Vladimir Ivanov était l’un des plus doués, il est mort à l’âge de 33 ans», regrette Smirnov.
Caricatures de presse, enjeux déontologiques et économiques
La caricature russe met généralement l’accent sur le caractère tragique de la vie. Comme le souligne Smirnov, «Il y a peu de dessinateurs qui gouaillent. La plupart réfléchissent, se posent des questions philosophiques. Un caricaturiste a les mains liées par la vie: il ne peut pas oublier tous les problèmes pour s’occuper uniquement du comique, de l’humour». A l’époque communiste, les caricaturistes avaient le droit de fustiger les bureaucrates mais sans toucher les hauts- fonctionnaires, le gouvernement et le système politique. Ceux qui osaient le faire, même par allusion, étaient considérés comme antisoviétchiks.
Leurs dessins n’étaient pas publiés, ils ne pouvaient pas aller à l’étranger ou adhérer au syndicat des artistes. «Krokodil était un périodique du Parti communiste. Ceux qui dessinaient pour ce journal, Efimov, Koukryniksy et les autres, étaient des artistes du Pouvoir, rappelle Smirnov. Je ne sais pas s’il faut les condamner ou non; d’ailleurs ce que Efimov dessinait pendant la guerre était bien». Ce que dit Ivan Maximov, dessinateur au quotidien Vremia Novosteï, corrobore les propos de Smirnov: «Les dessinateurs se sentaient coincés par les tabous officiels. Les censeurs étaient capables de déceler une allusion, un double sens dans une caricature apparemment innocente, et son auteur se voyait réprimandé sinon licencié». Beaucoup se réfugiaient dans «l’humour pur», évitant toute satire politique. Il était impossible de les accuser de «propagande antisoviétique» et pourtant les journaux ne publiaient pas leurs dessins. Parfois, lorsqu’ils avaient besoin d’argent, ils consentaient à traiter des sujets «politiques» et produisaient alors des dessins de propagande à l’image de ce capitaliste, serrant dans ses bras un sac bourré de dollars.
Aujourd’hui la presse russe fait peu usage de la caricature. Quelques grands quotidiens ont bien leur dessinateur attitré, mais ceux-ci croquent beaucoup plus la vacuité de la vie, esquissent le ridicule du comportement humain que l’actualité russe pourtant riche en thèmes. Igor Smirnov expose un point de vue résolument libéral: «La liberté d’expression dépend de la liberté financière. Il faut dessiner ce qu’on peut vendre, c’est la loi du marché libre. C’est pour cette raison que beaucoup de dessinateurs bâclent leurs dessins». Vitali Peskov, un autre caricaturiste réputé qui dessine depuis plus de trente ans pour Literaturnaïa gazeta, est moins indulgent. «Il y a très peu de caricatures dans la presse russe actuelle. Des dessinateurs avec un grand D, il y en a à peine une dizaine. Les autres, ce sont des «écrivailleurs» de caricatures. Ils n’en sont qu’à l’abc du dessin et écoulent leurs produits auprès de rédacteurs en chef peu exigeants. Ce n’est plus de l’art, c’est de la vente de produits», martèle-t-il.
Pour Vitali Peskov, «un caricaturiste est un journaliste qui dessine». Tout sujet d’actualité peut devenir le sujet d’une caricature, «depuis le comique d’une bagarre à la Douma, au tragique d’une inondation ou de la catastrophe du Koursk». Il pense que l’humour peut être une forme de compassion: «Quelqu’un est tombé, il a mal, et les badauds éclatent de rire. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont insensibles. Tchekhov a écrit plein d’histoires où il parle de la souffrance». La caricature, comme partout ailleurs, ne s’apprend pas dans une école spécialisée, même si tous les caricaturistes ont de solides bases d’arts graphiques et de dessin. «Il faut être fait pour cela, estime Vitali Peskov. Les caricaturistes de Krokodil savaient dessiner mais ne savaient pas réfléchir. On leur proposait des thèmes». Revient l’inévitable question de la liberté d’expression; Vitali Peskov, décidément très disert, y voit «quelque chose de positif». Mais il distingue la liberté du chaos et du laxisme: «Il faut qu’il y ait de l’autocensure, un levier interne qui empêche de dessiner des choses vulgaires, des saletés.
Auparavant, il y avait des rédacteurs en chef bien formés, capables de voir la différence entre une vraie caricature et une contrefaçon». Une vraie caricature «est absolument capable d’éduquer le goût. Des journaux sérieux ont déjà compris qu’un bon dessin peut suppléer un éditorial». Et leur impact sur le lecteur? Selon Peskov, «nous sommes trop jeunes pour ça; il faut attendre encore un siècle pour qu’une caricature puisse changer des choses en Russie». D’ailleurs Peskov ne s’occupe pas de politique: «Ça ne vaut pas la peine. Les chiens aboient, la caravane passe». Boris Efimov, lui, dessinait des caricatures politiques et en était fier. Mais, c’était l’époque qui voulait cela.
Ivan Maximov, dessinateur au quotidien Vremia Novosteï, ne s’embarrasse pas de toutes ces questions. Il est persuadé que la fonction essentielle de l’humour, y compris de la caricature, est la détente psychologique. Il voudrait que la caricature soit capable de résoudre les conflits sociaux. «Elle peut aussi montrer la position du journal sur un sujet concret. C’est la satire que je n’aime pas, elle sème la discorde». Il perçoit la caricature surtout comme une illustration ironique d’un texte. Selon lui, la revue de vulgarisation scientifique Khimiïa i jizn, était le périodique qui, à l’époque soviétique, faisait le meilleur usage de la caricature. Tunine, Bassyrov, Zlatkovski ont travaillé pour cette revue.
Dans les années 90, lorsque tout aurait dû être possible, l’essor du genre caricatural n’a pas eu lieu par manque de moyens. La crise d’août 1998 a marqué un tournant: «Dès le 17 août 1998, le nombre des caricatures dans la presse a diminué faute d’argent. Beaucoup de titres ont disparu, et ceux qui ont survécu se jugent souvent trop sérieux pour publier des dessins humoristiques. C’est une question de choix» conclut Ivan Maximov.
Fas, un nouveau journal satirique
Dans ce désert, il reste un îlot : Fas. Né en octobre 1999, ce magazine est dirigé par un homme sérieux, Mikhaïl Leontiev. Economiste de formation, c’est un commentateur de télévision bien connu en Russie. Son adjoint, Véniamin Guinodman, affirme que Léontiev «a un bon sens de l’humour» qui l’a poussé à créer un magazine satirique. Véniamin Guinodman regrette que dans la Russie contemporaine il n’y ait toujours pas de magazine satirique de bonne qualité. Le problème est toujours le même - celui des financements.
Fas regorge d’illustrations dont la plupart sont des caricatures. «La caricature accentue l’idée maîtresse d’un article, d’un édito par exemple», explique Véniamin. Mais sont également publiées des caricatures sans texte dans la rubrique Rasfassovka[3]. Igor Smirnov et Andreï Markevitch sont les dessinateurs attitrés de Fas. Viatcheslav Schilov, Victor Bogorad et Vladimir Melnik, tous les trois artistes du groupe petersbourgeois Nuance, dessinent eux-aussi pour Fas.
Les thèmes des caricatures sont très divers: politique, vie quotidienne, société, événements culturels… Véniamine déclare qu’il n’existe pas de sujets que Fas n’aborde jamais: «Mikhaïl Léontiev a des contacts directs avec Volochine, Poutine. Et cela ne nous empêche pas de publier les caricatures de Volochine et de Poutine. L’essentiel, c’est que le dessin soit amusant». La rédaction n’a aucun objectif politique ou pédagogique: «Croire que l’art peut changer le monde, c’est être naïf. Nous publions Fas pour amuser nos lecteurs et nous amuser nous-mêmes».