Pologne-Russie : de l’eau dans le gaz…

«La Russie a toujours pleinement protégé la Pologne en termes de ressources énergétiques et elle est prête à faire de même à l’avenir», a récemment assuré Vladimir Poutine à son homologue polonais Donald Tusk. Mais la tentation manifeste des Russes de contrôler les importations et le transit du gaz chez leur voisin y soulève doutes et inquiétudes. 


kresy24.pl En janvier 2009, la Pologne a manqué de gaz. Pendant la crise russo-ukrainienne de l’hiver dernier, la compagnie russe Gazprom a cessé ses livraisons vial’Ukraine et la société RosUkrEnergo (RUE), revendant du gaz en provenance d’Asie centrale, a été liquidée. Or, depuis 2006, cette société fournissait à la Pologne, via le groupe pétrolier et gazier PGNiG (Polskie Gornictwo Naftowe i Gazownictwo, qui détient le monopole de la distribution du gaz en Pologne), environ 2,3 milliards de m³ de gaz par an.

Les besoins annuels polonais, quant à eux, oscillent entre 13 et 14 milliards de m³, dont 7 sont couverts par la Russie, qui pèse pour plus des deux tiers dans les importations nationales. En l’absence de toute alternative intéressante à court terme pour combler le déficit actuel (plus d’un milliard de m³), c’est donc auprès de Gazprom que la Pologne tente de négocier une hausse des livraisons. Mais, si elle espérait que les négociations se règleraient entre firmes -PGNiG et Gazprom-, il s’avère qu’en Russie on ne l’entend pas de cette façon.


Approvisionnement en gaz en Pologne (en milliards de m3)
Source: Rzeczpospolita


*Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan
Sources: Rzeczpospolita, GazetaPrawna

EuRoPol Gaz, le nœud de la discorde

Dès la fin 2008, PGNiG souhaite s’entendre avec Gazprom sur une hausse des livraisons pour les années à venir. On espère, côté polonais, augmenter celles-ci de 2,5 milliards de m³ par an à partir de 2010. Mais pour le vice-président de Gazprom, Alexandre Medvedev, un tel accord commercial nécessite de modifier le contrat intergouvernemental entre Moscou et Varsovie. Ce contrat, signé en 1993, porte sur la quantité de gaz fournie par Gazprom au marché polonais jusqu’en 2022, et sur la construction, par une société russo-polonaise, du tronçon polonais du gazoduc Yamal-Europe. Celui-ci relie la Russie à l’Allemagne sur une distance de 4.000 km environ, via la Biélorussie, et via la Pologne sur 680 km[1].

C’est donc EuRoPol Gaz qui gère aujourd’hui le transit du gaz russe vers l’Europe occidentale en Pologne, et c’est sur elle que les Russes ont commencé à émettre des exigences. PGNiG et Gazprom en détiennent chacune 48%, et 4% appartiennent à une société mixte, Gas-Trading, dont l’un des principaux actionnaires est la firme polonaise Bartimpex, constructeur d’infrastructures techniques et énergétiques. De fait, l’essentiel du groupe EuRoPol Gaz est détenu par des Polonais... Depuis le début des négociations officielles entre ministères, en avril, la partie russe exige le retrait de Gas-Trading du groupe EuRoPol Gaz, et une répartition désormais égalitaire des parts entre PGNiG et Gazprom. Sans conteste, une telle mesure permettrait à cette dernière d’exercer davantage de pression sur les décisions du groupe.

Les Polonais refusant de céder, les négociations qui se sont tenues fin juillet à Varsovie se sont achevées sur un fiasco, et le round suivant, prévu fin août, a finalement été annulé. En visite à Sopot début septembre à l’occasion des commémorations pour le 70ème anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le Premier ministre russe Vladimir Poutine réitère la demande de Moscou de répartir l’actionnariat d’EuRoPol Gaz en parts égales, et émet des soupçons de corruption sur le propriétaire de Bartimpex, le Polonais Aleksander Gudzowaty. Si Donald Tusk, lui, formule l’espoir que les questions relatives au gaz ne soient plus empreintes de politique et n’entachent pas les relations polono-russes, les faits prouvent le contraire. Dmitri Peskov, porte-parole du Premier ministre russe, l’annonce clairement sur les ondes de la radio Echo de Moscou le 9 septembre 2009: tant que la répartition des actions au sein d’EuRoPol Gaz ne sera pas conforme aux attentes russes, aucun nouveau contrat gazier ne sera signé entre les deux pays.

Questions de voix et de tarifs

Malgré ses déclarations bienveillantes, le gouvernement polonais soupçonne la Russie de vouloir augmenter l’influence de Gazprom au sein d’EuRoPol Gaz. D’ailleurs, Moscou exige en parallèle que les décisions soient désormais prises à l’unanimité au sein de la société[2]. Côté polonais, on craint que cela ne paralyse son fonctionnement et que, sous la menace d’une rupture d’approvisionnement, on ne soit contraint de se plier aux exigences russes.

Se pose en outre la question des tarifs de transit, que les Russes contestent depuis plusieurs années déjà. La partie russe souhaiterait faire d’EuRoPol Gaz une société non-profit, dont l’activité ne servirait qu’à couvrir les propres coûts. Ce qui permettrait de fixer puis de maintenir de faibles taux de transit pour le passage du gaz russe en Pologne, mais qui pour celle-ci s’avèrerait bien désavantageux. D’après l’ancien ministre de l’Economie Janusz Steinhoff, au final la situation serait la suivante: «D’un côté nous payons des prix de marché pour le gaz, -les initiés affirment qu’ils sont plus élevés que pour l’Allemagne-, et de l’autre nous devons entretenir une firme qui agit non-profit». La Pologne profite déjà peu du pipeline Yamal-Europe pour ses propres besoins: seuls 3 à 4 milliards de mètres cubes de gaz sont prélevés sur le territoire, tandis que 28 milliards s’écoulent vers l’Allemagne; elle a donc tout intérêt à ce que ce transit génère du profit.

Des risques pour l’économie

Les négociations polono-russes autour du gaz sont actuellement au point mort. Ce n’est qu’en mai dernier que PGNiG a pu obtenir de Gazprom un contrat à court terme pour la livraison d’un milliard de mètres cubes de gaz, qui cependant s’achève cet automne. Aucun contrat de longue durée, portant sur des quantités plus conséquentes, ne semble voir le jour. Si jusqu’à présent on tentait de faire bonne figure du côté de Varsovie (Maciej Wozniak, conseiller principal du Premier ministre pour la sécurité énergétique, déclarait début août qu’il n’y avait aucune raison de paniquer), on s’inquiète sérieusement désormais. La perspective d’un échec des négociations prévues cet automne fait craindre un manque de ressources gazières pour l’hiver prochain. Le président de PGNiG, Michal Szubski, s’attend à une situation très difficile: «Sans importation supplémentaire, nous serons contraints de gérer de manière économique le gaz que nous avons dans nos entrepôts, afin qu’il y en ait suffisamment durant l’hiver pour la population et les usagers communaux –écoles et hôpitaux», a-t-il déclaré récemment. Les grands groupes industriels du pays seraient particulièrement touchés. D’après les estimations actuelles, près d’un demi milliard de mètres cubes de gaz nécessaire pour les entreprises ferait défaut dans les derniers mois de l’année, et près d’un milliard pour le premier trimestre 2010. L’économie polonaise tout entière pâtirait du manque de gaz.

Certains experts polonais redoutent que ne se reproduise une situation identique à celle de 2006: après d’âpres négociations, PGNiG avait dû accepter une hausse des prix de 10% pour recevoir une livraison supplémentaire de Gazprom. Pourtant, du point de vue économique, on juge irrationnelle la résistance du géant russe à augmenter ses ventes à la Pologne à l’heure actuelle, car lui aussi a été touché par la crise. Ainsi, fin juillet 2009, les exportations de Gazprom étaient inférieures de 38% par rapport à l’année précédente. On estime qu’elles ne devraient pas connaître de croissance dans les quatre ou cinq prochaines années, et qu’elles pourraient même être inférieures au niveau enregistré avant 2008. En Pologne, on ne comprend pas non plus l’acharnement russe sur EuRoPol Gaz, dont la valeur commerciale est relativement faible.

Malgré une situation délicate, le gouvernement polonais se veut rassurant et optimiste. Lors du dernier Forum économique de Krynica qui s’est tenu début septembre, le vice-Premier ministre et ministre de l’Economie Waldemar Pawlak a assuré que la Pologne était en sécurité du point de vue énergétique, car 60% des besoins en énergie du pays sont assurés par le charbon, 20% par le pétrole[3], et seulement 12% par le gaz, dont presque un tiers par les réserves nationales (le reste étant couvert par les énergies renouvelables). Le vice-ministre du Trésor Mikolaj Budzanowski, quant à lui, a tenu à rappeler que son gouvernement ne craignait pas la Russie, «notre partenaire commercial».


Source: Rzeczpospolita

Peut-on faire confiance à l’UE? 

En cas d’échec des négociations, la Pologne espère pouvoir compter sur l’Union européenne. Varsovie se donne jusqu’à fin novembre pour parvenir seule à un accord avec Moscou, après quoi elle compte solliciter l’aide de Bruxelles. Pour le moment, la Commission européenne ne souhaite pas se prononcer sur la question. Il s’agit d’une affaire bilatérale entre la Pologne et la Russie.

Les Polonais militent pour l’idée de solidarité énergétique au sein de l’UE, mais force leur est de constater que cette solidarité s’arrête quant les intérêts de grands groupes sont en jeu. Tel est le cas concernant la construction du gazoduc de la mer Baltique Nord Stream, fruit d’une collaboration entre Gazprom, les Allemands BASF/Wintershall et E.ON Ruhrgas et le Hollandais Gasunie, qui pour Varsovie ne prend pas en compte, entre autres, la résolution du Parlement européen de juillet 2008[4]. Que peut donc faire la Pologne dans le cadre d’une telle solidarité énergétique européenne? «La même chose que font les autres pays de l’Union. Beaucoup bavarder à son sujet, et entre temps conclure les meilleurs contrats possibles avec la Russie», a suggéré l’un des participants au Forum de Krynica.

Comment diversifier?

Mais en parallèle, tous reconnaissent la nécessité pour la Pologne de rechercher des formes alternatives d’approvisionnement. PGNiG aurait bien tenté de négocier un achat de gaz pour l’hiver prochain auprès de compagnies occidentales (dont E.ON, Gaz de France ou Gasunie), comme en janvier dernier d’ailleurs, mais celles-ci y semblent réticentes, au prétexte qu’il leur faudrait l’accord de Gazprom.

Le grand handicap de la Pologne réside dans l’absence de raccordement de son réseau gazier avec un producteur autre que la Russie, ou avec ses voisins occidentaux tels que l’Allemagne et la République tchèque, qui lui permettrait de s’approvisionner rapidement depuis l’Ouest. Actuellement, en dehors de Yamal, seul un pipeline relie la Pologne à l’Allemagne, dans la région de Zgorzelec (Basse-Silésie), mais sa capacité d’importation se limite à environ 800 millions de m³ annuels, ce qui représente à peine 5% des besoins nationaux. Un projet qui prévoyait la construction d’un gazoduc reliant la région de Berlin à celle de Szczecin sur deux ans à partir de 2005 a finalement avorté.

La mise en service du gazoduc Nord Stream, à partir de 2011, pourrait faire perdre de son intérêt à Yamal-Europe. A l’origine, d’ailleurs, le contrat polono-russe prévoyait la construction d’un second tuyau, Yamal II, parallèle au premier. Mais celle-ci devient peu probable, même si en août dernier, Maciej Wozniak, qui espérait encore sa construction, le considérait «comme une alternative à Nord Stream: moins chère, meilleure et plus facile à construire». Les Russes, eux, ne semblent plus vouloir aborder le sujet.

En conséquence, la Pologne doit également investir pour développer son réseau. Faisant allusion à Nord Stream, le président du groupe pétrolier PKN Orlen, Jacek Krawiec, rappelait à Krynica: «Ce qui pour nous est un «acte de complot» des Allemands avec les Russes, signifie pour les Allemands la diversification de leurs approvisionnements. Aussi, plus vite nous rattacherons-nous aux réseaux ouest-européens de gazoducs et d’oléoducs, mieux ce sera pour nous». Le 7 septembre 2009, la chancellerie du Premier ministre a donc annoncé l’intention de Gaz-system (filiale de PGNiG) de construire, dans la région de Cieszyn, un raccordement des tubes polonais au réseau tchèque. Dès 2011, cela pourrait permettre à la Pologne de recevoir environ 500 millions de mètres cubes de gaz annuel, voire 2 à 3 milliards à partir de 2015. Quant au gazoduc Nabucco, reliant le Caucase à l’Europe centrale en passant par la Turquie (et transportant du gaz d’Asie centrale), il pourrait fournir à la Pologne, s’il était raccordé à son réseau, encore 3 milliards de m³ de gaz par an.

En outre, en juin 2009, PGNiG a signé avec la compagnie Qatargas un contrat d’une durée de 20 ans, qui permettra au pays de recevoir annuellement environ 1,5 milliard de m³ de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance du Qatar. Un terminal de regazéification d’une capacité de 5 milliards de m³ est actuellement en construction à Swinoujscie, près de Szczecin, sur la partie ouest de la côte baltique. Ce terminal, cependant, n’entrera en fonction qu’en juin 2014. A terme, il pourrait réceptionner 20 à 30% du gaz dont la Pologne a besoin pour son économie. Beaucoup regrettent le peu d’intérêt qu’ont manifesté les gouvernements successifs sur cette question jusqu’ici, et sur la diversification des sources d’approvisionnement en général. Selon Mikolaj Budzanowski, «ces quinze dernières années ont été gâchées […]. Alors qu’on parlait en Pologne de sécurité, les Etats de l’Union européenne ont construit treize terminaux pour recevoir du gaz naturel liquéfié. Celui que nous construisons depuis peu ne sera que le quatorzième en Europe». En avril dernier, la Diète a donc voté en un temps record l’accélération des investissements sur le terminal.

Mais d’ici sa mise en service, et même au-delà si le gazoduc Nord Stream venait à gêner l’accès aux ports[5], la Pologne devra trouver d’autres solutions, et surtout préserver de bonnes relations avec son voisin russe, qui n’a pas vu d’un bon œil le contrat signé avec le Qatar. D’après les experts, les conditions des négociations futures avec les Russes pourraient être de plus en plus difficiles. Or, si la part du gaz terrestre dans la consommation énergétique devrait diminuer dans les décennies prochaines, les quantités nécessaires augmenteront tout de même de plusieurs milliards de tonnes[6]…

Notes :
[1] La construction du tronçon du gazoduc Yamal-Europe en Pologne a débuté en 1996 et s’est achevée en 1999. Le tronçon traverse cinq régions, de l’est vers l’ouest (Podlachie, Mazovie, Cujavie-Poméranie, Grande-Pologne, Lubusz). Sa capacité de transit s’élève à 32,3 milliards de m³ de gaz par an.
[2] Elles sont actuellement votées à la majorité des voix, et le cas échéant, le dernier mot revient au Président, nommé par PGNiG.
[3] La Pologne est le premier producteur de charbon de l’Union européenne avec 69 millions de tep (tonnes d’équivalent pétrole) produites en 2006 (pour une consommation de 57 millions de tep), et le 7e au niveau mondial. Quant au pétrole, la consommation annuelle du pays s’élevait en 2008 à 20 millions de tonnes, dont 90% (18 millions environ) importées de Russie.
[4] Résolution du Parlement européen du 8 juillet 2008 sur l'impact environnemental du projet de construction sous la mer Baltique du gazoduc destiné à relier la Russie à l'Allemagne.
[5] Le gazoduc Nord Stream, posé au travers de la voie maritime menant aux ports de Swinoujscie et Szczecin, pourrait en empêcher l’accès, en réduisant la profondeur des eaux. Ceci concernerait en particulier les bateaux transportant le GNL. La Pologne s’inquiète également de l’impact du gazoduc sur l’environnement.
[6] La consommation énergétique issue du gaz terrestre pourrait atteindre 13,35 millions de tep en 2030, contre 9,97 en 2005.

Sources rp.pl, wyborcza.pl, rynekgazu.pl, europolgaz.com.pl, pgnig.pl, gazetaprawna.pl, fr.rian.ru
Photo : kresy24.pl