Pologne : un regain d’intérêt pour l’Afrique

Malgré une longue histoire commune et après un engagement modeste mais réel sur le continent africain durant la Guerre froide, la Pologne démocratique s'en est brutalement détournée. Forte de sa transition réussie et d'une image de pays non-colonial, elle effectue depuis une dizaine d'années un retour d'autant plus marqué qu'elle y voit désormais une nécessité stratégique.


: le président Duda en compagnie de son homologue kenyan William Ruto, Nairobi, février 2024 (president.pl, photo Marek Borawski/KPRP).C'est peu dire qu'a priori, la Pologne n'a aucun tropisme africain. Seuls trois premiers ministres et deux présidents ont foulé le sol de ce continent au cours des 25 dernières années. Des relations revitalisées entre la Pologne et le Maroc ont certes permis des visites de haut niveau dans les années 1990 et 2000. La visite en Libye du chef du gouvernement Marek Belka en 2005 visait à l'inverse à solder l'héritage, sous la forme d'une dette mutuelle, de trop cordiales relations dans les années 1980. Il faut attendre 2013 pour que Donald Tusk, Premier ministre depuis déjà cinq ans, devienne le premier dirigeant polonais depuis 1989 à se rendre en Afrique subsaharienne. Les réactions oscillent alors entre indifférence et moqueries. D. Tusk lance d’ailleurs avant son deuxième voyage, à l'automne de la même année, « Je sais qu'on en rira ».

Une histoire riche et ancienne

Les Polonais partagent pourtant une histoire riche et ancienne avec le continent africain, depuis les tentatives couroniennes de colonisation au XVIIe s., à l'emplacement de l'actuelle Banjul (Gambie), les voyages de Potocki en Afrique du Nord, l'aventure de Beniowski à Madagascar, jusqu'à la participation aux colonialismes allemand et français (notamment en Algérie), les explorations au Cameroun de Szolc-Rogoziński, les livres de géants littéraires tels qu'Ossendowski et Sienkiewicz. Des relations amicales sont d'ailleurs entretenues durant l'entre-deux-guerres avec les rares pays indépendants d'Afrique (Égypte à partir de 1927, Éthiopie et Libéria à partir de 1930).

Mais c'est naturellement la mémoire de la République populaire de Pologne (PRL, 1952-1989) qui reste la plus fraiche : Varsovie noua alors des liens étroits avec des pays amis, socialistes ou du moins tiers-mondistes, dans la lignée d'autres pays d'Europe centrale et orientale (en premier lieu desquels l'Allemagne de l'Est). Des médecins, ingénieurs, scientifiques et autres spécialistes sont envoyés au Maroc, en Algérie et en Libye (et quelques étudiants de ces pays viennent se former en Pologne). Les relations avec l'Éthiopie, le Ghana, la Guinée équatoriale ou le Mozambique sont très fructueuses dans les années 1970 et 1980. En Angola et en Namibie, où les guerres civiles n'ont trouvé leur terme que récemment et où la mémoire en est d'autant plus fraîche, la Pologne a fourni du matériel de guerre au MPLA (Mouvement populaire de libération de l'Angola), ainsi qu’une assistance médicale et la formation de guérilleros du SWAPO (Organisation du peuple de l'Afrique du Sud-Ouest).

La transition démocratique des années 1990 permet ensuite un renouveau des relations polono-marocaines, mais sonne le glas de celles, jusqu’alors excellentes, avec certaines nations subsahariennes. La transition devient certes un « article d'exportation » vers l'Algérie et la Tanzanie, ainsi que l'occasion de l'ouverture d'une ambassade en Afrique du Sud (1990), qui elle-même effectue sa mutation de l'apartheid vers la réconciliation et la démocratie. Malgré tout, en raison des contraintes économiques et de la « thérapie de choc » (plan Balcerowicz), le bilan reste très négatif. Les brouilles entre la PRL et le Mali (1969), le Cameroun et la Guinée (1981), la Somalie (1985), ou bien des cas de force majeure au Libéria (1990) et en Côte d'Ivoire (2003) ont donné lieu à des fermetures d'ambassades qui n'ont depuis jamais rouvert. À celles-ci, il faut ajouter les fermetures causées par la politique d'austérité: entre 1990 et 2008, huit ambassades ferment leurs portes. Des vingt ouvertes en 1981, seules onze restent opérationnelles en 2008 et les activités de deux d'entre elles sont suspendues plusieurs années.

Un retour au service du commerce et de l'investissement (2013-2018)

Nul doute que les Printemps arabes participent à réveiller l'intérêt de Varsovie pour l'Afrique. Désormais intégrée à l'UE et à l'OTAN et profitant d'un développement économique rapide, cette Pologne plus sûre d'elle-même est sollicitée par la Libye et la Tunisie (2011) qui souhaitent bénéficier de son expérience en matière de transition.

Naît alors le programme Go Africa (2013), destiné à soutenir l'implantation d'entreprises polonaises sur le continent. Parallèlement, D. Tusk effectue deux voyages au Nigéria en avril, puis en Afrique du Sud et en Zambie en octobre de la même année. Des contrats modestes mais importants à l'échelle polonaise sont obtenus : extraction d'hydrocarbures au Nigéria et en Tunisie, exploitation minière au Congo-Brazzaville, au Mozambique et en Namibie, modernisation de l'industrie minière en Afrique du Sud.

L'accent est mis sur la modernisation agricole (Éthiopie et Tanzanie), ainsi que sur l'industrie de défense. Le Dialogue stratégique avec le Nigéria est un premier essai relativement fructueux, qui permet la vente, puis le transfert de technologies et la production locale, de fusils Beryl. Ce succès suscite une coopération plus large, dans le domaines des drones et des fournitures navales.

La coopération florissante avec l'Angola dans le domaine de la pêche est plus ancienne (2006). Des débuts prometteurs en Libye, où PGNiG exploite des hydrocarbures dans le bassin de Murzuq (2013), sont toutefois stoppés net par la dégradation de la situation sécuritaire, qui mène en outre à la suspension des activités de l'ambassade de Pologne à Tripoli (2014).

Ce nouvel intérêt de la Pologne s’accorde parfois avec les velléités africaines de diversification des partenariats économiques et de défense. C'est le cas du Sénégal, qui ouvre une ambassade à Varsovie en 2014-2015, et dont le président Macky Sall visite la Pologne en 2016. L'ambassade de Pologne à Dakar rouvre cette même année.

En 2017, le président Andrzej Duda se rend à Addis Abeba pour plaider au siège de l'Union africaine (UA) en faveur de la candidature polonaise au Conseil de sécurité de l'ONU. Le président éthiopien Mulatu Teshome Wirtu se rend l'année suivante à Varsovie. Il est toujours principalement question de commerce bilatéral et d'investissement, bien que la Pologne commence à réaliser le potentiel stratégique de l'Afrique, et à développer une rhétorique de solidarité victimaire – ou héroïque – face au colonialisme.

L'Afrique et les nouvelles ambitions géopolitiques et stratégiques de la Pologne (2022-2024)

Malgré cela, il faut bien admettre que l'Afrique perd son importance dans les visions d’Ewa Kopacz (Première ministre en 2014-2015), puis dans les discours de Beata Szydło et Mateusz Morawiecki (2015-2023). La crise migratoire en 2015 et le bras de fer engagé entre Varsovie et Budapest d'un côté, Berlin et Bruxelles de l'autre, quelle que soit d'ailleurs la couleur du gouvernement polonais, réduit momentanément la question africaine à celle des migrants « africains et asiatiques ». La ligne du gouvernement de coalition issu des dernières élections ne devrait pas être très différente de ce point de vue.

Les difficultés françaises au Mali puis au Sahel (depuis 2020) fournissent néanmoins un motif supplémentaire d'intérêt pour le gouvernement polonais qui, à l'image de la Hongrie ou de l'Italie, concentre ses efforts sur le ralentissement des flux migratoires. Les visites des ministres polonais de la Défense et des Affaires étrangères au Cap-Vert et au Tchad (2018), mais aussi les ouvertures en vue d'un partenariat de défense avec le Niger et la participation à la mission civile de l’Union européenne EUCAP Sahel (2023, avant le coup d'État dans ce dernier pays) en sont des exemples.

En 2017, B. Szydło a affirmé lors du sommet UE-UA que la paix et la sécurité en Europe et en Afrique étaient inséparables et interdépendantes. À la réouverture de l'ambassade de Pologne à Dakar en 2016 succèdent donc d'autres, en Tanzanie (2018), puis au Soudan (2023, avant la guerre civile qui continue de faire rage) et au Rwanda (2022, faisant suite à l'ouverture d'une ambassade de ce pays à Varsovie un an plus tôt).

Un autre facteur décisif est bien entendu l'invasion russe de l'Ukraine depuis février 2022. La même année, le président Andrzej Duda effectue deux voyages en Égypte (mai) et en Afrique de l'Ouest (septembre). La question ukrainienne domine les échanges, A. Duda faisant même office de messager au Caire. La Pologne, alliée de Kyiv, se découvre comme l’Ukraine des ambitions géopolitiques et stratégiques, mais aussi des besoins d'une diplomatie de dimension mondiale. Elle développe sa rhétorique de solidarité, réactivant sélectivement la mémoire de l'histoire partagée, notamment du soutien de la PRL à la décolonisation, et insistant sur des « valeurs communes ».

L'action du président Duda est alors double : aide à l'approvisionnement de la Pologne en gaz naturel liquéfié et autres matières premières d'une part, assistance à l'Afrique qui subit une crise alimentaire en raison du blocus russe de la mer Noire et insistance sur la solidarité polono-ukrainienne en ce qui concerne les exportations céréalières d'autre part. C'est encore le ton choisi lors du dernier voyage d’A. Duda en Afrique de l'Est, en février 2024, malgré un retour marqué des préoccupations économiques (agriculture, tourisme, défense).

Au-delà de son implication majeure dans l'assistance à l'Ukraine et de la préoccupation migratoire, la Pologne se découvre être un « grand pays », capable de jouer « un rôle important » dans la politique africaine et d'y être « un acteur sérieux ». Encore lui faudra-t-il éviter les pièges dans lesquels des puissances européennes, que leur intérêt pour l'Afrique soit récent ou ancien, tombent encore régulièrement, entre non-ingérence et indifférence, partenariat avec des régimes autoritaires ou cohérence avec les valeurs préchées, par exemple. Le voyage récent du président Duda au Rwanda, occasion d'une intensification des relations avec Kigali – notamment dans le domaine de la défense –, en est un bon exemple. Il ne s'agit pas seulement, comme A. Duda lui-même le présente, d'assurer la sécurité du Rwanda « grâce à des jeunes prêts à protéger leur pays en cas d'attaque ». Le Rwanda est régulièrement pointé du doigt, y compris par l'ONU, pour son soutien aux rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC). Kinshasa a d’ailleurs dénoncé « l'hypocrisie » de Varsovie, qui soutient la RDC à l'ONU sur ce dossier.

Vignette : le président Duda en compagnie de son homologue kenyan William Ruto, Nairobi, février 2024 (president.pl, photo Marek Borawski/KPRP).

 

* Mathieu Gotteland est docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et analyste pour les think tanks africains IPSA et CRCA.

Pour citer cet article : Mathieu GOTTELAND (2024), « Pologne : un regain d'intérêt pour l'Afrique », Regard sur l'Est, 6 mai.

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