Pologne : que reste-t-il de l’Euro 2012?

Des stades déficitaires, une sélection nationale à la peine, mais aussi des gares et des aéroports modernisés et une population encore plus européenne. L'Euro 2012 de football, organisé par la Pologne et l'Ukraine, était-elle un éléphant blanc ou un nouveau symbole de la réunification du continent ?


Varsovie, le Stade national.Avec ses façades aux couleurs blanc et rouge du drapeau polonais, le Stade national flambant neuf se démarque très nettement de la verdure et de l’habitat peu dense caractéristiques du quartier de Saska Kępa, situé sur la rive droite de la Vistule face au centre historique de Varsovie. Cet arrondissement aux noms de rues très cosmopolites aurait dû accueillir pendant l'entre-deux-guerres une exposition universelle afin d'affirmer le retour de la Pologne dans le club des puissances européennes. Cependant, l'invasion du pays en 1939 mit un terme à ces aspirations.

Dans les années 1950, le gouvernement de la République populaire de Pologne fit bâtir à Saska Kępa le Stade du 10e anniversaire, de dimension olympique. La division de l’Europe en deux blocs hostiles pendant la guerre froide et la «souveraineté limitée» de la Pologne vis-à-vis de Moscou ne lui permirent toutefois pas de recevoir de grands événements internationaux. Dans les années 1980, à mesure que l’économie collectiviste s’effondrait, le stade fut abandonné puis concédé à une entreprise privée qui le transforma en immense marché à ciel ouvert. Cette économie de bazar dans laquelle des vendeurs russes, ukrainiens ou vietnamiens pouvaient proposer des produits de contrebande en toute impunité illustrait à merveille la phase de capitalisme sauvage qui avait cours en Pologne au début des années 1990.

C'est désormais sur le site même du Stade du 10e anniversaire, démoli en 2008, que se dresse le Stade national construit pour l'Euro 2012. Un an plus tôt, l'UEFA avait en effet décidé de confier à la Pologne et à l'Ukraine l'organisation cette compétition sportive suivie par près d'un quart de la planète. Le choix était pourvu d'une forte valeur symbolique puisqu'hormis la Russie, jamais aucun État d'Europe centrale et orientale n'avait accueilli un événement international d'une telle envergure. Il devait également donner corps au rapprochement entre l'Ukraine et l'Union européenne (UE) à l'époque où le président Viktor Iouchtchenko, réputé pro-occidental, était encore au pouvoir à Kiev.

La victoire à l’élection présidentielle de 2010 de Viktor Ianoukovitch, déjà candidat en 2004 avec le soutien du Kremlin, puis l'emprisonnement de son adversaire Ioulia Timochenko ont mis un frein considérable à cette dynamique avec le boycott des matchs se déroulant en Ukraine par plusieurs responsables politiques de l'UE et de ses États membres. La Pologne, favorable à un élargissement à plus ou moins long terme de l'Union à l'Ukraine, n'a donc pas pu profiter de l'Euro 2012 pour marquer des points dans cette catégorie. Néanmoins, le tournoi lui a apporté des résultats positifs sur d'autres terrains.

La querelle des économistes

L'impact économique de l'organisation de grands événements sportifs fait l'objet de débats sans fin entre spécialistes de l'économie du sport. D'un côté, les défenseurs de l'effet Barcelone, en référence aux Jeux olympiques tenus dans la ville catalane en 1992, affirment que les gains d'image qui résultent de l'afflux de visiteurs et de médias internationaux pendant les compétitions rendent les investissements réalisés rentables. En face, l'Euro 2004 organisé au Portugal ou les JO d'Athènes en 2008 sont souvent cités comme exemples d'argent gaspillé dans des infrastructures surdimensionnées et devenues inutiles à l'issue des tournois.

La Pologne, qui a investi un milliard d'euros dans la rénovation ou la construction de grands stades dans les quatre villes hôtes –Gdańsk, Poznań, Varsovie et Wrocław–, n'a pas échappé à la critique, d'autant que les clubs locaux de football n'attirent pas les mêmes foules qu'en Espagne. La construction du seul Stade national de Varsovie a coûté environ cinq cents millions d'euros, auxquels il faut ajouter près de dix millions par an de frais d'entretien. Malgré l'accueil des événements les plus divers, de mariages à la conférence climatique COP 19 en passant par des foires du livre, des concerts et des sermons, l'exploitation du Stade national est déficitaire et doit donc être subventionnée par le contribuable. Il est vrai toutefois que sa situation financière s'améliore d'année en année et pourrait parvenir à l'équilibre en 2015.

Après les stades, l'accroissement des capacités de transport et leur modernisation a sans aucun doute été le legs le plus visible de l'Euro 2012. Certes, beaucoup de ces projets avaient déjà été planifiés avant la décision de l'UEFA, mais l'Euro a eu pour effet de mobiliser les administrations comme les exécutants en vue de rendre les équipements opérationnels pour le jour J. Les aéroports ont ainsi été agrandis et de nombreuses gares ferroviaires rénovées, point particulièrement important dans la mesure où elles étaient souvent peu accueillantes en termes d'hygiène et de communication avec les visiteurs étrangers. Au regard des progrès enregistrés, le coût pour les autorités polonaises a été au demeurant modéré puisqu'en grande partie couvert par les fonds structurels européens.

Dans la colonne des recettes, les retombées économiques directement liées à la compétition ont été plus élevées que prévu malgré une affluence de visiteurs étrangers inférieure aux attentes. Les quelque 650.000 touristes venus pour l'occasion ont en effet dépensé environ 250 millions d'euros mais, même en y ajoutant les dépenses supplémentaires des consommateurs polonais (téléviseurs, accessoires de supporters etc.), le total reste une goutte d'eau dans un PIB de 380 milliards d'euros. Selon les économistes du sport, un impact significatif sur la consommation peut apparaître dans le sillage d'une victoire de l'équipe nationale, comme en France après le couronnement des Bleus en 1998, mais l'élimination de la sélection polonaise au premier tour a vite coupé court à cette hypothèse.

Faut-il en déduire que l'organisation de grands événements sportifs est un luxe que peuvent surtout s'offrir des pays richissimes comme la Chine, la Russie, le Brésil ou le Qatar, prêts à s'acheter à grands frais du prestige sur la scène internationale? Pas si l'on adopte, tout d'abord, une perspective de long terme sur les bénéfices économiques et si l'on tient compte dans le même temps des gains de nature plus qualitative.

Gains d'image et de confiance en soi

L'effet Barcelone ne peut de fait se vérifier que sur plusieurs années, après que les visiteurs venus une première fois soutenir leur équipe favorite et séduits par le pays d'accueil décident d'y revenir pour une forme de tourisme plus ordinaire. Selon le rapport IMPACT[1] réalisé par des universitaires polonais, le nombre de touristes qui se rendent chaque année en Pologne pourrait passer d'ici à 2020 de 3 à 3,7 millions avec un profit sur toute cette période de l'ordre de 2 milliards d'euros.

Outre les retours très positifs des visiteurs étrangers en Pologne au cours de l'Euro, les formations en anglais et sur les différences culturelles assurées pour diverses professions comme les commerçants, les chauffeurs de taxi et les serveurs continueront d'améliorer l'image du pays bien au-delà de la durée du tournoi. Enfin, l'expérience accumulée par les autorités et les entreprises polonaises en matière d'organisation de grandes compétitions sportives commence déjà à être valorisée auprès des prochains pays hôtes comme la Russie ou le Qatar.

Sur le plan des coûts, si les 22 milliards d'euros d'investissements entrepris en lien avec l'Euro 2012 peuvent paraître démesurés, il convient de souligner que la majorité de ces dépenses a servi à financer des infrastructures et des équipements utiles au quotidien comme les aéroports, des tramways ou bien le réseau routier. La Pologne renforce ainsi sa position de pays de transit à la fois selon un axe Ouest-Est vers les marchés émergents des anciennes républiques soviétiques et le long d'un couloir Nord-Sud de la Baltique à l'Adriatique. Une partie importante des coûts a de plus été prise en charge par les fonds de cohésion et de développement régional de l'Union européenne et cela, même si la Pologne n'avait pas été retenue pour accueillir la compétition.

Vers un «patriotisme jovial»

Cependant, plus encore que sous l'angle des réseaux de transport, c'est avant tout dans les têtes que l'Euro 2012 a permis de réintégrer la Pologne au reste de l'Europe: de l'avis de Lech Wałȩsa, héros du syndicat libre Solidarité, prix Nobel de la paix et président de la République dans les années 1990, il aura fallu attendre cet événement pour véritablement lever le rideau de fer.

En effet, bien que la Pologne se soit libérée de l'emprise communiste en 1989 et qu'elle ait rejoint l'Union européenne en 2004, de nombreux Polonais continuaient à se sentir considérés par les ressortissants de l'ouest du continent comme des Européens de Ligue 2 en raison de la persistance de stéréotypes le plus souvent déconnectés de la réalité de la Pologne d'aujourd'hui.

La diffusion sur les ondes de la télévision britannique BBC à quelques jours de l'ouverture de la compétition d'un reportage sur le racisme et l'antisémitisme des Polonais et des Ukrainiens a contribué à confirmer ce malaise mais les a aussi encouragés à démentir les propos de l'ex-défenseur Sol Campbell d'origine jamaïcaine qui affirmait dans l'émission: «Restez chez vous, regardez les matches à la télévision, [autrement] vous pourriez revenir dans un cercueil".

Si quelques échauffourées ont bien eu lieu au cours du tournoi, en particulier entre hooligans russes et polonais, l'Euro 2012 n'a pas été marqué en Pologne par des couacs majeurs en termes d'organisation ou de sécurité. La capacité démontrée à accueillir un événement aussi festif et extraordinaire que l'Euro devait donc de façon paradoxale aboutir à la conclusion que la Pologne était un pays «normal» et pleinement européen qui, comme l'Allemagne lors de la Coupe du monde de 2006, a su manifester un «patriotisme jovial» et positif plutôt qu'un nationalisme défensif[2]. De tous les investissements réalisés pour l'Euro 2012, c'est sans doute celui-là qui est le plus précieux et, dans le même temps, le plus difficile à entretenir.

Notes :
[1] Jakub Borowski (dir.), Rapport actualisé relatif à l'impact sur l'économie de la Pologne des préparatifs et de l'organisation du Championnat d'Europe de football UEFA EURO 2012™, Varsovie, octobre 2012.
[2] Voir notre article précédent «Pologne: Construire un "patriotisme familial"», 1er novembre 2013.

Vignette: Varsovie, le Stade national.

* Rédacteur en chef du Courrier de Pologne, http://www.courrierpologne.fr. L'auteur s'exprime à titre strictement personnel et ses propos ne sauraient engager en aucune façon les institutions auxquelles il est affilié.