En Bulgarie depuis plusieurs siècles, le choix du prénom des nouveau-nés relève d’une tradition qui prend racine dans une culture à la fois religieuse et patriarcale. Les pratiques ancestrales sont toutefois rattrapées par la modernité depuis le début de la période de transition postsocialiste. Chacun des trois grands groupes constitutifs de la nation bulgare (Slaves, Turcs bulgares et Roms) est concerné par cette évolution, mais il ne l’est pas dans les mêmes proportions et n’est pas soumis aux mêmes influences culturelles, linguistiques et géographiques.
L’usage de prénoms traditionnels, pierre angulaire de l’état civil bulgare
En Bulgarie, les prénoms (ou « nom personnel » – litchno ime) traditionnels ont pour la plupart une origine chrétienne. Ainsi, le Christ, Marie, St.-Jean, St.-Georges, St.-Dimitri et le prophète Élie ont donné respectivement Hristo, Mariya, Ivan, Georgi, Dimitri et Iliya. Dans une moindre mesure, on trouve aussi des noms de khans (chefs des tribus protobulgares) et de rois, en référence à des figures historiques : Koubrat, Asparouh, Tervel, Omourtag, Kroum, Boris, Assen, Kaloyan, Samouil. Les noms chrétiens bulgarisés se sont d’autant plus facilement transmis jusqu’à notre époque que l’état civil bulgare se fonde sur une identité nominale complète (palnoto ime) qui s’appuie sur la transmission des prénoms des parents de sexe masculin à leurs descendants. Leurs ascendants leur offrent ainsi non seulement un prénom qu’ils choisissent directement, mais aussi un patronyme (prezime) et un nom de famille (familiya) – ces deux derniers s’accordant en genre (ajout d’un -a à la fin du nom lorsqu’il s’agit d’un individu de sexe féminin).
Si déjà le prénom du nouveau-né est souvent choisi par référence à celui porté par un de ses aïeux, le patronyme est pour sa part fondé sur le prénom du père auquel on rajoute un suffixe (-ov/-ev pour les personnes de sexe masculin et -ova/-eva pour celles de sexe féminin)(1). Le nom de famille est, lui, construit sur le prénom du grand-père auquel on rajoute le même suffixe que pour le patronyme genré. Par exemple, un garçon prénommé Aleksandar, dont le père se prénomme Ivan et le grand-père Georgi aura pour état civil Aleksandar Ivanov Georgiev, selon le schéma prénom-patronyme-nom de famille.
Ce système n’a pas affecté les deux principales minorités nationales de Bulgarie avant le milieu des années 1980. À cette période, le processus de « régénération nationale » décidé par le régime socialiste, et qui s’est traduit par une campagne de « bulgarisation forcée » des noms non slaves, a frappé de plein fouet la population rom avant que les autorités ne l’appliquent également aux turcophones de Bulgarie. Face à cette politique liberticide, une grande partie des Turcs bulgares ont alors choisi de s’expatrier vers la Turquie (sans oublier d’ailleurs d’emporter leurs économies, ce qui aura des conséquences financières très négatives pour le pays). In fine, plusieurs centaines de milliers d’habitants ont été « bulgarisés », recevant un état civil construit sur le modèle décrit plus haut.
L’évolution des prénoms au cours de la période postsocialiste
Au cours de la période socialiste, la transmission des prénoms traditionnels était le modèle dominant en Bulgarie. Mais, à partir des années 1990, des noms populaires dans le monde entier, inhabituels jusque-là dans cette partie des Balkans, ont été également choisis pour les nouveau-nés. Cette tendance à l’anticonformisme s’est encore renforcée depuis le début du XXIe siècle. Il ne s’agit plus désormais de faire plaisir aux parents et grands-parents, mais de rechercher des prénoms plus rares, plus courts et faciles à prononcer.
En 2003 et au cours des années suivantes, les prénoms féminins de séries télévisées latines (Kassandra, Isaura, Sélesta…) et de célèbres chanteuses pop (en particulier Gloria) furent à la mode, comme l’a révélé le philologue Boryan Yanev. Des noms aux sonorités anglaises (Maykal, Rayan, Anabel, Angélika, Paméla…) furent également donnés à des bébés des deux sexes(2).
Cette influence étrangère est observée dans le top trois des prénoms à partir de la seconde moitié des années 2000. Ainsi, parmi ces noms personnels affectionnés par les nouvelles générations, on trouve pour les hommes Aleksandar et Martin, pour les femmes Viktoriya et Nikol(3). Le premier détrône une première fois Georgi de la première place des prénoms octroyés aux nouveau-nés en 2011, renouvelle l’expérience en 2016, en 2017 et domine ce podium depuis 2019. C’est là un véritable tour de force, car Georgi est le nom le plus porté dans le pays : il est le nom personnel de 143 185 Bulgares et le nom de famille (Georgiev) de 97 561 de leurs compatriotes bulgares. Chaque année de la dernière décennie, 800 à 1 200 bébés ont reçu ce prénom en Bulgarie. Quant à Martin, il conserve la 3ème place du podium des noms populaires depuis 2008, année où il a pris la place d’Ivan (encore porté par plus de 130 00 Bulgares). Occupant seulement la deuxième place au cours des quinze dernières années, Mariya reste le prénom féminin le plus répandu dans le pays : il est porté par plus de 100 000 femmes. Les nouvelles générations lui préfèrent depuis longtemps celui de Viktoriya, d’influence occidentale. À partir de 2015, Nikol n’a pas cessé de concurrencer Mariya en termes de popularité et l’a même surclassé en 2013 et 2014.
On constate aussi d’autres évolutions. Dès la fin des années 2000, sont apparus des noms féminins complexes (Tsvetoplama, Jikislava, Jenimira, Santa-Maria). Dans le top 10, des noms personnels traditionnels continuent à être transmis (Simona, Yoana, Ivan, Dimitar, Nikolay, Teodor, Kaloyan, Boris), surtout à partir de 2005 pour les bébés de sexe masculin : cela s’explique par la volonté de sauvegarder les noms de figures emblématiques de l’identité bulgare.
Le cas des minorités nationales
Après la fin du régime socialiste, les populations turques de Bulgarie ont recommencé à donner à leurs enfants des prénoms turcs traditionnels. Puis, du fait des liens privilégiés tissés entre la diaspora turque bulgare de Turquie (expatriée depuis les années 1980) et la minorité turque de Bulgarie, la mode des prénoms a évolué dans cette région des Balkans. Des noms personnels jusque-là moins habituels (Elif, Seliné, Ayliné, Alissé, Ayten pour les filles et Sezer, Arda, Touna, Kan ou Birkan pour les garçons) sont alors devenus très populaires(4). Au cours des années 2010, l’influence grandissante des séries turques largement diffusées sur les chaînes bulgares a conduit les parents à donner aux nouveau-nés le prénom de personnages appréciés : Inci, Essine, Asia, Sezene, Melis, si le bébé était de sexe féminin, Ismet, Ilhan, Kamouran, s’ils avaient un garçon ou encore Deniz qui peut être donné quel que soit le sexe. Statistiquement, les noms les plus populaires au cours des dernières années ont été sans conteste Emir et Mert, pour les enfants mâles et Elif ou Melek pour les petites filles.
Enfin, il faut rappeler que pour ne pas faire ressortir leur identité turque en public, leurs ascendants ont, dans certains cas, choisi des noms slaves pour l’état civil de leurs enfants, mais utilisent des noms turcs lorsqu’ils sont dans l’intimité de la sphère familiale.
Enfin, au sein de la minorité nationale rom, la forte évangélisation explique la préservation des noms chrétiens (Yossif, Mariya Magdalena, Moyssey)(5). Vassil est également répandu, car il est le saint patron des Roms. Pour les femmes, on trouve à la fois des prénoms communautaires, tels que Zyoumbyoula et Souzana, autant que de nouveaux noms de baptême (Jakline et Joana). Les nouvelles générations apprécient également les prénoms d’origine étrangère ou curieux, n’hésitant pas à modifier des noms personnels (Ilektra à la place d’Electra).
Les prénoms transmis et portés de nos jours en Bulgarie
Les observations réalisées par le NSI en 2023 confirment la tendance observée lors des années précédentes : les prénoms Aleksandar (828 bébés), Georgi (822), Viktoriya (589) et Mariya (537) restent privilégiés par les parents. Si des noms personnels traditionnels (Georgi, Mariya) continuent à être transmis aux nouveau-nés, c’est également le cas de prénoms introduits du fait de la mondialisation et d’une influence étrangère (Aleksandar, Viktoriya). Précisons toutefois qu’Aleksandar a trouvé une légitimité auprès des familles, car il peut faire référence à de grandes figures historiques telles qu’Alexandre le Grand et du tsar Alexandre II de Russie, considéré comme le libérateur de la domination ottomane en 1878. On note également l’entrée de Kaloyan (611 bébés) et de Sofia (480) à la 3ème place du podium des prénoms les plus populaires. Le premier fait référence à la fois au tsar Kaloyan (souverain du royaume des Bulgares et des Valaques, 1170-1207) et à Kaloyan Sebastocrator (XIIIe siècle), gouverneur de Sredets (ancien nom de la capitale Sofia). Cela témoigne du phénomène de résurgence des noms de figures historiques. Sofia est un nom de baptême qui a pris de l’ampleur dans la capitale du même nom, tout comme Marina est plus particulièrement transmis à Varna, à proximité des rives de la mer Noire. Pour les futures jeunes filles, on choisit également des noms plus insolites, mais aux consonnances et racines slaves (Devayla, Zorinela, Deyanira, Kristiandra, Tsvetodara, Blagrada, Tsvetoslava…), une évolution qui s’observe aussi, mais dans une moindre mesure, pour le choix des prénoms de garçons (par exemple, avec Jivomir)(6). Enfin, l’importation de noms étrangers, si massive au cours des années 2000, a fortement diminué au cours des dernières années.
Notes :
(1) Site de l’avocate Tanya Aleksandrova, spécialisée en droit civil (barreau de Sofia).
(2) Elitsa Kandeva, « Kassandra si otiva, tchakame Indji i Mehmet » (Cassandra s’en va, on attend Indji et Mehmet), 24 chasa, 3 décembre 2009.
(3) Analyses statistiques des archives de l’Institut national de statistique (NSI) portant sur l’évolution annuelle des prénoms en Bulgarie de 2014 à 2023 et la page Facebook du NSI. Nadia Hamdan, « NSI obyavi : nay-razprostranenite imena v Balgariya prez 2022 g. » (le NSI a annoncé : les noms les plus courants en Bulgarie), Darik News.
(4) Échanges avec une enseignante appartenant à la minorité turque bulgare originaire de Turquie, janvier 2024. Bakış, « Bulgaristan’da en çok tercih edilen müslüman isimler belli oldu! » (Les noms musulmans les plus préférés en Bulgarie sont révélés !), 7 janvier 2021.
(5) « Jessika i Ilektra sa sred lyoubimite imena na tsiganite » (Jessica et Elektra font partie des prénoms préférés des tziganes), Novini, 9 mars 2012.
(6) « Moda v bulgarite imena : Devayla i Zorinela top sred novorodenite » (la mode des noms bulgares : Devayla et Zorinela en tête pour les nouveau-nés), Telegraf, 1er février 2023.
Vignette : © Stéphan Altasserre.
* Stéphan ALTASSERRE est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.