Pologne : une posture toujours complexe au sein de l’Union européenne

La Pologne occupe une place à part dans la coopération européenne, faite d’une certaine ambiguïté. Varsovie met en effet un point d’honneur à participer activement à tous les projets européens, mais se targue simultanément d’entretenir avec l’Union européenne un certain nombre de divergences, notamment en matière de sécurité et de défense.


Les ministres des Affaires étrangères de Pologne, d’Allemagne et de France, Zbigniew Rau, Heiko Maas et Jean-Yves Le Drian, Réunion du Triangle de Weimar, Paris, 15 octobre 2020 Entre 1990 et 2004, date de son adhésion à l’UE, la Pologne n’a pas vu d’alternative à cette priorité essentielle de sa politique étrangère, tant l’Union était vue comme synonyme de liberté politique et de prospérité économique.

Pas d’alternative à l’Union européenne

À de nombreuses reprises, Varsovie a manifesté sa motivation pour rejoindre les institutions européennes, comme lors de la création du Groupe de Visegrád, sorte de première étape avant l’intégration. Dès 1991, elle avait aussi commencé à coopérer activement avec la France et l’Allemagne dans de nombreux domaines dont celui de la défense. Le Triangle de Weimar fut d’ailleurs institutionnalisé à l’initiative de Varsovie. Bien que ce format ait connu quelques dissensions, le Triangle se réunit toujours tous les ans, formant ce que l’on peut qualifier d’un des piliers fondamentaux de la politique européenne et de la défense européenne. Les ministres des Affaires étrangères se sont d’ailleurs retrouvés le 15 octobre dernier à Paris pour discuter de sujets tels que la situation au Haut-Karabagh, au Bélarus ou en Méditerranée orientale. La parfaite traduction de cette pensée est contenue dans un discours du président Bronisław Komorowski en 2014, dans lequel il affirmait qu’« il n'existe pas et il n'existera pas pendant encore longtemps de meilleure alternative, plus rassurante, plus intéressante ou qui offre autant d'opportunités que celle de l'intégration de l'Union européenne ». Le sentiment positif des Polonais à l’égard de l’UE n’a jamais diminué : à l’été 2020, ils étaient 83 % à se sentir citoyens de l’Union européenne(1).

Cette Europe incarnée par l’UE est un acteur économique et social avant d’être un acteur stratégique. La coopération en matière de défense a d’ailleurs mis longtemps avant d’aboutir à une ébauche de consensus autour de la Coopération structurée permanente (CSP) proposée par la France en 2017. La Pologne devrait se réjouir de ce changement de paradigme, elle qui, pour des raisons essentiellement historiques, tend à donner la priorité à sa souveraineté et à la protection de son territoire. Or, force est de constater que la réalité est plus complexe, surtout depuis qu’en 2015 le parti PiS (Droit et Justice) et son dirigeant Jarosław Kaczyński ont pris le pouvoir.

Une « insécurité psychologique » héritée de l’Histoire

Pour comprendre la posture de la Pologne, il faut tenir compte de son histoire. Les frontières polonaises ont subi de nombreuses modifications. Du XIVème au milieu du XVIIIème siècle, le Royaume de Pologne s’étendait sur un vaste territoire allant de Wrocław jusqu’à Kiev. De 1772 à 1795, le territoire polonais fut grignoté par la Prusse, l’Empire autrichien et l’Empire russe, jusqu’à sa disparition totale. Le Grand Duché de Varsovie – État polonais vassal de l’Empire français créé par Napoléon Ier à la suite du Traité de Tilsit – fut divisé après le Congrès de Vienne entre la Prusse et la Russie. La Pologne dut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour accéder de nouveau à son indépendance, tout en restant « un champ d’affrontements diplomatiques et militaires en Europe »(2). En 1939, la Pologne est de nouveau envahie par les troupes allemandes, jusqu’en 1944 où elle tombe sous domination soviétique et entre dans une période de pressions politiques et de menaces militaires. L’exemple le plus marquant en est l’état de guerre décrété au début des années 1980 : à la suite de la récession économique et des mesures d’austérité prises par le gouvernement, les grèves se sont multipliées jusqu’à ce que, en 1981, les accords de Gdańsk amènent les responsables à démissionner et à libéraliser les médias (radio et presse). Mais, le 31 décembre 1981, l’état de guerre est déclaré et, en une seule nuit, le syndicat Solidarność est réduit au silence.

Jusqu’à aujourd’hui, et tout particulièrement depuis 2015, la Russie demeure aux yeux de Varsovie une menace importante pour sa sécurité. La guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 en pleine trêve olympique ou encore l’accident de Smolensk en 2010 qui coûta la vie à de nombreux dirigeants du pays, dont le Président, ont accentué la méfiance et la crainte envers le Kremlin.

Une Pologne qui estime n’avoir échappé que pendant quelques années à la domination de l’un ou l’autre de ses voisins considère son autonomie comme un fait récent au regard de ses souvenirs. Ce schéma, inscrit sur près de trois siècles, met en lumière les réticences que la Pologne a ou a pu avoir face à certains États du continent européen. Tous ces éléments amènent à une sorte « d’insécurité psychologique»(3).

Les sujets de discorde ne manquent pas

En effet, la Pologne accumule avec le reste des pays de l’Union européenne de nombreuses tensions, rendant son implication dans la coopération européenne d’autant plus complexe.

La Russie est le premier sujet de discorde. Les relations qu’entretiennent les pays européens avec Moscou entraînent quelques divergences au sein de l’espace européen. Un des exemples qui concerne la Pologne est l’accord passé entre Berlin et Moscou en 2005 en vie d’installer le gazoduc Nord Stream à travers la Baltique. Varsovie y a vu une trahison des pays européen à l’égard de la solidarité communautaire. Aujourd’hui, les sujets de dissension entre Moscou et Varsovie sont nombreux et la Pologne se situe aux avant-postes de l’opposition à la Russie de V. Poutine en Europe, balayant d’un revers de main l’option d’un rapprochement avec Moscou qui permettrait de réduire la capacité de nuisance de ce pays dans la région(4).

La Pologne s’oppose également à Bruxelles par une divergence sur la conception même de l’Europe : Varsovie prône une Europe des Nations, où elle pourrait défendre ses intérêts nationaux et refuser de transférer sa souveraineté aux institutions européennes. En 2011, le programme du PiS annonçait que le temps viendrait où la Pologne présenterait sa propre vision de l’Europe, peu conforme à celle des sociétés occidentales. La crise des migrants constitue un exemple parlant des désaccords qui peuvent prévaloir entre Bruxelles et Varsovie : alors qu’elle avait promis d’accueillir des réfugiés syriens en 2015, la Pologne s’est rétractée au dernier moment, plaidant le danger qu’ils pouvaient représenter pour la sécurité nationale.

On peut aussi rappeler les tensions entre les institutions européennes et Varsovie au sujet de l’État de droit et de la justice. Les cours constitutionnelles polonaises font régulièrement l’objet d’attaques de la part du pouvoir central, qui leur reproche d’entraver l’expression de la souveraineté populaire. Fin 2017, la Pologne a adopté des réformes judiciaires, provoquant une réaction de la Commission européenne qui a alors pris une série de recommandations, superbement ignorées par Varsovie. Le 20 décembre 2017, les commissaires de l’Union européenne ont recommandé au Conseil de l’Europe de déclencher la procédure de l’article 7 du Traité de l’UE en raison de l’existence d’un sérieux risque de violation des valeurs européennes(5). Plus récemment, la Pologne, accompagnée de la Hongrie, a bloqué le plan de relance européen lié à la pandémie de Covid-19 ; ces aides financières sont conditionnées au respect de l’État de Droit, or la conception qu’en a Varsovie s’éloigne de celle promue par Bruxelles.

De nombreuses tensions sont également nées de la gestion des contrats de défense polonais. En 2002 et 2003, Varsovie avait refusé, sans même étudier leurs offres, d’acheter des avions de combat suédois-britanniques Gripen ou français Mirage 2000(6), leur préférant des F-16 américains. Ce contrat comprenait, outre les 48 F-16 promis, le plus gros prêt militaire accordé par le Congrès américain à un État étranger. L’histoire se répète lorsqu’en 2016 l’arrangement pour l’achat d’hélicoptères français Caracal est annulé au dernier moment, la Pologne préférant signer avec Lockheed Martin. Maintes fois, la Pologne a préféré passer des accords avec les Américains sans mise en concurrence au niveau européen.

L’idylle entre Washington et Varsovie

Depuis 2017, la faible implication de la Pologne au sein de la Coopération structurée permanente et le sentiment européen que la Pologne n’est là que dans le but de nuire à cette coopération(7) ont contribué à détériorer un peu plus la coopération. Le reproche de manque de solidarité européenne fait à la Pologne ainsi que la réputation du PiS en Europe – parti irritant qui aggrave les tensions avec les autres pays européens – ne contribuent pas à la bonne intégration et participation de la Pologne dans la coopération européenne.

Il est évident que de telles divergences, particulièrement avec le gouvernement actuel, compliquent la coopération entre la Pologne et les autres pays européens dans de nombreux domaines, dont celui de la défense et de la sécurité. Mais un autre élément encore entre dans l’équation : il s’agit des États-Unis, protecteurs par excellence de la Pologne. Varsovie n’a d’yeux que pour Washington qui serait le seul à pouvoir garantir sa sécurité et, paradoxalement, à lui assurer une place en Europe. Là encore, c’est une relation bien plus profonde et complexe qui empêche aujourd’hui – avec le PiS – l’Europe de la défense balbutiante de concurrencer les États-Unis.

 

Notes :

(1) Commission européenne, Eurobaromètre Standard 93, Été 2020, p. 17.

(2) Serge Sur, « La Pologne ou le phénix de l’Europe », Dossier La Pologne au cœur de l’Europe, Questions Internationales, septembre-octobre 2014 n° 69, p. 6.

(3) Pascal Boniface, « La coopération stratégique avec les pays d’Europe Centrale et Orientale », Revue internationale et stratégique, n° 106, 2017, pp. 19-24.

(4) Aleksander Smolar, « Pologne, la politique orientale d’un nouveau pays membre de l’UE », Le Courrier des pays de l’Est, 2004 n° 1042, pp. 20-26.

(5) France Diplomatie, « Présentation de la Pologne ».

(6) Barbara Kunz, « Les relations polono-américaines depuis 1989. Varsovie, cheval de Troie des États-Unis en Europe ? », Le Courrier des pays de l’Est, n° 1066, 2008, pp. 62-70.

(7) Marcin Zaborowski, « La Pologne et l’intégration de la défense européenne », European Council on Foreign Relations, 25 janvier 2018.

 

Vignette : Les ministres des Affaires étrangères de Pologne, d’Allemagne et de France, Zbigniew Rau, Heiko Maas et Jean-Yves Le Drian, Réunion du Triangle de Weimar, Paris, 15 octobre 2020 (photo : Jonathan Sarago/Quai d’Orsay).

 

* Marie-Elia GAILLARD est étudiante en Master RI à l’IRIS.

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