Dans le contexte du prolongement des objectifs de Barcelone pour l’Éducation et l’Accueil de la Petite Enfance (EAPE), la Roumanie cherche à rattraper son retard en la matière. Mais les efforts à accomplir ne se heurteront-ils pas à la représentation du rôle maternel des femmes qui les enjoint à s’occuper de leur enfant plutôt qu’à le confier à une crèche ?
Le Conseil européen de Barcelone de 2002 avait fixé pour l’EAPE les objectifs de participation à une structure formelle à l’horizon 2010 de 33 % des moins de 3 ans et de 90 % des enfants entre 3 ans et l’âge de la scolarité obligatoire. En 2021, on se situait au niveau européen au-delà de ces objectifs avec respectivement 37,9 % et 92,5 %. Ces chiffres cachent cependant de fortes disparités entre pays européens. La Roumanie, à l’instar d’autres pays d’Europe centrale et orientale comme la Slovaquie, fait ainsi partie de ceux où les taux de participation aux structures formelles de l’EAPE sont les plus faibles(1).
Une prise en charge insuffisante de la petite enfance
La Roumanie propose un système juxtaposé en matière d’EAPE, avec deux types de structures qui se succèdent : les crèches (creşe) pour les 0-3 ans, puis les écoles maternelles (grădiniţe) pour les 3-6 ans. En 2021, les taux de participation aux structures d’EAPE étaient de seulement 9,5 % pour les enfants de moins de 3 ans et 75,6 % pour ceux entre 3 ans et l’âge de la scolarité obligatoire(1). Cette situation est certainement à mettre en corrélation avec le niveau de dépense publique consacrée par le pays à l’EAPE. Elle s’élevait en effet à 0,3 % du PIB roumain en 2018 (contre 0,7 % pour la moyenne européenne), uniquement consacrée aux services d’éducation pré-primaire (écoles maternelles)(2).
La recommandation sur l’EAPE adoptée en 2022 par le Conseil européen prolonge les objectifs de Barcelone fixant la prise en charge par une structure formelle à au moins 45 % des moins de 3 ans et à au moins 96 % des enfants entre 3 ans et l’âge de la scolarité obligatoire. Pour les pays déjà éloignés de ceux de Barcelone, des objectifs différenciés sont proposés pour la prise en charge des moins de 3 ans : une augmentation d’au moins 90 % si le taux atteint est inférieur à 20 % et d’au moins 45 % s’il se situe entre 20 et 33 %. La Roumanie devra donc fournir un effort accru dans ce domaine, à l’instar de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie)(3). Conscient du retard du pays dans l’EAPE, l’État roumain n’a cependant pas attendu la publication de cette recommandation pour chercher à progresser en la matière.
Une volonté de développer des services d’éducation de la petite enfance
Parmi les réformes en matière d’éducation du Plan national de redressement et de résilience lancé en 2021, à la suite de la pandémie de Covid-19, certaines portent sur l’éducation de la petite enfance, avec pour horizon l’année 2026. Le plan propose en effet de développer un système de services d’éducation de la petite enfance unitaire, inclusif et de qualité. Il s’agit à la fois d’accroître le nombre d’enfants accueillis (19 % des 0-3 ans et 91 % des 3-6 ans) et d’améliorer la qualité des services, notamment pour les enfants en bas-âge et à destination des milieux défavorisés.
Pour couvrir davantage les 0-3 ans, le plan prévoit l’ouverture de 110 crèches au niveau national, permettant d’accueillir environ 4 500 enfants, en priorité issus de milieux défavorisés. La majorité des crèches se situant en ville (98 % en 2019-2020) et au vu des besoins éducatifs particuliers dans les milieux défavorisés, le plan prévoit en outre l’ouverture de 412 services complémentaires pour les enfants de 0 à 3 ou 6 ans (activités ludiques, soin et éducation et soutien aux familles, etc.) dans les zones rurales, isolées ou désavantagées, pour environ 20 600 enfants.
En matière d’amélioration de la qualité des services, le plan met en avant la nécessité d’établir un programme de formation continue des professionnels de la petite enfance. Il s’agit d’abord de faire face au manque d’éducatrices-puéricultrices pour les crèches et l’accueil des enfants en bas-âge. Il prévoit aussi de former les éducatrices des écoles maternelles car celles-ci peuvent être amenées à travailler avec des enfants de 2-3 ans ; or, jusqu’en 2019, le programme de leur formation initiale n’incluait pas cette tranche d’âge.
En 2023, la loi sur l’enseignement préuniversitaire a apporté des précisions sur l’organisation de l’éducation de la petite enfance, y compris pour les enfants en bas-âge puisque les crèches sont rattachées au système éducatif depuis l’année scolaire 2021-2022. Les modalités d’inscription, le programme de fonctionnement, la répartition des enfants par tranches d’âge, le nombre maximum d’enfants par groupes et celui par professionnels ont ainsi été établis pour les crèches et les écoles maternelles. Sont aussi redéfinies la nature des services complémentaires et les localités où ceux-ci peuvent ouvrir. Il peut désormais s’agir de ludothèques ou/et de groupes de jeux pour les 0-6 ans ou d’écoles maternelles communautaires pour les 4-6 ans, pour les populations isolées/désavantagées, là où il n’y a pas assez d’enfants pour ouvrir une crèche ou une école maternelle, ou à l’inverse là où les structures existantes sont saturées avec plus de 20 demandes sans solution.
Un frein potentiel : le rôle central assigné aux mères
L’État roumain légifère donc en vue de développer l’EAPE sur le plan qualitatif et de l’accessibilité pour les parents. Au niveau quantitatif, les données manquent cependant pour savoir combien de nouvelles crèches et de services complémentaires ont déjà ouvert. Quels que soient les efforts qui auront été accomplis, les progrès en matière d’EAPE en Roumanie ne pourront qu’être modestes étant donné le retard initial du pays dans ce domaine, tandis qu’un autre facteur pourrait aussi intervenir quant au recours par les parents aux structures formelles destinées à la petite enfance : le congé parental et la représentation du rôle maternel de la femme.
En Roumanie, le congé parental (concediul și indemnizația pentru creșterea copilului) prend place de la fin du congé maternité (6 semaines après l’accouchement) jusqu’aux 2 ans de l’enfant (3 ans en cas de handicap). Ce congé peut être sollicité par l’un des parents et une indemnisation couvrant 85 % de son revenu net moyen antérieur lui sera alors versée mensuellement (avec un montant plancher d’actuellement 1 496 lei – soit environ 300€ – et un plafonnement à 8 500 lei – environ 1 700€). Le bénéficiaire doit pour cela avoir perçu un revenu soumis à l’impôt pendant 12 mois durant les deux dernières années avant la naissance de l’enfant. Les périodes d’activité professionnelle sont prises en compte, ainsi que celles qui y sont assimilées, par exemple lorsque le bénéficiaire n’a pas perçu de revenus professionnels mais a été au chômage avec indemnisation, en études universitaires ou encore en congé parental. Bien que le congé parental soit accordé à un seul des parents à sa demande, une période minimum de celui-ci doit cependant être effectuée par l’autre s’il en remplit les conditions (le premier parent ne pouvant en bénéficier à sa place)(4). Initialement d’un mois, cette période était nommée « le mois du papa » (luna tatălui), indiquant par là même que c’est la mère qui sollicite généralement le congé parental. Elle a récemment été portée à deux mois.
Le régime communiste avait promu le travail des femmes au nom de l’égalité entre les sexes, mais aussi leur rôle en tant que mères, et même leur devoir de procréer (exerçant d’ailleurs sur ce point un contrôle sur leur corps). Un système de prise en charge de la petite enfante avait été mis en place. Après 1990, « avec l’écroulement du système de garde d’enfants étatisé et gratuit, de nombreuses femmes furent à nouveau forcées de se (ré)identifier à une position de femme-en-tant-que-mère-seulement et de dédier tout leur temps et leur énergie à leur vie de famille »(5). Cette (ré)identification s’est par ailleurs produite dans un contexte où les valeurs familiales et les rôles traditionnels des deux sexes ont été réaffirmés(6). Une représentation essentialiste de la femme attribuant à celle-ci un rôle maternel et la place principale dans le soin et l’éducation des enfants s’est donc imposée dans la société roumaine. On peut alors se demander si cette représentation, qui entre en jeu dans le choix du congé parental par la mère suite à la naissance d’un enfant, ne constituera finalement pas le principal frein au recours par les parents aux structures formelles de l’EAPE ?
Notes :
(1) L’Europe de l’éducation en chiffres 2022 (données mises à jour 2023).
(2) Catherine Collombet et Antoine Math, « Europe. Critères de Barcelone et accueil des jeunes enfants : des disparités croissantes entre les pays », Chronique Internationale de l'IRES, vol. 182, n° 2, 2023, pp. 57-74.
(3) Catherine Collombet et Antoine Math, « Europe. Accueil de la petite enfance et modes de garde : une révision des objectifs de Barcelone à l’horizon 2030 », Chronique Internationale de l'IRES, vol. 182, n° 2, 2023, pp. 43-55.
(4) Felicia Roșioru, « L’équilibre entre vie professionnelle et vie privée en Roumanie dans le contexte de la Directive (UE) 2019/1158 du Parlement Européen et du Conseil du 20 juin 2019 », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, n° 3, 2020, pp. 100-111.
(5) Enikő Magyari-Vincze, « Le patriarcat d’en haut et d’en bas en Roumanie », Nouvelles Questions Féministes, vol. 23, n° 2, 2004, p. 41.
(6) Ionela Băluţă, « (Re)Construire la démocratie sans les femmes. Genre et politique dans la Roumanie postcommuniste », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 41, n° 1, 2015, pp. 187-200.
Vignette : Aire de jeux dans le village de Laza, département de Vaslui (© Dany Bourdet, août 2024).
* Dany BOURDET est sociologue, enseignant au département des Sciences de l’éducation et de la formation de l’Université de Lille.