Poutine, ou le scénario implacable d’une ascension

Qui est Vladimir Poutine ? Dans quelle voie entraîne-t-il la Russie ? Plus de six mois après son arrivée au pouvoir, le personnage suscite toujours autant d'interrogations. Mais la circonspection a fait place à l'inquiétude : la brutalité de la guerre en Tchétchènie, la dérive autoritaire du régime et les zones d'ombre qui se multiplient autour de l'activité réelle du Kremlin, ont peu à peu changé le regard porté sur lui.


Boris Eltsine transmettant la Constitution à Vladimir Poutine, le 31 décembre 1999, dans le bureau présidentiel du Kremlin.A son arrivée à la tête de l'Etat, Poutine avait un handicap majeur face à l'opinion publique russe : il était le dauphin de Eltsine. Mais retournant la donne avec une habileté remarquable, il a réussi à s'imposer à beaucoup comme l'homme de la situation. Bien qu'il n'ait pas de véritable programme politique, son message, délivré à coup de petites phrases et de slogans, est susceptible de plaire au plus grand nombre: d'une part, le soutien aux "réformes" et à "l'insertion [de la Russie] dans l'économie mondiale", ce qui peut rallier à lui les forces de la droite libérale; d'autre part, le retour d'un Etat fort, ce qui ne peut être qu'approuvé par tous, après les chaos de l'ère Eltsine. Même parmi les plus démocrates, on attend beaucoup de lui, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption.

Car discipline et raison d'Etat, héritages de sa "culture" de KGBiste, sont les leitmotivs de son discours. Par là, l'ancien chef du FSB représente aussi une certaine continuité avec le passé, ce qui ménage encore une autre partie de l'électorat [1]. Bref, dans l'imagerie populaire, il se construit la réputation d'un homme combatif et implacable (n'est-il pas ceinture noire de karaté?); il semble capable de mettre fin à une série de capitulations sur la scène internationale, vécues comme autant d'humiliations : "devenir une puissance de second rang, nous ne l'accepterons jamais", déclare-t-il à l'automne 1999. Sa détermination face aux "bandits tchétchènes", commodes ennemis de l'intérieur, renforce cette image.

Amertume nationaliste, lassitude face au désordre intérieur, ou soutien inconditionnel à sa politique tchétchène après le traumatisme des attentats de l'automne ? Les raisons de sa popularité sont multiples. Mais il profite surtout du bénéfice de la nouveauté, son atout majeur dans une société toujours prête à espérer, toujours en attente d'un chef, d'un sauveur [2]. Ainsi malgré son absence de charisme, malgré la brutalité de ses expressions ("aller buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes", "leur en foutre sur la gueule"), "l'effet Poutine" fonctionne. Et chacun de s'étonner du formidable "sursaut de la conscience nationale" qu'il provoque, dans un pays qui a tendance à se considérer lui-même comme indiscipliné et divisé.

Le contrôle de l'opinion publique, clef de la stratégie présidentielle.

Mais l'état de grâce ne dure pas. Il semble très vite évident que toute sa politique se résume à une implacable stratégie présidentielle, dans laquelle tous les moyens sont bons. On lui reproche son cynisme et sa brutalité: cynisme politique, avec notamment l'accord avec les Communistes à la Douma, "trahissant" les réformateurs et les libéraux qui l'avaient plus ou moins soutenus jusque là ; brutalité dans la guerre en Tchétchénie. L'opinion publique est tout d'abord ébranlée par un certain enlisement de l'armée fédérale (en décembre/janvier), qui fait craindre un scénario similaire à la première guerre. Puis la question des pertes militaires russes, qui seraient systématiquement sous-estimées par les autorités, est de plus en plus soulevée. D'après le Comité des Mères de Soldats, qui centralise les chiffres de plus de trois cents sections locales dans toute la Fédération, ces pertes s'élevaient, à la mi-janvier, à plus de trois milles morts, contre seulement six cents selon les chiffres officiels. La grande majorité sont des jeunes appelés, envoyés au front après six mois de préparation.

L'intelligentsia se détourne de plus en plus de Poutine (si elle l'a jamais soutenue), car il semble remettre en cause un des rares acquis de la période Eltsine: la liberté d'expression. Un bras de fer s'établit entre le gouvernement et certains médias, qui dénoncent le blocus de l'information concernant la guerre. Après le renvoi en janvier de sept journalistes occidentaux, puis d'un journaliste de la chaîne russe NTV, (la grande concurrente des chaînes publiques), l'affaire Babitski vient bouleverser les milieux journalistiques. Ce correspondant russe de Radio Svoboda (antenne de Radio-Free Europe), un des rares journalistes à couvrir le conflit du côté tchétchène, avait été arrêté par les forces fédérales à la mi janvier (sous prétexte qu'il n'était pas accrédité), puis vraisemblablement torturé dans un camp de l'armée russe, avant d'être "échangé" aux Tchétchènes contre des prisonniers russes, selon la version officielle.

Mais les cassettes vidéo remises par les autorités aux médias pour appuyer leur dires ressemblent fort à de grossiers montages[3], et on craint un scénario encore plus sinistre. Abasourdis par cette affaire, inquiets pour leur confrère (un mois après son arrestation, on ignorait toujours où il était), une cinquantaine de journalistes et d'éditorialistes connus lancent une pétition affirmant la responsabilité de Vladimir Poutine dans cette affaire. Celui-ci aurait d'ailleurs déclaré, comme un avertissement : "Désormais, Babitski va avoir peur, il va enfin comprendre où il a mis les pieds", en présence de rédacteurs-en-chef de quelques grands journaux russes, convoqués au Kremlin.

En marge de ce scandale, quelques voix s'élèvent également pour dénoncer la signature par Poutine d'un amendement ouvrant la voie à un contrôle d'Internet par les services de sécurité. Autre décision du Président par intérim: rétablir l'enseignement militaire à l'école. Pour Eléna Bonner, ancienne dissidente célèbre et veuve d'Andreï Sakharov, "la Russie est officiellement devenue un Etat policier".

La lutte contre un prétendu "terrorisme", au moyen d'une vraie barbarie.

Cependant, malgré les efforts du gouvernement, la violence démesurée des opérations militaires en Tchétchènie n'échappe pas aux médias. Les bombardements de civils, l'emploi de gaz toxiques, de bombes incendiaires dans des zones habitées, les souffrances d'une population interdite d'aide humanitaire, sont le vrai visage de ces "opérations de libération". Les témoignages de pillage, de corruption des militaires -du soldat jusqu'au général- filtrent dans la presse. Certes, chacun sait que les combattants tchétchènes n'hésitent pas non plus sur les moyens (prenant, par exemple, des populations civiles en otage). Mais, d'après les témoignages recueillis par les médias occidentaux, les exactions particulièrement barbares commises par l'armée fédérale sont d'une autre ampleur : il pourrait s'agir d'une intention délibérée de terroriser et d'anéantir, physiquement ou moralement, la population tchétchène, dans les plus grandes proportions possibles. Des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes (principalement des civils) pourraient être détenues dans les "camps de filtration", immenses camps de torture, alors que de nouveaux camps sont en construction.

Sinistres rumeurs.

Par ailleurs de graves questions restent en suspend sur le déclenchement de la guerre, tant il est évident qu'elle a été instrumentalisée depuis le début par le Kremlin. En ce qui concerne "l'invasion" tchétchène au Daghestan d'août 1999 (préambule à la guerre de Tchétchènie), on la soupçonne d'avoir été concertée avec les autorités russes [4]. On sait par ailleurs que l'offensive russe en Tchétchènie n'est pas une réponse aux attentats de l'automne 1999, puisque, selon l'ancien Premier Ministre Sergueï Stépachine, la décision politique avait été prise au Kremlin dès Mars 1999.

Or les attentats eux-mêmes, véritable point de départ de la déferlante anti-tchétchène, pourraient, d'après certains, avoir été fomentés par le FSB (ex-KGB), même s'il est encore très risqué de l'affirmer. Les représentants tchétchènes rejettent vigoureusement la responsabilité des attentats (alors qu'ils ont toujours revendiqué leurs actes terroristes), répétant que les immeubles civils n'ont jamais fait partie de leurs cibles. Des experts des services secrets occidentaux remarquent, quant à eux, la rapidité inhabituelle avec laquelle les autorités russes ont rasé les immeubles touchés, contrairement à l'usage, qui veut que l'on examine minutieusement, de longues semaines durant, les débris d'immeubles, afin d'identifier la cause de l'explosion. Ils soulignent également l'importance des moyens logistiques qui ont dû être mis en œuvre pour préparer de telles explosions -de ce fait difficilement imputables à des terroristes isolés. Ces soupçons ont encore été renforcés lorsque la police de la ville de Riazan a surpris des membres du FSB en train de déposer des explosifs dans un immeuble, afin, dirent-ils ensuite, de "tester le système de sécurité".

Une dérive criminelle de l'Etat ?

A la charge de Poutine, ses adversaires rappellent son passé KGBiste, et dénoncent une dérive criminelle de l'Etat. "Tout milieu professionnel engendre sa propre sous culture, son système de valeur, son idéologie", écrit Dmitri Fourman dans le quotidien russe Obchaïa Gazeta. "Les pratiques professionnelles des employés des services secrets sont tout à fait comparables à celles du monde criminel. Car, finalement, que font-ils? Des écoutes, de l'espionnage, de la diversion, du chantage. Ils volent et, parfois, ils tuent". D'ailleurs, avant son arrivée à la tête de l'Etat, Poutine s'était vu confier des affaires peu reluisantes : la "gestion" des biens immobiliers peu transparents du clan Eltsine; l'éviction du juge Skouratov qui enquêtait sur le dossier Mabetex, et qui fut discrédité par un coup monté infamant; le scandale sur les sociétés appartenant à la femme du maire de Moscou, Iouri Loujkov.

Mais d'autres soulignent qu'il a été toute sa vie un exécutant, et se demandent quelles forces sont derrière lui : qui l'a placé au sommet de l'Etat, et à qui est-il redevable aujourd'hui ?

Une chose est sûre: avec Poutine, les Russes ont sans doute espéré sortir du chaos et retrouver la maîtrise de leur destin. Or il semblerait que celui-ci leur échappe plus que jamais. Si c'est par ces moyens-là que Poutine entend conquérir le pouvoir présidentiel, que peut-on attendre de lui une fois qu'il l'aura conquis ?

 

Par Tatiana ROMON

Vignette : Boris Eltsine transmettant la Constitution à Vladimir Poutine, le 31 décembre 1999, dans le bureau présidentiel du Kremlin (Presidential Press and Information Office)

 

 

[1] Poutine est, par exemple, un grand admirateur d'Andropov (chef du KGB de 1967 à 1982, puis Secrétaire Général du P.C. de 1982 à 1984), dont il va fleurir la tombe, symboliquement, à peine arrivé au pouvoir.
[2] Voir, par exemple, le succès de Eltsine à ses débuts, ou encore celui de Lebed à un certain moment.
[3] cf. Le Monde du 7, du 9 et du 11 février.
[4] Les arguments généralement avancés sont: de nombreux témoignages de livraisons d'armes russes aux milices tchétchènes, la facilité avec laquelle les combattants tchétchènes sont rentrés au Daghestan avec des armes lourdes, puis en sont ressortis, une rencontre possible entre le banquier Bérézovski, proche du Kremlin, et le chef de guerre tchétchène Bassaïev, etc.
Sources :
Presse française : Le Monde, Libération, Courrier International
Médias russes : Itogui, Izvestia, Obchaïa Gazeta, Kommersant-Vlast, Ekho Moskvi, Moscow News.