Russie-Norvège: Une brèche dans l’espace Schengen

Alors que les négociations entre la Fédération de Russie et l’Union européenne sur la libéralisation du régime des visas avancent péniblement, la Norvège a développé une coopération frontalière étroite et originale avec les autorités russes.


Panneaux routiers à proximité de Kirkenes, dans la zone de petit trafic frontalier de la Norvège avec la RussieÉtabli sur les bases de la convention de 1990, l'espace Schengen permet aux résidents des États membres de circuler librement dans vingt-six pays européens. Suivant la décision du 1er décembre 2000, le Conseil européen a fixé l’application des dispositions de l’acquis de Schengen à partir du 25 mars 2001 aux cinq pays de l’Union nordique des passeports, dont la Norvège[1]. Membre de l’espace Schengen, ce pays partage 196 kilomètres de frontière terrestre commune avec la Russie.

Parallèlement à cette libéralisation au sein de l’espace européen, les frontières extérieures de l'espace Schengen connaissent un renforcement des contrôles. La Norvège est ainsi contrainte d'accroître les contrôles sur sa frontière avec la Russie. Depuis le début du XXIe siècle, la Russie et la Norvège ont entrepris l’approfondissement de leur coopération sur le plan économique mais également sur les questions environnementales. Le réchauffement climatique et les réserves d’hydrocarbures dans l’espace Arctique amènent les deux pays à réfléchir ensemble sur de nouveaux défis. L’actuelle dynamique régionale avec le renforcement de la coopération des États riverains de la zone arctique[2] éclaire le choix politique des autorités norvégiennes d’alléger les procédures d’entrées vis-à-vis des citoyens russes. Au-delà d’un choix politique, les intérêts économiques partagés entre les deux pays renforcent cette logique.

Harmonisation de l’espace frontalier 

En effet, depuis 1991, tant les autorités municipales locales que les entreprises norvégiennes ont procédé au renforcement de ses liens économiques avec leur partenaire russe. Ainsi, les entreprises norvégiennes ont créé des sociétés conjointes avec des partenaires russes afin de moderniser notamment l’appareil de production ou encore les infrastructures sur le territoire russe. Parallèlement, les autorités locales russes encouragent les PME à créer des co-entreprises russo-norvégiennes alors que les investissements se poursuivent afin de moderniser les infrastructures de la région de Mourmansk dont les terminaux portuaires[3]. Cette politique économique entend obtenir à terme des retombées significative tant en terme d’investissements que de création d’emplois. Ainsi, ces coopérations renforcées constituent un appel d’air « pour d’autres investissements où les partenaires d’affaires peuvent entrer dans une coopération ‘gagnant-gagnant’ dans la zone transfrontalière »[4]. Un des aspects soutenus par la partie norvégienne est la situation écologique de la région. Rappelons que les ports militaires de la baie de Mourmansk abritent une importante flotte de sous-marins nucléaires dont la vétusté menace l’équilibre environnemental local.

Suite au règlement formel du litige frontalier opposant les deux gouvernements sur la délimitation du plateau continental, la Norvège et la Russie ont stabilisé durablement leur frontière commune. Les négociations qui avaient débuté en 1974 ont finalement abouti le 15 septembre 2010 avec la signature d’un traité à Mourmansk. Les deux parties se sont accordées sur une frontière maritime définitive. Cette décision renforce la confiance entre les deux gouvernements. Cette confiance les autorise à valoriser leur espace septentrional respectif en prolongeant leurs efforts dans l’espace physique transfrontalier. En septembre 2012, le russe Rosneft, entreprise publique présidée par l’ancien vice-premier ministre Igor Setchine, et le norvégien Statoil, détenu à hauteur de 70 % par l’État, ont signé un accord pour mettre en place une joint venture. Au-delà de l’impact médiatique, cet accord entend prouver l’entente entre les deux pays.

Modèle d’exception transfrontalier 

Suivant ce règlement frontalier, les autorités russes et norvégiennes ont mis en place, au printemps 2012, de nouvelles procédures pour leurs populations qui résident jusqu’à 30 kilomètres de la frontière. De facto, la Norvège est devenue le seul pays de l’espace Schengen à mettre en œuvre un accord de libre circulation avec un pays non membre dans une zone localisée. Séparés par le point de passage Storskog-Borisoglebskiï, les populations respectives des zones frontalières des deux pays peuvent désormais traverser sans visa, et se déplacer librement dans la zone durant 15 jours continus. Abritant près de 30 000 habitants, cette zone constitue un véritable laboratoire dans la mise en œuvre d’une coordination conjointe, entre les forces douanières et policières d’un État membre de la zone Schengen et celles de la Russie.


Carte de la zone transfrontalière de libre circulation Norvège-Russie.

Le point de contact terrestre entre la Russie et la Norvège est physiquement exprimé par un unique poste frontalier. Du côté norvégien, le poste Storskog se trouve sur le territoire administratif de la municipalité de Sør-Varanger, abritant la ville de Kirkenes longtemps dépendante de ses mines de fer. Côté russe, le poste frontière Borisoglebskiï est situé dans le district de Petshenga, où la ville de Nikel a connu son développement autour des mines de nickel, provoquant d’importants rejets de dioxyde de souffre. Ainsi, les autorités locales norvégiennes expriment leurs inquiétudes sur des conséquences environnementales et sanitaires sur la région.

Avec cette liberté de circulation dans un espace circonscrit, l’ancien ministre des Affaires étrangères norvégien, Jonas Gahr Støre exprime l’ambition de son pays d’y fonder un lien spécifique : « La vision du gouvernement est que la frontière russo-norvégienne doit être un pont pour la coopération entre nos deux peuples »[5]. Sur un plan économique, les résidents russes se rendent en Norvège pour des raisons professionnelles alors que la population norvégienne traverse la frontière pour profiter de la faiblesse des prix du carburant. Dans le même temps, cette ouverture pourrait susciter des inquiétudes auprès des autres membres de l’espace Schengen. Mais le gouvernement norvégien, soumis à des obligations communautaires, applique des « procédures de contrôles appropriées, en plus, d’avoir une bonne interaction avec les gardes-frontières et la police »[6]. Une coopération qui passe, en particulier, par la multiplication d’exercices militaires conjoints transfrontaliers.

Régime spécifique pour les oblasts de Mourmansk et d’Arkhangelsk 

Préalablement à la mise en œuvre de ce nouveau règlement sur le petit trafic frontalier, l’introduction en 2008 du visa « Pomor »[5] avait été le signe de ce changement dans la progressive libéralisation du régime des visas. Le mot « Pomor » fait référence à une époque historique où les régions de Mourmansk et d’Arkhangelsk étaient le lieu d’échanges commerciaux intensifs avec la Norvège septentrionale. Symbole de cette histoire, deux entreprises d’aquaculture, Kirkenes Charr, côté norvégien, et ZAO Russkiï Losos située à Mourmansk, côté russe, viennent récemment d’établir une entente afin de faciliter le stockage des saumoneaux.

Ce visa offre la possibilité aux citoyens russes résidant dans les oblasts de Mourmansk et d’Arkhangelsk d’obtenir auprès des deux consulats norvégiens respectifs un visa multi-entrée valide jusqu’à cinq années. L’une des évolutions significatives dans l’attribution de ce type de visa est la disparition de la lettre d’invitation comme exigence pour les demandeurs de ces régions. Devenu très populaire, le vice-consul norvégien à Mourmansk, Per Kristian Jorgensen, précise que « 60 % des visas cette année sont pomoriens »[7] sur la totalité des visas délivrés sur le territoire russe.

Avec l’accroissement des flux d’échanges transfrontaliers, le gouvernement norvégien dirigé par Jens Stoltenberg a pris la décision en 2012 de faciliter l'obtention des visas « Pomor ». La nouvelle procédure permet aux citoyens russes concernés d’obtenir ce visa multi-entrée en l’espace de trois à cinq jours ouvrés contre une dizaine de jours auparavant. De surcroît, la Norvège qui a privatisé son service de gestion des demandes de visas autorise certaines facilités quant à la constitution des dossiers. La présence physique de la personne n’est plus obligatoire lors du dépôt de la demande. Il est à souligner l’importance de cette évolution dans une région où les déplacements demeurent difficiles. Ainsi, un habitant russe de la ville de Kotlas (oblast d’Arkhangelsk) se situe à plus de 1 000 kilomètres du consulat norvégien à Arkhangelsk exigeant près de 20 heures de déplacement. Avec ces nouvelles facilités, le point de passage routier Storskog-Borisoglebskiï a observé une affluence croissante. Ainsi au mois de septembre 2012, le trafic à cette frontière a d’ores et déjà atteint 153 570 passages de personnes pour cette année. Cela représente une augmentation de 32 000 passages (soit +26,3 %) par rapport aux données enregistrées en 2011 à la même période. Avec l’accroissement de la circulation dans la zone frontalière, les infrastructures actuelles, dont une simple deux voies, sont devenues insuffisantes créant d’importantes files d’attente. Les autorités norvégiennes entendent débuter la construction en 2013 d’un nouveau poste de contrôle et fournir de nouveaux équipements de surveillance et véhicules pour renforcer le contrôle sur la frontière. En effet, les autorités locales estiment que le trafic pourrait atteindre 400 000 traversées par an d’ici deux à trois ans.

Un exemple à suivre pour l’espace Schengen ?

Toutefois, la Russie tarde à mettre en œuvre des mesures de facilitation, en maintenant la lettre d’invitation. Face à ces contraintes, le gouvernement norvégien demande au partenaire russe de mettre en place des mesures de réciprocité. Pour justifier l’absence d’un allègement des procédures, côté russe, la Russie renvoie la balle en direction de l’Union européenne. Ainsi, à l’occasion d’une réunion du Conseil de Barents, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov rappelle que « tout dépend de Bruxelles maintenant »[8]. En effet, un accord entre Moscou et Bruxelles déboucherait sur une application à l’ensemble de l’espace Schengen. Or, les États membres sont toujours divisés sur cette question.

Les responsables politiques de la région nordique ambitionnent de devenir un modèle en matière de libéralisation du régime des visas entre la Russie et l’espace Schengen. Dans cette perspective, le chef du Secrétariat norvégien de Barents, Rune Rafaelsen, soutient « que le but ultime est la libéralisation du régime des visas entre l’Europe et la Russie ». Ce positionnement amène la Norvège, mais aussi la Finlande, à se situer dans le camp des partisans pour un assouplissement du régime actuel entre l’Union européenne et la Russie.

Afin de simplifier le régime actuel, un des arguments qui prévaut au sein des gouvernements consiste à soutenir l’essor des échanges économiques entre l’Europe et la Russie. Côté russe, Sergueï Lavrov précise que « l’allègement ou l’annulation des réglementations sur le visa est critique pour dynamiser la coopération économique avec l’Union européenne, laquelle demeure le partenaire commercial numéro un de la Russie ». De fait, l’actuelle paralysie des négociations au niveau européen, sur la levée des restrictions sur les visas de courte durée avec la Russie, limite un rapprochement plus significatif entre les deux pays. Ainsi, tenues par le respect de ses obligations, les autorités norvégiennes n’ont pas la possibilité d’approfondir les échanges entre les services douaniers des deux pays. D’autant plus, que les autorités russes n’appliquent toujours une politique de réciprocité à l’égard de ressortissants norvégiens.

Or les disparités réglementaires concernant l’attribution des visas entre les États membres de l’espace Schengen et la Russie compliquent l’éventuelle résolution des négociations entre Bruxelles et Moscou. En effet, la multiplication de régimes particuliers avec la Russie pourrait renforcer la position des États membres s’opposant à l’allègement des restrictions. Si la Norvège applique une réglementation spécifique à deux oblasts russes, la Finlande mène une politique différente. Les quatre services consulaires finlandais situés en Russie attribuent dès la première demande des visas multi-entrée à tous les citoyens russes, sans discrimination territoriale. Finalement, la Norvège désire avant tout intégrer les territoires situés à ses marges. Perçue comme une opportunité, la frontière russo-norvégienne est même devenue un cas d’étude avec l’instauration d’un programme universitaire commun aux universités de Mourmansk et du Nordland (Bodø).

* Florian VIDAL est consultant indépendant en sécurité internationale

Notes :
[1] Cette union, créée en 1954, a supprimé le contrôle aux frontières dans l’espace régional nordique dont le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède en sont les membres.
[2] L’espace arctique a vu naître de nombreuses plateformes intergouvernementales comme le Conseil régional de Barents (1993) et le Conseil arctique (1996).
[3] Trude Pettersen, « Trade between Murmansk and Norway increases », Barents Observer, 15 mars 2012.
[4] Thomas Nilsen, « Teams up for cross-border salmon farming », Barents Observer, 1er novembre 2012.
[5] Communiqué de presse, « Norge og Finland samordner visumpraksis i Murmansk », Ministère des Affaires étrangères norvégien, 19 septembre 2012.
[6] Pavel Prokhorov, « Brech v Chengenskoï stene », Ekspert, 4 juin 2012.
[7] Thomas Nilsen, « Absolioutnyï rekord na granitse », Barents Observer, 4 septembre 2012.
[8] Thomas Nilsen, « Visa-free freeze is political motivated », Barents Observer, 9 octobre 2012.

Vignette : Panneaux routiers à proximité de Kirkenes, dans la zone de petit trafic frontalier de la Norvège avec la Russie (Anaïs Marin, février 2012)