Protéger le Dniestr : un combat pour la durabilité et la sécurité en Moldavie et en Ukraine

Le fleuve Dniestr traverse l’Ukraine et la Moldavie, apportant à des millions d’habitants de l’eau douce, des ressources agricoles et de l’énergie. Pourtant, la dégradation environnementale, les tensions bilatérales et la guerre menacent son avenir. Alors que les deux pays font face à des défis sécuritaires majeurs, le renforcement de la coopération transfrontalière et la priorité accordée au développement durable sont pourtant essentiels pour préserver cette ressource vitale partagée.


Le Dniestr à proximité de Jvan – Ukraine (source : Wikimedia Commons/Katchourovska).Long de 1 362km, le Dniestr est un fleuve transfrontalier qui longe en partie la frontière entre l’Ukraine et la Moldavie. Il constitue une véritable ligne de vie pour les deux pays, en fournissant de l’eau douce à environ 7 millions de personnes et en soutenant des activités économiques clés comme l’agriculture, la production d’énergie, la pêche et le tourisme. Depuis des siècles, il est à la fois une source d’eau essentielle et une frontière naturelle qui façonne les relations bilatérales. Mais la gestion de cette ressource partagée se heurte parfois à la recherche de profit national, au détriment de celle de la préservation de l’équilibre régional. Après une montée en puissance de différends entre les deux pays, des efforts de coopération bilatérale laissent entrevoir un avenir plus durable.

Barrage sur l’environnement : les centrales hydroélectriques en question

Le Dniestr est devenu un acteur stratégique de la production d’énergie en Ukraine comme en Moldavie. La première centrale hydroélectrique a été construite en 1954 sur la rive moldave, à Dubăsari. Dans les années 1970 et 1980, l’Ukraine a lancé un vaste complexe hydroélectrique en amont afin de répondre à ses besoins énergétiques croissants, modifiant profondément le régime naturel du fleuve et entraînant de lourdes conséquences environnementales et sociales, notamment dans la partie aval du Dniestr, côté moldave.

Plusieurs études ont mis en lumière les effets négatifs du complexe hydroélectrique du Dniestr (DHC) sur la qualité de l’eau. Un premier rapport, publié en 2019 par le PNUD, l’OSCE et la CEE-ONU, a analysé l’impact des réservoirs sur l’état du fleuve : il en ressort que les barrages et réservoirs ont profondément modifié l’hydromorphologie du Dniestr. La rétention de 90 % des sédiments en suspension a réduit de trois à six fois l’apport sédimentaire en aval par rapport à la période précédant la construction des barrages. Ce déficit a accentué l’érosion en aval, provoquant la dégradation du lit du fleuve. Par ailleurs, la qualité de l’eau s’est dégradée : baisse des températures en été, hausse jusqu’à 6 °C en novembre et chute de l’oxygène dans les couches profondes des réservoirs rendent le milieu invivable pour de nombreuses espèces aquatiques. Depuis la mise en service du premier barrage, on observe une réduction de près de 50 % du nombre d’espèces de poissons, se traduisant par la disparition d’espèces indigènes au profit d’espèces invasives de faible valeur, comme la carpe de Prusse. Trois ans plus tard, un autre rapport — publié avec le soutien de la Suède, du PNUD et du ministère moldave de l’Environnement — a confirmé ces constats. Le texte souligne notamment une baisse d’environ 10 % du volume d’eau en aval due au complexe hydroélectrique, ainsi que des changements marqués de température et de transport des sédiments, déséquilibrant encore davantage l’écosystème fluvial.

L’extension du plus grand complexe hydroélectrique ukrainien, à Novodnistrovsk, inquiète fortement la Moldavie : en 2021, Kyiv a en effet annoncé la mise en service d’une nouvelle turbine, menaçant d’aggraver les problèmes liés à la qualité et à la quantité d’eau côté moldave. Selon les experts, le débit annuel du fleuve serait en effet passé de 10 à 7km3. Cette perte significative d’eau suscite de vives préoccupations, tant pour l’approvisionnement des populations que pour la pérennité des activités économiques et la préservation des écosystèmes.

Un fleuve au cœur des tensions géopolitiques régionales

Depuis plusieurs décennies, le Dniestr occupe une place centrale dans les tensions géopolitiques de la région. Le principal point de rupture s’est produit entre 1990 et 1992, lors de la guerre de Transnistrie, qui a opposé la République de Moldavie nouvellement indépendante et des groupes séparatistes installés sur la rive orientale du fleuve.

Aujourd’hui, le Dniestr constitue non seulement une frontière naturelle entre la République de Moldavie et la région séparatiste, mais il cristallise également les tensions du fait du contrôle exercé par la Transnistrie sur une grande partie de son débit, ainsi que sur des infrastructures clés, comme la centrale hydroélectrique de Dubăsari. Cette dépendance prive la Moldavie d’un contrôle total sur la gestion de l’eau et sur ses ressources énergétiques. La question de la gouvernance du fleuve a été régulièrement abordée dans les négociations dites « 5+2 » réunissant les autorités de Moldavie, celle autoproclamées de Transnistrie, l’OSCE, la Russie, l’Ukraine, ainsi que des observateurs des États-Unis et de l’Union européenne. Chisinau, qui œuvre à une réintégration en douceur de la Transnistrie, y plaide pour une gouvernance partagée et une meilleure protection environnementale du fleuve ; de son coté, Tiraspol, plus ou moins soutenu par Moscou, rejette toute « ingérence extérieure ».

Crise énergétique : le Dniestr à l’épreuve de la guerre en Ukraine

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022 a encore complexifié la gestion du Dniestr, ravivant les inquiétudes sécuritaires en Moldavie et menaçant les infrastructures critiques situées le long du fleuve. Les centrales hydroélectriques sont devenues des cibles militaires stratégiques pour Moscou. Depuis le début du conflit, quatre des neuf centrales hydroélectriques ukrainiennes situées sur le Dniepr et le Dniestr ont subi des destructions majeures, privant des millions de personnes d’électricité.

La Moldavie, qui dépend à la fois des fournitures d’énergie par l’Ukraine et de l’électricité produite grâce au débit du Dniestr, a été directement touchée. Par ailleurs, le pays restait jusque récemment fortement tributaire du gaz russe acheminé via le territoire ukrainien. L’interruption de cet approvisionnement, à compter de janvier 2025, a provoqué d’importantes pénuries, en particulier en Transnistrie, conduisant Chisinau à déclarer l’état d’urgence dans le secteur énergétique.

Le conflit a également eu de lourdes conséquences environnementales sur les cours d’eau ukrainiens, dont le Dniestr : la destruction d’infrastructures sur les rives du fleuve a entraîné des contaminations de l’eau, la perturbation des écosystèmes et des menaces accrues sur la biodiversité. Le bombardement de sites industriels proches du fleuve a provoqué des fuites chimiques, dégradant davantage la qualité de l’eau. Ces dégâts ont eu un impact direct sur l’agriculture locale et l’accès à une eau potable sûre.

La difficile coopération transfrontalière autour du Dniestr

La coopération entre la Moldavie et l’Ukraine pour la gestion du Dniestr a débuté en 1994, avec la signature d’un premier accord concernant la partie partagée du fleuve à la frontière. Son effet fut modéré, puisqu’il ne tenait pas compte des écosystèmes ni de l’implication des acteurs concernés. Il a été complété en 2012 par un nouvel accord, portant sur la protection et le développement durable du bassin du Dniestr. Les négociations, entamées dès 1999, ont été longues : elles se sont d’abord heurtées à un refus de la part de l’Ukraine, avant que les plaidoyers d’ONG et d’organisations comme l’OSCE et la CEE-ONU ne parviennent à convaincre Kyiv des bénéfices d’une coopération transfrontalière. Depuis 2012, la Commission issue de cet accord a pu élaborer des stratégies d’analyse du bassin du Dniestr et établir de nouvelles « règles de fonctionnement des réservoirs du complexe hydroélectrique du Dniestr ».

En 2024, les deux pays ont signé un nouvel accord de coopération environnementale transfrontalière visant à se conformer à la Convention d’Espoo. Ce traité international prévoit que les enjeux environnementaux soient pris en compte dès les premières phases de planification de projets d’infrastructures susceptibles d’avoir un impact sur les pays voisins, grâce à une procédure d’évaluation environnementale transfrontalière (EIE). En vertu de cette Convention, chaque État est tenu d’informer et de consulter son voisin lorsqu’il prévoit des projets à risques pour l’environnement au-delà de ses frontières.

Malgré cet engagement, la Moldavie a exprimé son inquiétude face aux projets ukrainiens d’extension du complexe hydroélectrique du Dniestr, qu’elle estime insuffisamment évalués sur le plan environnemental. Chisinau redoute que la baisse du débit fluvial ne compromette l’agriculture, la biodiversité et l’approvisionnement en eau potable en aval.

Dans le même temps, l’agression russe contre l’Ukraine a détourné l’attention de Kyiv des problématiques environnementales liées au Dniestr. Les financements initialement alloués à la coopération écologique ont été redirigés vers l’effort de guerre, ce qui a ravivé les tensions diplomatiques entre les deux pays. La poursuite de la coopération dépendra désormais de facteurs politiques et économiques, notamment de la perspective d’adhésion de la Moldavie à l’UE. L’Ukraine, qui contrôle la majeure partie du cours du fleuve, conserve une position dominante qui freine une coopération équilibrée. Toutefois, les efforts de reconstruction après la guerre et les investissements étrangers pourraient relancer la réhabilitation du bassin, améliorer le traitement des eaux usées et réduire les risques environnementaux.

Tracer l’avenir durable du Dniestr

L’avenir du Dniestr dépendra, donc, de la capacité des parties à renforcer leur coopération bilatérale, à progresser dans l’intégration européenne et à obtenir un soutien international.

La durabilité à long terme du fleuve nécessitera des politiques rigoureuses de gestion de l’eau, des investissements dans la réhabilitation écologique et le respect des normes environnementales internationales. Pour préserver le Dniestr, la Moldavie et l’Ukraine vont devoir, quand la géopolitique leur en laissera la possibilité, placer la durabilité écologique au-dessus des profits économiques de court terme. Une gouvernance transparente, des décisions inclusives impliquant les parties prenantes et un engagement réel en faveur de responsabilités partagées seront alors essentiels pour garantir l’avenir de ce fleuve pour les générations à venir.

Vignette : Le Dniestr à proximité de Jvan – Ukraine (source : Wikimedia Commons/Katchourovska).

 

Lien vers la version anglaise de l'article.

* Théana Lépine est étudiante à l’ESSCA School of Management.

Pour citer cet article : Théana LEPINE (2025), « Protéger le Dniestr : un combat pour la durabilité et la sécurité en Moldavie et en Ukraine », Regard sur l'Est, 1er septembre.

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