Renouveau de l’opéra russe. L’Hélikon avec ses Muses et son Apollon

Il y a dix ans, un étudiant en arts du spectacle, Dimitri Bertman, fonde un théâtre de type nouveau, l'Hélikon-Opéra de Moscou. Aujourd'hui, cette troupe connaît un succès international, bien que la critique russe condamne dans les mises en scène de Bertman certains excès jugés parfois gratuits.


Avec la fin du "socialisme réel", le monde du spectacle moscovite connaît une grande vague de renouveau. Jouissant d'une vraie liberté d'expression, de jeunes metteurs en scène font naître des théâtres indépendants pour y monter des pièces d'avant-garde audacieuses, parfois même provocatrices. Mais très vite le public ainsi que la critique se lassent de ce genre de représentations expérimentales qui leur paraissent pleines d'excès et vides de contenu.

Cependant quelques talentueux metteurs en scène ont su s'imposer non seulement en Russie mais également à l'étranger. Le théâtre des Champs-Elysées a accueilli en novembre 1999 l'Opéra Hélikon dirigé par Dimitri Bertman. La troupe russe a joué Les Contes d'Hoffmann de J. Offenbach et Carmen de G. Bizet. Cette première visite à Paris semble avoir séduit le public français puisque Bertman a été invité à présenter ses spectacles en France pour les années 2000 et 2001.

Les débuts de l'Hélikon et son organisation interne

Etudiant à l'Académie des Arts du spectacle, Bertman débute comme assistant au Bolchoï. Jeune diplômé, il fonde en 1990, avec cinq camarades, le théâtre Hélikon. Il n'a alors que vingt-trois ans. En 1993, le théâtre obtient le statut d'établissement d'Etat. L'Hélikon se trouve au cœur de Moscou, rue Bolchaïa Nikitskaïa, dans un palais du XVIIIème siècle ayant appartenu à la princesse Chakhovskaïa. La troupe dispose de plusieurs scènes: une première pièce de trois cents places située dans l'ancienne salle de bal, une seconde d'une capacité de cent places et une troisième, la cour intérieure, utilisée pour les spectacles d'été. En raison de l'exiguïté des locaux, l'orchestre se trouve au même niveau que le public.

Ainsi les spectateurs sont placés tout près des chanteurs. Bertman tient particulièrement à maintenir cet "Opéra de chambre", car cela facilite le travail des chanteurs, qui n'ont pas besoin de courir pour se déplacer sur scène. Selon lui, la fatigue physique est inutile et même nuisible à la qualité du spectacle [1]. Par ailleurs, le public est sensible à cet aménagement de l'espace qui lui permet d'être mêlé littéralement à l'action dramatique.

L'originalité de ce théâtre réside également et surtout dans le choix du répertoire et dans le traitement des sujets.La première grande représentation de Bertman fut Ondine de Tchaïkovski (1994) qui avait été refusée lors de sa sortie, en 1870, par le théâtre Mariinski et avait poussé son auteur à brûler son œuvre. Bertman a retrouvé vingt-cinq minutes de cet opéra qui, par chance, avaient échappé aux flammes. Il a repris ces fragments pour les combiner avec d'autres opéras inachevés du même compositeur. Il a choisi Hamlet, La Jeune Fille de Neige, Mandragore, Roméo et Juliette.

Cette représentation originale et audacieuse a remporté un grand succès. Tout d'abord, le public russe a découvert, grâce à Bertman, une œuvre inconnue de son patrimoine culturel, ce qui a permis au jeune metteur en scène de s'élever au rang des grands maîtres de sa profession. Cette ascension soudaine fut confirmée l'année suivante, en 1995, lors de la cérémonie des Masques d'or [2]. Bertman y reçut le Masque d'or du meilleur metteur en scène et une de ses cantatrices, N.Zagornskaïa, se vit remettre le prix de la meilleure interprétation féminine. A partir de cette année-là, l'Hélikon commença à se produire à l'étranger, notamment en Angleterre, en Allemagne, au Liban, au Brésil…

Bertman dirige aujourd'hui une équipe composée de trois cent cinquante personnes. Le rythme de travail exigé par le metteur en scène est très intense. La préparation d'un spectacle ne doit pas dépasser quatre semaines. Par saison, l'Hélikon présente sept à huit premières et les artistes chantent quarante à soixante spectacles. Le répertoire actuel compte une trentaine d'opéras et l'emploi du temps du théâtre est fixé jusqu'en 2004 [3]. Bertman choisit ses chanteurs selon des critères précis: ils doivent avoir une belle voix, savoir jouer d'un instrument de musique et parler au moins une langue étrangère.

Le chanteur doit, en outre, être jeune pour pouvoir intégrer la troupe. Le chœur n'est en effet composé que de personnes dont l'âge n'excède pas les 20-25 ans. Bertman s'efforce, par cette exigence, de changer l'image de l'opéra traditionnel, car, selon lui, les cantatrices grosses et vieilles n'attirent pas le public [4]. Ainsi Dimitri Bertman a imposé une règle cruelle et sans condition à ses chanteurs. Chaque année il choisit deux nouveaux artistes jeunes qui prennent la place de deux "anciens", pratique qui fait l'objet des plaisanteries des membres de la troupe placés sous le signe de la "Dimi-cratie" [5]. Ceux-ci ne dénigrent pas pour autant l'institution, conscients que l'Hélikon complète leur formation académique.

Le souci provocateur de Bertman

Bertman, qui entretient un dialogue permanent avec ses chanteurs, leur accorde une part de liberté créatrice en les incitant à improviser, à ouvrir leurs âmes en même temps qu'ils déploient leurs gorges. Il a une même relation productive avec son chef d'orchestre, ses décorateurs et son maître de ballet. Il est important pour Bertman que chaque détail qui constitue le spectacle ait une place précise dans l'enchaînement dramatique. Dans Les Contes d'Hoffmann, par exemple, tous les personnages sont habillés de la même façon pour symboliser, en quelque sorte, l'homme neutre, médiocre, ce qui contraste fort avec le projet d'Hoffmann.

En effet, "Monsieur tout le monde", représenté par le chœur, voit dans les paroles du héros un conte léger, sans conséquence, alors que Hoffmann, lui, dévoile une vérité profonde et douloureuse. Dans cet opéra, Bertman analyse l'univers intérieur de l'Artiste. Hoffmann est en permanence accompagné par deux personnages: le Bon Génie et le Scélérat. La lutte de ces deux forces fait naître chez Hoffmann sa fantaisie créatrice. Bertman est ici très proche de son héros, car il dit lui-même que "dans chaque artiste vivent à la fois Mozart et Salieri" [6].

Le metteur en scène de l'Hélikon est conscient que l'opéra doit vivre avec son temps et s'adapter aux nouvelles exigences du public. L'homme moderne est las des mises en scène traditionnelles. Bertman comprend qu'il faut élaborer un langage neuf et convaincant pour combattre l'ennui. Aussi décide-t-il, par exemple, de réactualiser Carmen. La belle bohémienne ne vit plus avec de simples brigands, mais avec des narcomen. Habillée en minijupe, elle attire les hommes dans une voiture délabrée. L'esthétique rock-and-roll de Bertman est bien entendu loin de celle de Bizet. Mais cette nouvelle Carmen produit le même choc que la Carmen des origines.

L'Hélikon est d'ailleurs souvent critiqué par la presse russe pour son audace, sa provocation jugée excessive et parfois gratuite. Pourtant il est difficile de dire que Bertman trahit le texte. Sa Carmen est à la fois vulgaire et fascinante, sauvage et attachante. Bertman relève en permanence de nouveaux défis, allant toujours plus loin dans l'interprétation des sujets qu'il choisit. Il va jusqu'à transformer la fameuse Aïda de Verdi qui, portant un collier de chien pour montrer son état d'esclave, se traîne dans l'univers sombre et cruel des Pharaons. Les chanteurs apparaissent sur scène vêtus de costumes noirs et le chœur féminin porte un uniforme militaire. L'exotisme égyptien disparaît pour laisser paraître une société androgyne, une armée, un régime totalitaire. La destruction de l'homme par l'homme est montrée par Bertman dans toute sa crudité, dans toute son horreur.

Le souci provocateur de Bertman ne semble au fond pas si dépourvu de sens. Au contraire, étonner, surprendre, choquer c'est rendre l'être humain attentif, sensible, vivant. Les spectateurs entrent dans ce palais-théâtre le cœur en éveil, curieux de découvrir les nouveaux tours de magie que le metteur en scène a préparés. Dès les premières notes, le charme s'exerce. Les belles cantatrices de Bertman paraissent, telles les Muses des légendes antiques qu'Apollon envoyait du Mont Hélikon pour répandre la Poésie parmi les hommes…

 

Par Milana CHRISTITCH

[1] BABALOVA, Maria, "Samym èroticnym iz vsex iskusstv javljaetsja opera", in Novye Izvestija, 18 novembre 1999.
[2] NIKOLAEVA, Inna, "Igry i igruski Dmitrija Bertmana", in Peterburgskij teatral'nyj zurnal, n°15, septembre 1998.
[3] BABALOVA, Maria, "Samym èroticnym iz vsex iskusstv javljaetsja opera", in Novye Izvestija, 18 septembre 1999.
[4] SAMINA, Lidja, "Dmitrij Bertman, iskusstvo, udivljat'", in Elle, octobre 1998.
[5] "Dimi-cratie" est un jeu de mot basé sur le diminutif de Dimitri, Dima. SAMINA, Lidja, "Dmitrij Bertman, iskusstvo, udivljat'", in Elle, octobre 1998.
[6]BABALOVA, Maria, "Samym èroticnym iz vsex iskusstv javljaetsja opera", in Novye Izvestija, 18 novembre 1999.