Umaro Sissoco Embaló, président de la Guinée-Bissau, se rêve en médiateur de la guerre russo-ukrainienne. Loin de professer la neutralité, il entretient certes des relations étroites avec les deux belligérants. Mais son tropisme russe, sa diplomatie et son approche transactionnelle bénéficient principalement à l'influence russe.
En 2024, le président de la Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, s'est rendu à Moscou à l’occasion des célébrations du 9 mai. Il a déclaré à cette occasion que son pays était un « allié permanent » de la Russie. Puis, en visite à Grozny, il a annoncé qu'y seraient formées les Forces spéciales bissau-guinéennes. Cette formation, qui s’adresserait à une centaine d’hommes, se déroulerait à Goudermes et serait centrée sur la lutte contre la piraterie et le trafic de stupéfiants. Le 23 janvier 2025, au cours d’un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine, les deux hommes ont exprimé leur volonté de renforcer le partenariat entre leurs deux pays
Umaro Sissoco Embaló avait pourtant assuré en 2022 que l'Ukraine était un « partenaire stratégique ».
Un pays jeune et confronté à des défis majeurs
Contrairement à d'autres pays africains et/ou lusophones, la fin de la Guerre froide ne s'est accompagnée pour la Guinée-Bissau ni d'une démocratisation durable, ni d'un renforcement des institutions. Le pays multiplie les coups d'État et tentatives de coups d'État depuis son indépendance du Portugal en 1974. À ceux-ci (en 1980, 2003, 2012), aux tentatives (2010, 2022 et 2023), à l'assassinat du président Bernardo Vieira en 2009, s'ajoutent une courte mais sanglante guerre civile en 1998-1999 et une instabilité politique chronique notamment depuis 2012.
Depuis 2019, la vie politique bissau-guinéenne n'est plus dominée par le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), l'ancien parti unique. Une transition difficile mais pacifique fait alors d'Umaro Sissoco Embaló, ancien ministre de la Coopération (2005-2007) puis ministre d'État à la présidence de la République (2007-2012) mais opposant et non-issu des sphères militaire ou révolutionnaire, le nouveau Président du pays le moins peuplé d'Afrique de l'Ouest continentale (et le deuxième en superficie, après la Gambie).
Ce pays est par ailleurs l'un des plus pauvres d'Afrique. Son économie repose principalement sur l'exploitation de la noix de cajou, ainsi que sur le narcotrafic. Son potentiel économique est pourtant sans commune mesure avec son développement actuel : ressources halieutiques, minières, forestières, touristiques, agricoles... Et le nouveau Président compte bien s'appuyer sur une diplomatie multivectorielle pour débarasser le pays de ses fléaux endémiques et lui amener prospérité et stabilité.
Un Président iconoclaste
Pour cela, Umaro Sissoco Embaló déploie une stratégie principale : sa surprenante propension à effectuer des voyages à l'étranger. On en compterait plus de 70 au cours de la première année de son mandat, aussi bien pour des raisons personnelles que dans le cadre de ses fonctions. Au-delà des critiques sur le coût pharaonique d'une telle politique et du scepticisme de beaucoup sur les résultats concrets de la plupart de ces déplacements, il est indéniable que la Guinée-Bissau a pris sous sa présidence une stature qu'elle n'avait jamais connue à l'international.
La maxime du Président est la suivante : « Il n'y a pas de petit État, seulement des petits pays. » Elle l'amène à ouvrir des ambassades au Moyen-Orient et à se rêver en médiateur du conflit israélo-palestinien, mais aussi russo-ukrainien. Il a été le premier dirigeant africain à se rendre en Israël depuis le 7 octobre 2023 et a rencontré tant le président israélien Herzog que le palestinien Abbas. La Guinée-Bissau adhère aux Nouvelles Routes de la Soie en 2021, mais est aussi l'un des huit pays de la « K-Rice belt » auxquels la Corée du Sud procure des variétés de riz à haut rendement et le savoir-faire lié à cette nouvelle culture.
Bissau et la guerre d’ampleur en Ukraine
Du fait du soutien de l'URSS et d'autres pays du bloc de l'Est au mouvement indépendantiste de 1961 jusqu'aux premières années après le retrait de la métropole, les élites bissau-guinéennes ont indéniablement un tropisme russe. Cet aspect a été souligné à de nombreuses reprises par Embaló lui-même et se retrouve aussi bien dans l'éducation des cadres que dans le matériel actuellement utilisé par les Forces armées.
Il n'est donc pas étonnant qu'un accord ait été trouvé dès juin 2019 – c'est-à-dire peu avant l'entrée en fonction de l'actuel Président – entre les ministères de la Défense bissau-guinéen et russe concernant l'entraînement et la formation militaires. Un protocole d'accord concernant des consultations politiques a été signé, lui, en octobre 2021. Ces liens sont encore renforcés par l'annulation de la dette bissau-guinéenne à la Russie en 2001, puis à nouveau en mars 2024.
Dès octobre 2022, soit six mois avant la missioned paix organisée par sept pays africains, Embaló s'était à la fois rendu à Kyiv et à Moscou. Il était, simultanément, président de la CEDEAO. Son objectif alors était double : proposer ses bons offices afin de mettre fin au conflit et plaider auprès de chacun des deux belligérants pour permettre la libre exportation des céréales et des engrais. Le pays, dans lequel l’inflation alimentaire est particulièrement sévère, a effectivement été l'un des récipiendaires de l'initiative Grain from Ukraine. Un autre voyage, effectué cette fois à Saint-Pétersbourg à l'occasion du sommet Russie-Afrique les 27 et 28 juillet 2023, a fourni une nouvelle occasion d'insister sur la nécessité pour la Russie de faire preuve de « générosité » à cet égard.
Lors de la conférence de presse à Kyiv en octobre 2022, Embaló s'était dit « choqué » par les conséquences de l'invasion russe, dont il avait pu être témoin. Insistant sur l'éducation de cadres bissau-guinéens en Ukraine et sur des liens historiques importants, il avait ajouté : « L'Ukraine est un partenaire stratégique pour nous. » Le pays fait néanmoins preuve d’ambiguité au sujet de cette guerre d’invasion : le représentant bissau-guinéen à l'ONU s'est ainsi presque systématiquement abstenu au sujet de l'Ukraine, sauf lors du vote de la résolution ES-11/4 concernant l'annexion des territoires occupés à la Russie (vote en faveur de l'Ukraine). Aucune sanction contre la Russie n'est appliquée et les relations avec la Russie restent cordiales. V. Poutine a invité Umaro Sissoco Embaló à revenir en Russie, cette fois dans le cadre d'une visite d'État.
Menaces sécuritaires et atteinte à la démocratie
Malam Bacai Sanha junior, dit Bacaizinho, fils d'un ancien Président bissau-guinéen, a été arrêté en Tanzanie puis extradé vers les États-Unis en août 2022. Il y a été condamné en mars 2024 à six ans de prison pour trafic d'héroïne. Il avait plaidé coupable et aurait lui-même révélé avoir eu l'intention de financer ainsi les putschistes qui tentèrent de renverser Umaro Sissoco Embaló. Le retour en force du PAIGC lors des élections législatives de juin 2023, suivi d'une autre tentative de coup de force en décembre ont conduit Embaló à dissoudre le Parlement. Deux membres du gouvernement ont été arrêtés à cette occasion.
Il est probable que cette succession rapide d'événements – et la façon dont le Président bissau-guinéen a choisi d'y réagir – a rendu d'autant plus attrayante l'alliance avec une Russie que les atteintes à l'État de droit laissent indifférente, là comme ailleurs sur le continent. Il est nécessaire néanmoins de replacer les déclarations récentes d'Embaló et sa proximité affichée avec le Président russe (mais aussi avec le Président tchétchène) dans le contexte d'une diplomatie multivectorielle qu'il s'efforce de conduire depuis son arrivée au pouvoir.
Comme dans le cas de São Tomé, les partenaires occidentaux de la Guinée-Bissau, Ukraine incluse, ont encore une certaine latitude pour resserrer les liens avec le petit pays lusophone et, pour cela, ont à disposition des arguments sérieux. Il est néanmoins primordial qu'ils l'aident puissamment dans les domaines où la Guinée-Bissau en a urgemment besoin : réforme des forces de sécurité, lutte contre le narcotrafic, mais aussi développement des infrastructures ou de projets miniers. Alors que la Russie a démontré son appétit dans tous ces domaines, la balle est désormais dans le camp occidental.
Vignette : Rencontre au Kremlin entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue bissau-guinéen, Umaro Sissoco Embaló, 9 mai 2024 (copyright : kremlin.ru).
* Mathieu Gotteland est docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et analyste pour les think tanks africains CRCA et CACD.