Entre critique et littérature: Irteniev

Entretien avec Igor Irteniev, poète, rédacteur en chef du journal satirique Magazine, interprète pravdoroub –le personnage qui dit «la vérité toute crue»- dans l’émission Itogo. Il nous expose ici sa conception de l’humour. On s’aperçoit qu’Irteniev est peu alerte des menaces que les pressions politiques et économiques font peser sur l’indépendance de l’humoriste.


Quel jugement portez-vous sur la littérature humoristique russe?

Presque toutes les oeuvres littéraires russes sont teintées d’ironie. Gogol est un écrivain extraordinairement plaisant, doté d’un sens aigu du comique. Un humour singulier est présent chez Dostoïevski. Quant à Tchekhov, il a commencé sa carrière comme humoriste professionnel. En tant qu’homme de langue russe, je peux percevoir toute l’ampleur de l’humour russe. A mon avis, il atteint à la fois le plus sublime et le plus bas comme ne le fait aucun autre humour; il est tout autant capable d’avoir recours aux pires cochonneries et au cynisme le plus sombre que de s’élever vers des sommets de finesse et de subtilité.

Comment définiriez vous l’humour? 

L’humour est une chose «anti-pathétique» qui fait revenir sur terre, donne du corps aux idées les plus élevées, met tout en ordre. L’humour est dénué de tout contenu idéologique. C’est surtout une notion difficile à définir qui se caractérise avant tout par la spontanéité de celui qui rit pas son insaisissabilité. Il est, selon moi, impossible de convaincre autrui de rire de telle chose ou de tel événement.

Quel est l’état de la satire aujourd’hui en Russie?

Beaucoup d’auteurs russes contemporains sont totalement dépourvus d’humour. Ils s’imaginent qu’il existe une recette leur permettant de créer des oeuvres humoristiques. Ils inventent par exemple quelques noms de famille rigolos pour leurs personnages. Je trouve ça monstrueux. La littérature humoristique légère est un gagne-pain facile, un produit de consommation de masse, comme le sont les mots croisés, les romans à l’eau de rose et les séries télévisées. Ce type de produit est facile à avaler et il n’est pas nécessaire d’en approfondir le sens. Il s’agit selon moi de «littérature inférieure». D’ailleurs les grands écrivains qui ont débuté avec ce genre d’écrits les ont abandonnés ensuite.

Vous considérez-vous comme un poète satirique? Même à la télévision ?

Mes exercices poétiques sont généralement considérés comme de la «poésie ironique». Ce n’est qu’une étiquette, quoique l’ingrédient comique soit présent dans mes vers presque constamment. Ce que je fais pour Itogo, en revanche, c’est du journalisme. La véritable poésie n’a pas de thèmes imposés. Or, j’interviens à la télévision pour faire des commentaires sur des sujets politiques ou sociaux, il n’est alors plus question de poésie.

Quel personnage jouez-vous dans cette émission?

Mon personnage ironique est un homme qui parle comme s’il soutenait le pouvoir, qui fait du zèle. Etatiste fervent, il veut que tout soit «comme il faut». Et en raison justement de cet excès, le pouvoir est ridiculisé. J’incarne, sous le masque de pravdoroub, un petit bourgeois, un homme ordinaire préoccupé par des problèmes matériels ... C’est ça précisément qui attire les spectateurs, ce caractère petit-bourgeois – dans un sens positif – de notre émission!

Quelle est votre motivation professionnelle? 

Je suis payé pour faire ce travail. Mais je suis aussi intéressé par la politique, l’argent n’est pas ma seule motivation. Itogo a une fonction sociale. On nous regarde, on attend nos émissions. Au début, nous ne pouvions pas imaginer que ce programme ferait l’objet d’une telle demande. L’existence même d’une émission de télévision qui brime constamment le pouvoir est importante, et doit exister dans tout pays normal.

Quel est votre jugement sur les hommes politiques?

Les hommes politiques sont des salauds, partout. Je vote pour certains, lorsque mes opinions coïncident avec les leurs mais je ne me fais pas d’illusions. La période idéaliste de la politique russe s’est terminée peu de temps après le premier putsch. Aujourd’hui, la plupart des hommes politiques sont devenus des voleurs et tous sont cyniques par nature mais je reconnais que le pouvoir politique est quand même nécessaire. Et le pouvoir politique doit être structuré dans une verticale.

Quelle est la réaction des autorités à vos prestations dans Itogo?

Cela m’est égal. Je ne m’y arrête pas, et c’est tant mieux. Je crois savoir que les hommes politiques aiment notre émission: il est agréable de regarder un autre traîné dans la boue. Et puis ils ont déjà appris «l’abc de la politique ouverte».

La liberté d’expression existe-t-elle aujourd’hui en Russie?

C’est un acquis essentiel des périodes gorbatchévienne et eltsinienne. Boris Eltsine n’a pas entravé cette liberté, même si les journalistes l’ont égratigné. Les nouveaux dirigeants ont d’abord tenté de la limiter. Mais ces derniers temps, je ne vois aucune menace directe. Poutine est un homme assez raisonnable, il a l’esprit froid. Issu du KGB, il s’est adapté aux conditions politiques actuelles. Il se soucie de l’opinion de l’Occident et ne veut pas être représenté uniquement comme un tyran, un homme qui serre la vis. Ses dernières réformes – judiciaire, fiscale, militaire – ont un caractère ouvertement libéral. Or le libéralisme et la liberté d’expression vont toujours ensemble.

Croyez-vous vraiment que Poutine soit sincère?

Ses motivations personnelles ont peu d’importance. Je n’ai aucune sympathie personnelle pour Poutine. Mais il exerce suffisamment bien sa fonction.

Etes-vous d’accord avec l’idée que l’absence de liberté peut, sous certaines conditions, contribuer au développement de la littérature? 

C’est une opinion courante. Pour contourner la censure, les auteurs inventent quelques nouvelles formes d’expression… Mais je ne crois pas que les répressions soient réellement bénéfiques au développement littéraire. A l’époque stalinienne, la littérature russe a été pratiquement écrasée.

 

 

Par Olia SINKOVA