Quitter le Grand Nord

Entretien avec Evgueni Roupassov.


La Banque Mondiale a accordé au printemps 2002 un prêt de 80 millions de dollars pour la restructuration du Grand Nord russe: 70 millions seront consacrés au déplacement sur le continent de 27.000 habitants de trois villes pilotes. Trois responsables de la Fondation pour la restructuration des entreprises et le développement des institutions financières, chargée de la mise en oeuvre du projet, en font la présentation.

En quoi consiste le projet financé par la Banque Mondiale?

Il s’agit, dans un premier temps, de contribuer à l’élaboration et à la mise en oeuvre de mécanismes et de méthodes de gestion des problèmes écono-miques et sociaux spécifiques aux régions du Grand Nord. Dans un second temps, le projet vise à organiser selon de nouveaux principes les migrations de retour vers le continent.
Le projet comprend cinq composantes:
- l’aide à la migration
- l’appui à la restructuration locale
-le monitoring (économique et social)
- l’aide à la réforme de la politique fédérale en direction du Grand Nord
- la gestion et le suivi du projet

Combien de temps va-t-il durer?

Le projet devrait s’achever en mars 2005, mais en raison d’un retard dans la signature du prêt, la durée de réalisation pourrait être prolongée.

Comment ont été choisies les trois villes pilotes?

Alexandre Diagulev: Notre projet est expérimental, c’est pourquoi nous ne travaillons que sur trois villes: Norilsk, Vorkouta et Soussouman (région de Magadan). Ces trois villes ont été choisies car elles sont, chacune à leur manière, représentatives d’une situation spécifique du Grand Nord.

Norilsk connaît un important développement économique. Cependant, une partie de la population est vulnérable et il est indispensable de lui donner de meilleures conditions de vie. A Vorkouta, le projet consiste à déplacer un village dans sa totalité. A Soussouman, le déplacement concerne les catégories les plus vulnérables dont la présence n’est pas utile économiquement.

Evgueni Tourountsev: Vorkouta est entourée d’un anneau de 17 villes, situé à 60 km du centre. Chacune d’elles a été construite autour d’une mine. Aujourd’hui, les mines n’étant plus rentables, certaines d’entre elles doivent fermer et les villes perdent leur unique raison d’être économique. Nous testons la fermeture totale de l’une des mines et le retour de cet espace à l’état de toundra. La transformation en terres cultivables prévoit ainsi la destruction de tous les bâtiments.

Quant à Norilsk, elle est confrontée, malgré sa prospérité, à de gros problèmes d’entretien de son parc de logements. Des immeubles entiers (près de 200) sont vétustes. En déplaçant des personnes vulnérables, nous allons libérer de la place pour en reloger d’autres.

Evgueni Roubassov: Ces immeubles ont été construits sur la merzlota (terre gelée toute l’année); à l’époque, c’était un exploit technique sans précédent. Mais après 20, 30, 40 ans d’exploitation, l’expérience a montré qu’ils n’étaient pas éternels.

Existait-il déjà des retours sur le continent du temps de l’URSS? Pourquoi le problème se pose-t-il aujourd’hui avec plus d’acuité?

Evgueni R.: A l’époque soviétique, les salaires les plus importants étaient versés dans le Grand Nord. On allait là-bas, selon l’expression consacrée, pour le «grand rouble». Les habitants du Grand Nord ont le plus souffert de la crise financière de 1992 (celle de la Sberbank) car ce sont eux qui avaient les dépôts les plus importants.

Jusqu’en 1992, ils finançaient avec leur épargne leur retour sur le continent. Ils travaillaient 10, 15, 20 ans, épargnaient puis achetaient un logement. Après la dévaluation de leur épargne, cela n’a plus été possible et la mise en place de mécanismes d’aide au retour s’est imposée, d’autant que les populations vulnérables du Grand Nord représentent un grand coût économique pour l’Etat.

Combien de personnes sont en attente d’un départ?

Notre projet ne concernera que 27.000 personnes. Aujourd’hui, selon les chiffres officiels, 860.000 personnes souhaitent quitter le Grand Nord.

Quels sont les programmes d’aide mis en oeuvre par le gouvernement?

Au milieu des années 90, l’Etat a mis en place un système d’aide à l’acquisition de logements. Notre fondation a fait adopter plusieurs propositions destinées à accroître l’efficacité de ce système. Une part du budget fédéral est reversée aux sujets, qui la redistribuent aux personnes désirant quitter le Grand Nord.

Quelles sont les principales difficultés du programme de migration que vous gérez?

Le manque de moyens. Nous proposons une aide financière moindre que celle prévue par la loi fédérale, mais nous la versons tout de suite. Les personnes ont le choix: partir tout de suite mais toucher moins, ou attendre de toucher plus mais à une date indéterminée. Notre mode de calcul de l’aide financière prend en compte le nombre d’années de travail, la composition de la famille et le temps vécu dans le Grand Nord. A l’époque soviétique, les habitants du Grand Nord jouissaient d’un certain prestige, d’un statut social élevé. Pour leur retour sur le continent, ils préféraient s’établir dans le Sud de la Russie (par exemple à Krasnodar), en Crimée, à Moscou ou à Léningrad.

Pour notre part, nous proposons une aide leur permettant d’acquérir un logement équivalent, dans une ville similaire. Les habitants de Soussouman peuvent prétendre à un logement dans une petite ville de la région de Khabarovsk. S’ils veulent s’installer à Moscou, le surcoût est à leur charge.

Tous les habitants du Grand Nord ne partagent pas notre approche, mais la participation au projet est libre, elle repose sur le volontariat. Les habitants peuvent aussi attendre l’aide de l’Etat. Cependant, au rythme où celle-ci est délivrée, le départ de la population que nous proposons de prendre en charge prendrait 10 ans...

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Le Grand Nord russe
Quelques repères

Le Grand Nord russe couvre d’immenses territoires s’étendant de Mourmansk à l’ouest à Petropavlovsk-Kamtchatski à l’est, en passant par Touva au centre. Il regroupe dix-sept sujets de la Fédération de Russie, dont sept sont à cheval sur d’autres régions. Les 162 raïon qui le composent représentent 47% du territoire russe et sont peuplés de plus de onze millions d’habitants, dont 200.000 autochtones seulement.

La Russie est l’un des huit pays dont le territoire s’étend à la zone arctique. Elle regroupe dix des onze villes de plus de 200.000 habitants situées au nord du 60è parallèle. La densité du Grand Nord russe est 25 fois plus élevée que celle de l’Alaska et 50 fois supérieure à celle du nord du Canada.

Depuis 1989, le Grand Nord, qui concentre 60% des réserves minérales russes, traverse une grave crise économique: de nombreuses villes industrielles ont du mal à se restructurer. Si la ville de Norilsk, avec le complexe Nornikel, est un exemple de réussite, au point que la population y augmente, la région de Magadan a perdu un tiers de ses habitants et celle de Tchoukotka près de la moitié.

Pour limiter l’afflux de nouveaux habitants, certaines villes se ferment au monde extérieur. Par ailleurs, l’aide au retour sur le continent est encouragée.

Par Ludmila BYLODUCHNO