Géorgie: Imédi TV, entre politique fiction et jeux interdits

Le 13 mars 2010, la chaîne de télévision géorgienne Imédi (Espoir), qui diffuse sur tout le territoire, annonçait dans son journal du soir que la Russie, profitant des dissensions politiques internes, envahissait la Géorgie et assassinait son président.


Ce qui n’aurait dû être qu’un exercice télévisuel incitant au débat s’est transformé en canular douteux, affolant une population échaudée par le conflit d’août 2008. Cet événement, qui révèle l’état de tension existant en Géorgie, invite à s’interroger sur le journalisme à la géorgienne et offre l’occasion de rappeler le parcours de cette chaîne très particulière.

La Géorgie, un pays en état de guerre latente

Le faux journal du 13 mars diffusé en soirée par Imédi était suivi d’une discussion entre experts sur le thème « La Russie peut-elle se servir de l’opposition pour envahir la Géorgie ? ». Pendant que l’émission se poursuivait en studio, un vent de panique soufflait sur le pays. Nombreux furent les Géorgiens qui, désorientés, crurent à l’annonce de la mort du Président et à l’arrivée des chars russes. Une heure plus tard, la chaîne était prise d’assaut par des manifestants remontés contre le canular et contre l’irresponsabilité des journalistes. Un débat national s’est par la suite imposé pour savoir si la chaîne avait fait preuve d’inconscience ou si le scandale avait été sciemment préparé ; et, si oui, par qui ? La direction de la chaîne était-elle seule en cause, ou le président Mikhéil Saakachvili avait-il joué un rôle dans ce pamphlet anti-opposition ?

La panique générale suscitée par l’émission vient rappeler que, si une réaction aussi vive a eu lieu, c’est surtout parce cette « intox » avait un air de déjà-vu. Et pour cause : les images montrées provenaient de reportages transmis lors du conflit d’août 2008. Ce montage conférait un surplus de réalisme à une information pourtant improbable. Comment, en effet, raisonnablement croire qu’en une demi-journée des manifestations massives puissent être organisées à Tbilissi, que le Président soit assassiné et qu’un gouvernement alternatif soit formé sous l’égide de forces militaires russes occupant tout le pays ? La bande-son de l’émission apocalyptique était passée inaperçue: elle précisait pourtant des dates lointaines, en juin 2010, et faisait référence à des élections municipales qui n’ont pas encore eu lieu. Mais la majeure partie des téléspectateurs n’ont eu d’yeux que pour les images d’une guerre que beaucoup craignaient, sans trop y croire, et qui défilait « enfin » à l’écran.

Une telle réaction de peur a surtout été rendue possible grâce à l’état de guerre latente qui règne en Géorgie. Depuis l’indépendance acquise en 1991, le thème de la guerre est omniprésent. Guerre civile, guerres politiques, guerres des clans, révolution de la rose, hausse radicale du budget militaire, conflit d’août 2008… Depuis l’affrontement armé avec la Russie, pratiquement tous les acteurs politiques -du gouvernement comme de l’opposition- ont intégré l’adage « Si vis pacem, para bellum », forme de militarisation des esprits qui n’est pas sans conséquence pour la population et la politique.

Depuis plus d’un an en effet, plusieurs signes attestent de cette tendance de fond en Géorgie : encadrement renforcé de l’armée mise en déroute à l’été 2008, discours et débats incessants sur les causes et les conséquences nationales et internationales de cette guerre désastreuse, création par le ministère de la Défense d’une chaîne de télévision consacrée aux armes, à l’armée et aux films de guerre, slogans bellicistes et haineux envers le gouvernement de la part d’une opposition déchirée, débats enflammés autour de la vente des navires de guerre Mistral par la France à la Russie, injonctions à enseigner le patriotisme et l’histoire militaire du pays à l’école… jusqu’à la publication récente d’une encyclopédie richement illustrée sur « les méthodes de lutte ». Tout ceci contribue à entretenir un sentiment d’insécurité. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu’une partie de la population soit psychologiquement prête à l’idée qu’une nouvelle guerre puisse survenir à tout moment.

La télévision, médium de la politique

Le faux journal d’Imédi s’inscrit dans ce contexte particulier de guerre symbolique omniprésente. Ni canular de mauvais goût, ni inconscience de journalistes irresponsables, le faux journal réunit tous les ingrédients du scandale télévisuel : la chaîne avait la volonté de choquer pour provoquer le débat sur deux sujets. D’une part, elle surfait sur la menace supposée d’un conflit latent avec la Russie, en rappelant que les chars russes se trouvent à près d’une heure de route de la capitale Tbilissi. D’autre part, l’émission désignait clairement les traîtres potentiels à la patrie : les deux leaders de l’opposition qui ont fait le choix de renouer avec la Russie, Zourab Noghaïdéli et Nino Bourdjanadzé. Le lien était alors tentant : dans la fausse émission, les « traîtres » en appelaient à la force armée russe pour renverser le Président et s’emparer du pouvoir, transformant la Géorgie en satellite d’un empire russe ressuscité. Le scandale était ainsi double : le Kremlin était accusé de bellicisme à la soviétique, et l’opposition était soupçonnée d’être manipulée. En diffusant ce « reportage », Imédi cherchait dépasser son rôle de médium de l’information, et à endosser celui de médium prévoyant l’avenir, telle une Cassandre moderne.

En un sens, le problème de ce type d’émission –difficile à caractériser d’ailleurs– ne repose pas sur sa forme (montage qui tombe sous le coup de la loi pour omission d’un bandeau permanent prévenant les spectateurs), ni sur son fond. Les accusations portées dans le faux reportage sont, somme toute, banales, car maintes fois entendues sur les chaînes progouvernementales. Fondamentalement, ce faux et la panique qu’il a suscitée révèlent le poids et la responsabilité du médium télé sur l’information auprès de la population géorgienne. Miroir informant mais aussi déformant de la politique, la télévision –médium dominant par rapport à la presse et à l’Internet– est, avec la rumeur et le bouche à oreille, la source principale d’information.

Partant de ce constat, le faux journal d’Imédi pose la question de l’éthique des journalistes et de l’art du journalisme politique. Ce thème n’est pas nouveau, il fait l’objet de nombreuses études internationales et nationales: toutes déplorent en général le bas niveau des journalistes, rarement indépendants, et du journalisme en Géorgie. À la suite de l’émission d’Imédi, le 25 mars, le tout nouveau Conseil de la Charte éthique des journalistes, qui n’a aucun pouvoir sinon symbolique, concluait que la présentatrice du faux journal d’Imédi avait contrevenu au premier principe de la charte sur le « devoir de transmettre la vérité et des informations justes ». Il a alors recommandé de radier la journaliste. Ce Conseil, qui a vu le jour en décembre 2009 à l’initiative d’une centaine de journalistes essentiellement issus de la presse écrite, jugeait ainsi sa première « affaire » importante. D’autant plus importante qu’elle concerne la télévision, sous-représentée dans le Conseil alors qu’elle règne sur l’espace médiatique géorgien. Le jour de sa création officielle, sous les auspices des représentants du Conseil de l’Europe et de la Commission européenne, l’ancien Médiateur de la République Sozar Soubari avait déclaré : « Le journalisme se doit d’être libre et responsable. Actuellement, les médias géorgiens sont très loin d’être libres. En conséquence, on ne peut parler d’éthique ni de responsabilité ». En effet, tous les experts l’affirment, l’ingérence politique parasite la ligne éditoriale de la plupart des médias géorgiens. A titre d’exemple, le parcours d’Imédi est à lui seul édifiant.

Imédi, chaîne de l’espoir ?

Imédi a été fondée en 2006 par Arkadi, dit Badri, Patarkatsichvili, oligarque géorgien qui a fait fortune en Russie. Cette chaîne au ton indépendant mais partial n’a pas eu l’heur de plaire au gouvernement, qui l’a fait fermer par la force pour « incitation à la violence » en novembre 2007, alors que des manifestations massives de l’opposition faisaient face à une répression disproportionnée dans les rues de la capitale. De fait, la chaîne s’inscrivait dans une ligne politique radicalement anti-Saakachvili: Badri Patarkatsichvili finançait des partis de l’opposition avant de se lancer en personne dans la course présidentielle.

Son décès (d’une crise cardiaque) en février 2008 sonna la fin de l’aventure Imédi. Après quelques péripéties juridiques, la chaîne changea de propriétaire, et sa ligne éditoriale s’est depuis rangée du côté du pouvoir. Giorgui Arvéladzé, nommé directeur de la chaîne, était auparavant le secrétaire général du parti Mouvement national uni de Mikhéil Saakachvili, puis l’ancien chef de l’administration présidentielle de ce dernier, et ex-ministre de l’Economie. Sa nomination à la tête d’Imédi ne laisse dès lors aucun doute sur l’orientation politique de l’ancienne chaîne d’opposition.

En mars 2010, ce même directeur d’Imédi répondait à l’hebdomadaire Libérali. A la question: où est la frontière entre propagande et information objective ?, il affirma : « Il n’y en a pas quand la souveraineté du pays est en jeu ». Pour lui, les intérêts de l’Etat dominent sur tout le reste, la situation de guerre latente entre la Géorgie et la Russie justifie la partialité du journalisme géorgien, qui serait une forme de patriotisme. Ainsi, la guerre réelle ou symbolique interdirait toute objectivité. Le « journal modélisé » d’Imédi, selon l’expression géorgienne, représente bien un cas d’école passionnant : exercice d’anticipation douteux, propagande d’Etat, provocation de troubles dans la population, etc. La panique imaginaire attribuée à l’émission d’Orson Welles pour son interprétation vivante de la Guerre des mondes en 1938 a désormais trouvé son remplaçant : le JT d’Imédi fera certainement date.

Sources : Imedi, les hebdomadaires Libérali et Tabula, les quotidiens 24 saatiet RezonansiMedia.ge, les sites Civil GeorgiaGeorgia Times

Photo : Logo de la chaîne Imédi.