Russie: La «génération Medvedev» s’empare des régions

Le 25 mars 2010, le Premier ministre de la République du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, âgé de 53 ans, remplacera, sur proposition du président de la Fédération, le président historique des Tatars, Mintimer Chaïmiev, 73 ans, élu pour la première fois au suffrage universel direct en 1991.


Medvedev dans son bureauDepuis le début du mandat du Président russe Dmitri Medvedev, le plus jeune dirigeant de Russie depuis le tsar Nicolas II, la tendance est au renouvellement des exécutifs dans de nombreuses provinces de la Fédération russe. C’est toute la Russie qui semble rajeunir. Depuis le 2 mars 2008, date de l’élection à la présidence de la Fédération de Dmitri Medvedev, 44 ans, juriste adepte du yoga, de Twitter, de Facebook et de l’iPad, les élites politiques régionales subissent une cure de jouvence. Un gouverneur de régions sur cinq a déjà été remplacé. Et, en décembre 2010, sur les 84 gouverneurs que compte la Fédération, une trentaine verront leur mandat expirer. La vieille garde, qui avait souvent assuré localement la continuité avec le régime soviétique, solidement installée depuis vingt ans, est progressivement remplacée par un personnel plus jeune. Le Président russe, qui a dénoncé, dans son discours à la nation du 12 novembre 2009, une Russie «arriérée et corrompue» à l’économie « primitive » et « affaiblie », souhaite voir son pays devenir « moderne et confortable ».

Une classe politique rajeunie

Faut-il entendre, sous la rhétorique, que les deux mandats de Vladimir Poutine n’y ont pas suffi ? Dmitri Medvedev ne critique pas ouvertement l’ancien colonel du KGB, de treize ans son aîné, qui lui a ouvert la voie vers le pouvoir et qui, aujourd’hui Premier ministre, conserve la main sur les services de sécurité, la télévision et le système parlementaire. Jusqu’ici, il a été décrit, peut-être un peu rapidement, comme un homme de paille, placé au Kremlin par un Poutine qui attendrait de pouvoir se représenter à la présidence en 2012. A certains égards, Medvedev semble pourtant, l’air de rien, s’émanciper peu à peu de la tutelle de son mentor et affirmer son propre style politique, après deux années de mandat en demi-teinte. Suite à la mort en prison, le 16 novembre 2009, de l’avocat d’affaires Sergueï Magnitsky, le Président russe a déclaré vouloir refonder les systèmes judiciaire et carcéral, ainsi que la police. Des réformes sont également annoncées au ministère de l’Intérieur, où plusieurs généraux ont été récemment limogés. Le vice-ministre Nikolaï Ovtchinnikov a ainsi été mis à pied, en raison de son âge « avancé » : 61 ans.

C’est que le Président Medvedev et le Premier ministre Poutine sont d’accord sur ce point : la modernisation du pays passe par le rajeunissement de la classe politique. Dans son message annuel adressé à l’Assemblée fédérale, début 2010, le Président en a fait un principe de politique générale: la jeune génération politique russe a besoin de se réaliser et il faudra lui laisser la place. En 2009, des poids lourds locaux comme Edouard Rossel, gouverneur de Sverdlovsk (Oural), Youri Neelov, gouverneur de la région de Yamal (Grand Nord) et Alexandre Fillipenko, gouverneur de Khanty-Mansiik (Sibérie) ont donc été remerciés à la fin de leur mandat. Le suffrage universel direct ayant été supprimé par la réforme du mode d’élection des gouverneurs et des présidents des Républiques en 2005, les chefs des exécutifs locaux sont désormais choisis par le parti vainqueur des élections régionales. La liste des candidats constituée est soumise à l’approbation du président de la Fédération qui émet un avis, forcément très suivi, et soumet, pour la forme, cette décision à l’approbation du Parlement local.

Pour succéder aux «barons» congédiés, le Kremlin choisit aujourd’hui de jeunes hommes d’affaires, porteurs d’idées nouvelles. Dans la région de Kirov (Sibérie), c’est un ancien membre de l’opposition à Poutine, ex-leader de l’Union des forces de droite après Boris Nemtsov, Nikita Belykh, 35 ans, qui est entré en fonctions début 2009. Signe des temps: cet homme d’affaires a la réputation d’un gestionnaire intègre! Beaucoup de ces nouveaux venus possèdent des intérêts dans le gaz et le pétrole, ce qui permet, en temps de crise, de renforcer le contrôle de Moscou sur les flux financiers des hydrocarbures qui représentent 70 % des exportations et 20 % d’un PIB en chute libre (-8 % en 2009 contre +6 % en 2008). La fin de la « dépendance humiliante aux matières premières » est d’ailleurs l’un des souhaits du président Medvedev en matière économique.

La fin d’une époque

Au Tatarstan, république pétrolière et industrielle de la Volga, à 800 km à l’est de Moscou, le Président historique Mintimer Chaïmiev quittera son poste le 25 mars 2010, date de l’expiration légale de son quatrième mandat, après vingt ans de bons et loyaux services. Son Premier ministre, Roustam Nourgalievitch Minnikhanov a été élu le 4 février 2010 à l’unanimité des voix du Conseil d’État de la république -le parlement régional- au poste de président du Tatarstan.

Né en 1957 dans le village de Novyï-Arich (district de Rybno-Slobodskoï), dans ce qui était à l’époque la République autonome socialiste soviétique tatare, cet économiste de formation, compétiteur international de moto sportive et pilote d’hélicoptères, gère les ressources énergétiques de sa province depuis près de trente ans et a gravi un à un les échelons de l’administration locale. Nommé ministre des Finances de la République du Tatarstan en 1996, il accède au poste de Premier ministre deux ans plus tard. En 2001 et en 2005, le Président Chaïmiev et le Conseil d’Etat le confirmeront dans cette fonction. Entre temps, en 1999, Minnikhanov a été élu président du directoire de Tatneft. Cette position dominante au sein de la principale entreprise pétrolière du Tatarstan a sans doute incité le président russe Medvedev à opter pour cette candidature, parmi celles proposées par Russie Unie, après les élections régionales d’octobre 2009, au détriment de Farid Moukhametchine, président du Parlement de la république du Tatarstan, et du Président en place Mintimer Chaïmiev. Elu pour la deuxième fois en 1996 à la présidence du Tatarstan, Mintimer Chaïmiev avait été reconduit dans ses fonctions le 25 mars 2005 pour un mandat de cinq ans, après la modification du mode d’élection des exécutifs régionaux en 2004. Légalement, il lui aurait été possible d’être reconduit dans ses fonctions en 2010, mais même dans la « Russie profonde », les choses changent...

Le départ du Président sortant marque la fin d’une époque. Le 22 janvier 2010, celui-ci aurait lui-même demandé au chef de l’Etat russe de ne pas examiner sa candidature, exprimant clairement son soutien à la politique de renouvellement des élites politiques voulue par Medvedev. Agé de 73 ans aujourd’hui, Mintimer Chaïmiev, né dans une famille de paysans kolkhoziens installée dans le village tatar d’Aniakovo, a passé plus de quarante ans au service de l’administration du Tatarstan. Diplômé, comme son successeur Minnikhanov, de l’Institut d’Agriculture de Kazan, il entre au comité local du Parti en 1967, est promu ministre de l’Irrigation et des Ressources en eau de la République en 1969 et occupe les plus hautes fonctions du Parti à partir de 1983. La Perestroïka accélère définitivement sa carrière politique et lui permet de négocier sans encombre le passage du poste de président de la RSS des Tatars à celui de président de la République du Tatarstan élu au suffrage universel direct après la dissolution de l’URSS, en 1991.

Pour beaucoup de Tatars, Mintimer Chaïmiev restera le leader politique qui déclara unilatéralement la souveraineté du Tatarstan par rapport à l’URSS dès 1990, avant de la faire approuver par référendum en 1992, de faire adopter une Constitution propre au Tatarstan et de se payer le luxe de négocier, deux ans durant, l’intégration officielle de la république dans la Fédération de Russie, tout en évitant un conflit armé, contrairement à la Tchétchénie dont les revendications, à la même époque, étaient comparables sur bien des points. Au cours des vingt dernières années, Mintimer Chaïmiev n’a cessé de ménager, avec une habileté politique consommée, intérêts régionaux et fédéraux, tantôt pressé par ses administrés de Kazan de garantir les conquêtes de leur république vis-à-vis de Moscou, tantôt contraint d’accepter des lois fédérales tendant à homogénéiser les statuts des sujets de la Fédération. Président de la République des Tatars, deuxième groupe ethnique de Russie après les Russes, et membre de la direction de Russie Unie, le parti de Poutine, M. Chaïmiev était toujours considéré, début 2010, comme l’une des personnalités les plus influentes de Russie.

Homme de compromis, et parfois de compromissions, Mintimer Chaïmiev est aussi l’homme qui a permis la renaissance de l’identité culturelle des Tatars, intimement liée à l’islam, dans une province où les Russes orthodoxes demeurent légèrement majoritaires. Symboles de cette double culture réactivée depuis vingt ans après la fin de l’interdiction des cultes, la vénérable cathédrale de l’Assomption, datant du 16e siècle, et la nouvelle mosquée Koul Charif, reconstruite en 2005 sur le modèle présumé de la mosquée détruite par les troupes d’Ivan le Terrible, se côtoient désormais au cœur du Kremlin historique de Kazan, lui-même classé au Patrimoine mondial de l’Unesco.

La visite de la secrétaire d’Etat américaine, en octobre 2009, fut une consécration pour Mintimer Chaïmiev. Hillary Clinton était venue consulter le président tatar « sur le règlement des conflits », dans le cadre de sa mission entre l’Arménie et la Turquie Qualifiant le Tatarstan de « modèle de cohabitation entre ethnies et religions différentes », la secrétaire d’Etat américaine a promis à M.Chaïmiev de lui téléphoner pour poursuivre leur conversation. « J’aime travailler avec vous », aurait répondu le Président, conquis.

L’affaire Mourtazine

Mintimer Chaïmiev a bien mérité de vivre une retraite paisible parmi les chevaux de son haras, l’un des plus beaux de la Fédération. Mais il y a fort à parier que son retrait de la vie politique se fera de façon progressive, le « patriarche » demeurant un arbitre informel sur bien des sujets, à Moscou comme à Kazan. Pour beaucoup d’observateurs, la nomination de Minnikhanov, formé dans l’ombre de Chaïmiev, ne changera pas grand chose au fonctionnement de la république du Tatarstan, ni à ses relations avec Moscou. Tout au plus, cette nomination laisse les plus critiques d’entre eux penser que Moscou se débarrasse de la vieille garde autonomiste. Au cours des années 2000, le statut privilégié du Tatarstan s’est progressivement effrité sous la pression de la « verticale du pouvoir » mise en place par Vladimir Poutine, sans que le président tatar semble pouvoir y résister. Affaibli durant son dernier mandat, Chaïmiev, pour beaucoup, « ne correspond plus à la demande », ni à celle de Moscou, ni à celle des Tatars.

Pour les plus optimistes, l’association de Minnikhanov et de Medvedev, perçus comme plus libéraux que Chaïmiev et Poutine, ménage cependant une ouverture. Pour donner un peu de crédit à son discours d’homme libéral, le président russe a multiplié les gestes démocratiques ces derniers mois. Au printemps 2009, il surprend en accordant une interview au journal d’opposition Novaya Gazeta. « Le président voulait montrer son attachement à la liberté d’expression après l’assassinat, le 19 janvier 2009, de la journaliste Anastasia Babourova », affirme Natalia Timakova, porte-parole du Kremlin. En janvier 2010, D. Medvedev a également limogé le chef de la police de la région de Tomsk, en Sibérie, à la suite du décès d’un journaliste violemment battu par les policiers.

Nommé par Medvedev, Minnikhanov sera-t-il l’artisan du changement au Tatarstan, l’une des républiques russes où, le Caucase du Nord mis à part, les journalistes subissent les pressions les plus fortes ? Récemment encore, certaines pratiques du pouvoir local trahissaient justement cette « arriération » dénoncée par Medvedev, et qui font dire à certains que rien n’a changé depuis Brejnev.
L’affaire Mourtazine, dont le procès s’est tenu en 2009, en est un exemple. Directeur de la communication de Chaïmiev au début des années 2000, avant de prendre la tête de la principale radio publique, Irek Mourtazine a d’abord été accusé, quand il occupait ce poste, de complaisance envers les terroristes dans sa couverture de la crise des otages du Théâtre du Nord-Ost (Moscou) à l’automne 2002. Entré dans l’opposition, cumulant les casquettes de journaliste et d’homme politique, il publie, à l’automne 2008, un article sur son blog dans lequel il affirme que le président tatar, M. Chaïmiev, est mort durant ses vacances en Turquie, puis plus tard, un livre intitulé Le dernier Président du Tatarstan, dans lequel il décrit en détails plusieurs événements peu flatteurs se déroulant dans les sphères du pouvoir. Il décrit également la façon dont Chaïmiev est devenu Premier secrétaire du Comité régional du Parti, puis Président en 1991. Tout cela lui vaut un procès pour diffamation de la part de Chaïmiev. La procédure s’étend sur six mois et se termine avec une double inculpation de Mourtazine, pour «diffamation et « humiliation personnelle », ce qui lui vaut une condamnation à neuf mois de travaux forcés. La sentence a été confirmée en appel par la Cour suprême du Tatarstan, le 15 janvier 2010. Pour le moment, Roustam Minnikhanov n’a pas considéré cette affaire comme prioritaire.

Les transformations sont infimes, moléculaires et les «barons locaux», déchus de leur piédestal, pourront leur opposer de puissantes résistances. Mais les temps changent. Medvedev place peu à peu ses hommes un peu partout. Ils sont moins fréquemment militaires ou membres des services secrets mais, plus logiquement, businessmen et jeunes économistes chargés d’améliorer la situation financière des régions. Leur venue en politique n’apporte aucune caution démocratique, mais elle affirme peu à peu un « style Medvedev » et garantit enfin, pour l’avenir, le renouvellement des élites politiques en Russie. La fin, peut-être, d’un « système Poutine » à bout de souffle mais somme toute plus perméable au changement que ce qu’on avait bien voulu croire.

* Journaliste et réalisatrice de documentaires, Fred Hilgemann est notamment l’auteur de l’essai Le Tatarstan, pays des musulmans de Russie, publié chez Autrement en 2007.

Source photographie : president.tatar.ru