Roland-Garros 2023 : Kyiv et Prishtina pâlissent l’ocre d’Auteuil

Le tennis-elbow de la balle jaune : les poudrières balkanique et russo-ukrainienne se sont invitées à Roland-Garros pour mettre en exergue les tensions entre patriotisme et valeurs sportives. Chahutée par des accrocs géopolitiques s’immisçant entre les lignes blanches, l’édition 2023 du tournoi a subi un transfert des troubles présents à Prishtina et à Kyiv.


Daria Kasatkina (mai 2023). Huée par le public à l’issue de son match perdu contre l’Ukrainienne Elina Svitolina, la joueuse russe connue pour ses positions anti-Poutine et anti-guerre, a appelé à plus de tolérance et à ne pas « propager la haine » (source : Wikimedia commons/Hameltion).La Porte d’Auteuil est bien connue pour son stade où les légendes Evert, Nadal et Seleš ont marqué l’ocre parisien d’exploits sportifs. Mais cette enceinte où l’on sue sous un soleil de plomb peut aussi se muer en arène politique où l’on hue et que la guerre surplombe. Si le sport où les balles courtisent les lignes a connu bien des controverses depuis le début de l’Ère Open en 1968, l’édition 2023 des Internationaux de France s’est particulièrement emballée, dans un chaos politico-médiatique que l’actualité en Europe de l’Est attise et instrumentalise.

Pour les conflits européens, la bataille se poursuit jusqu’au filet. Les meilleures occasions étant les tournois du Grand Chelem, ils ont tous vécu des polémiques depuis le début de la guerre d’Ukraine le 24 février 2022. Ces tensions ne s’y limitent toutefois pas : les sorts du Kosovo et de l’Artsakh sont également parfois montés au filet.

De l’Open d’Australie à Roland-Garros, l’ombre des polémiques Đoković et Khachanov

Le premier à avoir ouvert le bal des scandales Porte d’Auteuil est le joueur serbe Novak Đoković, actuellement troisième mondial au classement ATP. Lors de la traditionnelle signature sur la caméra embarquée sur le court après sa victoire au premier tour contre l’Américain Aleksandar Kovačević (6/3-6/2-7/6[1]) le 29 mai 2023, le Serbe inscrit au marqueur « Косово је срце Србије ! Стоп насиљу » (Le Kosovo est le cœur de la Serbie ! Stop à la violence). Son père étant originaire de la minorité serbe du Kosovo (commune de Zveçan/Zvečan), Novak Đoković a toujours affiché une position défavorable à l’indépendance de ce dernier, se rangeant du côté de Belgrade. Lors de sa conférence de presse d’après-match, il a insisté sur la possibilité de recommencer son geste si nécessaire, ainsi que sur l’absence de regrets de sa part. Ces déclarations sont intervenues simultanément à de violents heurts dans quatre villes du nord du Kosovo, où des maires d’origine albanaise récemment élus devaient prendre leurs fonctions à Leposaviq/Leposavić, Mitrovica Nord, Zubin Potok et Zveçan/Zvečan. Critiqués par Belgrade et même par Bruxelles, ces scrutins ont comptabilisé moins de 1 500 voix exprimées sur près de 45 000 électeurs. La puissante Srpska Lista, principal parti serbe du Kosovo, et avec elle tous les électeurs serbes ayant décidé de boycotter ces élections (le taux de participation a été de 3,47 %), la prise de fonctions de ces maires albanais présentait des risques considérables, pointés en amont par l’Union européenne. La Serbie du président Vučić et du numéro 3 mondial est par ailleurs critiquée pour l’absence de sanctions envers la Russie, son allié le plus proche, depuis le début de la guerre d’Ukraine. Les Serbes protestataires ont donc pris d’assaut les soldats de la KFOR (mission de l’OTAN au Kosovo), perçus comme des pions d’une force militaire illégitime : le bilan s’élèverait à une centaine de blessés des deux côtés. Récemment, la présidente du Kosovo Vjosa Osmani-Sadriu s’est dite ouverte à la tenue de nouvelles élections, sous la condition qu’une pétition allant en ce sens soit signée par 20 % des électeurs.

Une polémique est ainsi née, dans laquelle les défenseurs de la liberté d’expression et le monde pro-russe s’opposent aux institutions kosovares. Jeton Hadergjonaj, président de la fédération kosovare de tennis, a d’ailleurs demandé l’exclusion de N. Đoković du circuit ATP. La directrice du tournoi Amélie Mauresmo et la Fédération française de tennis, elles, ont préféré faire profil bas et ne pas enclencher de sanction à l’encontre de celui-ci.

Un joueur russe aux origines arméniennes, Karen Khachanov, classé au dixième rang mondial, a provoqué un incident similaire lors de l’Open d’Australie 2023, où il a signé « Artsakh stay strong » sur la caméra. Affichant son soutien à la République auto-proclamée d’Artaskh/Haut-Karabagh, le joueur faisait ainsi appel à la résistance arménienne dans les combats l’opposant aux forces de Bakou. La polémique n’a pas fait autant de bruit, le Russe jouissant d’une meilleure réputation que le Serbe, et il n’a pas écopé de sanction non plus. En revanche, la Fédération azerbaïdjanaise de tennis a réclamé l’exclusion de K. Khachanov du circuit.

La guerre assombrit les courts, les Ukrainiennes sèment le trouble

L’autre discorde qui a pris place sur les courts Philippe-Chatrier et Suzanne-Lenglen tient aux affrontements entre joueuses ukrainiennes d’un côté et bélarusses ou russes de l’autre. Alors que 6 joueuses ukrainiennes et 17 joueuses sous bannière neutre (4 Bélarusses et 13 Russes) figuraient sur le tableau principal au premier tour, seuls 4 matchs ont opposé des Ukrainiennes à ces joueuses. Ces dernières le savaient, aucune Ukrainienne ne leur serrerait la main au terme du match, comme c’est le cas depuis janvier 2023. Pointant le manque d’engagement de leurs adversaires à l’encontre des dictateurs Aliaksandr Loukachenka et Vladimir Poutine, Marta Kostyuk, Elina Svitolina, Anhelina Kalinina, Dayana Yastremska et Lesia Tsurenko ont refusé de partager un moment de respect mutuel avec une joueuse venant d’un pays « ennemi », en dépit des traditions sportives. Cette pratique controversée a valu des sifflements, notamment à Elina Svitolina, pourtant encouragée par le public tout au long de ses matchs.

Le chaos intervient à l’heure où le tennis ukrainien est plus fort que jamais : A. Kalinina a été la sixième joueuse du pays à accéder au Top 25 mondial du classement WTA : elle y a rejoint E. Svitolina, ancienne troisième mondiale, de retour sur le circuit après son accouchement en octobre 2022. Culminant désormais à la 73ème place mondiale après son ascension fulgurante jusqu’aux quarts de finale Porte d’Auteuil, cette dernière reste une ambassadrice notoire de l’Ukraine. Sur son chemin, elle a dû affronter entre autres une Bélarusse et deux Russes. Fidèle à ses principes, elle n’a salué ni les Russes Anna Blinkova et Daria Kasatkina, ni la Bélarusse Aryna Sabalenka (deuxième mondiale).

Des nuances sont tout de même à relever. En effet, à l’issue du huitième de finale opposant E. Svitolina à D. Kasatkina, les deux joueuses ont échangé un regard et un pouce en l’air, à l’initiative de la joueuse russe. L’Ukrainienne n’est pas sans le savoir, la Russe est dans le viseur du Kremlin en raison de sa relation avec une femme et de sa position contre la guerre ; D. Kasatkina a même publié un tweet remerciant E. Svitolina pour le beau combat. Geste plus malheureux à l’issue du quart de finale entre E. Svitolina et la Bélarusse A. Sabalenka, victorieuse sur le score de 6/4-6/4, cette dernière s’est, contre toute attente, dirigée au filet pour serrer la main de l’Ukrainienne qui y a vu une provocation (non-intentionnelle selon Sabalenka).

Ces tensions ont également jeté le trouble sur la réputation de certaines joueuses bélarusses et russes. Veronika Kudermetova, classée 14ème à la WTA, est sponsorisée depuis 2021 par le groupe pétrolier russe Tatnaft. Sous sanctions européennes en raison de son rôle majeur dans l’approvisionnement des bases militaires russes, ce sponsor controversé ne semble pas gêner la joueuse, forcée de retirer le logo de sa tenue lors des tournois de Roland-Garros et de Wimbledon. Invitée d’honneur du Président de la République russe du Tatarstan, soutien de V. Poutine dès les premières heures de l’invasion en Ukraine, la Russe a aussi expérimenté une fin de match sans poignée de main à l’issue de sa défaite contre l’Ukrainienne A. Kalinina (7/5-5/7-6/2) en demi-finale du tournoi de Rome en 2023. De son côté, la Bélarusse Sabalenka a été interrogée à de nombreuses reprises sur ses liens avec le président Loukachenka, que l’on voit à ses côtés en 2018. Après s’être absentée de deux conférences de presse, elle a finalement déclaré ne pas être en faveur de la guerre et ne pas soutenir A. Loukachenka en ce moment.

Dans ce contexte, des soutiens significatifs émergent également du circuit : la Polonaise et numéro 1 mondiale Iga Świątek, lauréate du tournoi cette année, a arboré un ruban aux couleurs de l’Ukraine à chacun de ses matchs et la Slovaque Anna Karolína Schmiedlová, 74ème mondiale, en tenue jaune et bleu, a dit se sentir très concernée par le sort du pays voisin du sien.

Cap sur Wimbledon

En 2022, le tournoi de Wimbledon s’est tenu sans joueurs russes et bélarusses et en n’octroyant aucun point. L‘édition 2023, qui se déroulera du 7 au 23 juillet, verra lever l’interdiction de participation faite aux Russes et Bélarusses. Pour faire bonne mesure, il a été décidé qu’1£ serait versée à l’Ukraine pour chaque billet vendu. En 2022, c’était la Kazakhe Elina Rybakina, née à Moscou, qui avait soulevé le trophée à valeur symbolique. L’idée qui prévalait était bien qu’au-delà des nationalités et des frontières, le sport devrait réunir, et non punir ou désunir.

De même concernant Roland-Garros 2023 : si la solidarité est de mise et puisque le sport ne peut faire abstraction de la géopolitique, une poignée de mains ukraino-russe ou ukraino-bélarusse, ainsi qu’un message pacifique sur l’écran des caméras peuvent rappeler cette valeur première du sport et tenter de rassembler.

 

Vignette : Daria Kasatkina (mai 2023). Huée par le public à l’issue de son match perdu contre l’Ukrainienne Elina Svitolina, la joueuse russe connue pour ses positions anti-Poutine et anti-guerre, a appelé à plus de tolérance et à ne pas « propager la haine » (source : Wikimedia commons/Hameltion).

 

* Arnaud Bezard est étudiant en master Études européennes interdisciplinaires du Collège d’Europe (Natolin, Pologne).

Lien vers la version anglaise de l’article.

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