Les grandes variations glaciaires, jouant sur la calotte de l’hémisphère Nord débutent dès la fin du Pliocène (vers 3,2 millions d’années), affectant une grande partie de l’Europe et de l’Ouest Sibérien. Au cours du Pléistocène (de 1,75 millions d’années à 10 000 ans), la sédimentation de la mer Noire fut alternativement lacustre et marine, selon que le Bosphore permettait ou non les échanges avec la Méditerranée et l’océan global. C’est lors des grandes périodes froides que le drainage des grands fleuves sera bloqué en direction du Nord, ceux-ci allant se jeter dans la mer Noire.
Ce détournement du drainage des fleuves sera en grande partie responsable de l’augmentation significative de la sédimentation en mer Noire. Le Bosphore va jouer au cours du Quaternaire le rôle de seuil permettant la connexion ou non avec la Méditerranée. Au cours des périodes glaciaires, le niveau de l’océan global baisse et lorsqu’il descend plus bas que le seuil du Bosphore, la mer Noire devient un bassin isolé oscillant de façon indépendante des niveaux marins globaux. Aujourd’hui, l’océan global a atteint un haut niveau et le niveau marin de la mer Noire se comporte comme celui de l’océan global, la circulation océanique par le Bosphore est rétablie.
Les variations climatiques répétitives au cours du Quaternaire sont un des facteurs essentiels avec la tectonique contrôlant les variations du niveau marin. Ces variations climatiques et marines associées ont influencé la sédimentation et les flux hydrologiques et chimiques de la mer Noire au cours du Quaternaire et plus particulièrement du Quaternaire Supérieur.
Le Bosphore, trait d’union entre les deux mers
Aujourd’hui, la mer Noire, dont la plus grande profondeur atteint 2250 mètres est, comparativement à la Méditerranée, faiblement salée et relativement froide en raison des apports fluviaux importants qu’elle collecte. Il en résulte au niveau du détroit du Bosphore un courant de fond apportant en mer Noire de l’eau méditerranéenne salée, tandis que l’eau moins salée de la mer Noire s’échappe vers la Méditerranée en surface. Cette particularité hydrologique a marqué les premiers grands récits de l’humanité.
Déjà dans L’épopée de Gilgamesh, récit akkadien datant d’au moins le 3ème millénaire avant notre ère, le héros (Gilgamesh roi d’Uruk) se trouve confronté aux courants contraires (du Bosphore ?) des eaux mortelles (les eaux anoxiques de la mer Noire ?) empêchant dans un premier temps son passeur (Usharnabi) de l’amener voir Noé (Atrahasis ou Uta-Napisti). Gilgamesh use d’un stratagème, similaire à celui qui sera utilisé par Jason pour passer le Bosphore et aller quérir la Toison d’or. En effet, pour lutter plus facilement contre les courants contraires de surface, ils vont utiliser les courants de profondeur grâce à des paniers remplis de pierres plongées au niveau des courants de profondeurs opposés aux courants de surface.
A la suite du dernier maximum glaciaire (-20 000 ans B.P.[1]), l’arrivée d’eau salée de Méditerranée, entre 9 000 et 7 000 ans B.P., serait responsable de l’établissement de conditions anoxiques dans la partie profonde du bassin et de la formation des sapropels. Les niveaux à coccolites qui la surmontent seraient les témoins des conditions actuelles de la sédimentation, mises en place à partir de 3 000 ans B.P.. Les apports des fleuves d’Europe Centrale jouent un rôle important dans les variations du niveau marin en mer Noire. Il a été calculé qu’une fermeture du Bosphore entraînerait, dans les conditions actuelles, une remontée de 2 m par siècle du niveau de la mer Noire. Le Danube, le Dniepr, le Dniestr mais aussi le Don (par l’intermédiaire de la mer d’Azov) sont les principaux fleuves qui alimentent ce bassin. Il est probable que la Volga était également connectée à la mer Noire au Saalien (140 000 ans B.P. ). C’est donc bien une grande partie des fleuves d’Europe Centrale qui alimentaient la mer Noire durant les périodes glaciaires, la trace de ces apports étant contenue dans les sédiments terrigènes aujourd’hui accumulés sur les marges et dans le bassin.
Rupture d’un barrage naturel
La nouvelle hypothèse concernant la dernière connexion entre la Méditerranée et la mer Noire provient de deux géologues américains William Ryan et Walter Pitman. Dans leur livre (Noah’s Flood,1998), ces deux auteurs proposent que la connexion de la mer Noire à la Méditerranée serait survenue de manière catastrophique, par rupture d’un barrage naturel au niveau du Bosphore, il y a environ 7500 ans B.P.. Pour cela, ils se fondent sur la datation de dépôts marins immédiatement sus-jacents à la surface d’érosion qui tronque les dépôts de bas niveau marin de la plateforme d’Ukraine, mais aussi sur la relation d’un événement catastrophique dans cette région relaté dans l’épopée de Gilgamesh et dans les écrits de Pline l’Ancien et de Diodore de Sicile.
De nouveaux résultats obtenus lors de missions franco-roumaines menée par l’IFREMER en 1998 et en 2002, apportent des éléments quant à la compréhension des variations du niveau de la mer Noire depuis le dernier maximum glaciaire. Premièrement, l’analyse des carottes prélevées entre 15 et 2200 mètres de profondeur au dessous du niveau de la mer confirme une arrivée massive et soudaine d’eau salée vers -7500 ans B.P.*. Soudaine, pour un géologue, signifie en quelque 600 ans, le laps de temps qui sépare les dernières coquilles d’eau douce, vieilles de 8100 ans B.P.*des premières mollusques de mer, âgées elles de quelque 7500 B.P.* ans trouvées dans les carottes.
Une étude permet de mettre en évidence les traces d’un rivage ancien unique à 100 m de profondeur. Au niveau de ce rivage marqué par une zone d’érosion créée par l’action des vagues se trouve un champ de dunes. La préservation des dunes et le faible écart d’âge entre les coquilles de différents milieux témoignent d’une remontée rapide du niveau de la mer Noire. Cet événement majeur aurait conduit à une remontée du niveau marin de -100 m jusqu’au niveau actuel dans un intervalle estimé à un ou deux ans, entraînant un déplacement des populations installées aux alentours du Danube et en mer de Marmara vers l’Europe de l’Ouest et l’Asie. Cette hypothèse déclenche déjà des polémiques aussi vives que celles que l’on a connues à la suite de l’hypothèse de l’assèchement de la Méditerranée au Messinien (6 millions d’années).
L’inondation de plus de 100 000 km2 de terres littorales au Nord-Ouest de la mer Noire serait la conséquence de l’invasion des eaux de la Méditerranée. La mer Noire, alors lac isolé, se trouvait à plus de 100 m en dessous du niveau actuel. Le flux d’eau passant alors par le Bosphore serait estimé à plus de 50 km3 par jour, remplissant le lac à un taux avoisinant la dizaine de centimètres par jour. A cette époque, vers 5600 ans avant J.C., l’agriculture s’était déjà développée en Grèce, en Bulgarie, en Roumanie et le long des côtes de la mer de Marmara, avant d’évoluer à l’intérieur des terres le long des grands fleuves. Les méthodes agricoles avancées, telles que l’irrigation, apparurent de façon soudaine vers 5500 ans avant J.C. en Transcaucasie et en Europe Centrale. L’arrivée de populations aux techniques plus évoluées jusqu’alors connues dans des zones plus propices comme les rives de la mer Noire, peut s’expliquer par leur expulsion des terres cultivées par la montée soudaine des eaux.
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Assemblage
La Mer Noire, le plus grand bassin anoxique au monde, constitue le principal réceptacle des apports liquides et solides des fleuves de l’Europe Centrale, au premier rang desquels le Danube. Cette mer dont les échanges avec l’extérieur se limitent à sa connexion avec la Méditerranée par l’intermédiaire de la Mer de Marmara et de ses deux détroits: le Bosphore et les Dardanelles, est l’un des vestiges du vaste océan appelé “La Téthys” qui au début du Jurassique (200 Millions d’années) se situait sur l’emplacement de la chaîne alpine et s’ouvrait vers le Pacifique. La mer Noire présente à l’heure actuelle un tout nouveau regain d’intérêt scientifique et archéologique résultant des nouvelles donnes géopolitiques de la région. Un accord de coopération bilatérale franco-roumain a été signé en 1997 avec l’IFREMER. Depuis 1999, cet accord a été étendu à la Bulgarie et plus particulièrement à l’Institut de Géologie de l’Académie des Sciences de Varna (Bulgarie).
Afin d’élargir les recherches à la communauté européenne et aussi de faciliter l’intégration des chercheurs de ces pays de l’Europe de l’est bordant la mer Noire, un projet qui sera financé par la communauté européenne débute en 2003 pour une période de trois ans. Ce projet intitulé ASSEMBLAGE s’intéresse à l’étude des “Ecosystèmes marins durables” en mer Noire, et les objectifs et résultats escomptés concernent la compréhension des incidences de diverses activités sur les écosystèmes, les contributions nécessaires pour protéger ces écosystèmes contre la pollution, mais aussi favoriser le développement de stratégies de gestion viables à long terme en tenant compte de la diversité, de l’importance et de l’usage international des mers européennes comme la mer Noire. L’objectif du projet consiste à faciliter l’accès et l’utilisation des fonds marins et l’exploration et l’exploitation de leurs ressources dans le contexte d’opérations industrielles à des profondeurs des plus en plus importantes.
Par Gilles LERICOLAIS
1 B. P. signifie Before Present, c’est-à-dire avant 1950