L’histoire récente de la scène alternative ljubljanaise est liée à un ancien site militaire yougoslave, désormais occupé par le milieu artistique militant et d’autres activistes locaux pour en faire un centre culturel autogéré. Il fait désormais partie des lieux atypiques que les Slovènes et les touristes étrangers aiment à visiter.
De nombreux lieux de squats militants ont fleuri en Europe centrale et orientale depuis une trentaine d’années. À Ljubljana, un lieu incarne à lui seul la lutte des activistes locaux et des artistes de la scène alternative contre le renouvellement de l’espace urbain souhaité par des promoteurs immobiliers porteurs de projets économiques et la municipalité : il s’agit de l’ancienne caserne militaire de la rue Metelkova, complexe abandonné après le départ de l’armée populaire yougoslave et devenu à partir de 1993 le centre culturel autonome Metelkova mesto, où le mouvement underground, divers artistes et des activistes appartenant à plusieurs mouvances ont pu s’épanouir.
L’occupation de bâtiments par les mouvements alternatifs au début des années 1990
Dans les années 1980, des mouvements alternatifs, souvent en lien avec des militants artistiques, ont occupé des bâtiments vétustes et inoccupés dans plusieurs métropoles centre- européennes. Il s’agissait de dénoncer les travers du système capitaliste, et notamment les inégalités qu’il produit. Ce militantisme s’est développé à Berlin-Ouest dès le début de la décennie. La sociologue Edith Gaillard évoque alors l’existence de près de 150 squats dans le seul quartier du Kreuzberg(1). Après la chute du Mur de Berlin, le mouvement s’est propagé plus à l’Est. Marjetica Potrc voit dans cet élan militant une réaction aux années 1980(2). Pour les milieux artistiques alternatifs est-européens, ce fut l’occasion de prendre d’assaut de nouveaux lieux, des bâtiments (anciens complexes de logements ou sites industriels) ou friches urbaines, pour y organiser des activités culturelles elles aussi alternatives.
La scène artistique alternative de Ljubljana avait commencé à s’épanouir autour de la culture radicale underground et de ses pratiques artistiques, telles que le graffiti. La production de ces milieux se voulait plus autonome et s’opposait à celle des canaux culturels officiels, plus conservateurs. Ljubljana a rapidement été reconnue comme un lieu phare de la culture underground européenne. Militants et artistes fréquentaient alors les mêmes lieux de rencontre et clubs de la métropole régionale. Ce dynamiste a contribuer à faire émerger une nouvelle perception du concept de l’art, davantage porteur de messages politiques (anticapitalistes, critiquant les médias…), sociétaux ou liés à la vie quotidienne.
L’occupation de la caserne militaire de Metelkova
Le 25 juin 1991, la Slovénie a proclamé son indépendance et après que les forces slovènes aient remporté la « guerre des 10 jours » face à l’Armée populaire yougoslave, l’a définitivement obtenue. En conséquence, le contingent militaire yougoslave s’est progressivement retiré de son territoire, quittant la caserne de la rue Metelkova à Ljubljana. La municipalité a alors laissé des organisations artistiques et culturelles pacifistes et indépendantes utiliser le site d’une superficie de 12 500 m² et ses 7 bâtiments, en attendant de décider comment elle pourrait utiliser ce terrain. En 1993, elle a opté pour un projet de construction de centre d’affaires afin de dynamiser le quartier. Pour empêcher la démolition du site et s’opposer à un processus de renouvellement urbain centré sur des objectifs purement économiques, les intellectuels et artistes de la ville ont commencé à occuper illicitement les bâtiments, faisant de ce complexe, désormais baptisé Metelkova mesto, le plus vaste squat de la capitale slovène. Les occupants se sont renommés réseau ou comité d’action pour Metelkova. Engagés en faveur de l’autogestion du site, les activistes ont fait de cet espace un lieu symbolique cristallisant les luttes de l’époque en faveur d’une gestion plus responsable et de la défense de l’espace urbain(3).
En réponse, la municipalité a coupé l’eau et l’électricité sur l’ensemble du complexe pendant plusieurs mois. Elle considérait cette présence comme une menace pour la ville. Le réseau militant invita alors des personnalités publiques à venir discuter et passer une nuit sur le site afin d’y percevoir la situation. Après un an de privation, la municipalité a rétabli l’eau et l’électricité sur le complexe toujours occupé. La plupart des artistes avaient cependant quitté les lieux, seuls les plus déterminés et des sans-abris vivant encore sur place.
Institutionnalisation de Metelkova mesto et normalisation de la vie dans le complexe
Avec le soutien du milieu militant de l’extrême et de l’ultragauche ljubljanaise, la mouvance artistique alternative s’est maintenue sur cet espace symbole de la « culture en action », de la désobéissance civile et de la lutte pour la préservation de l’espace urbain(4). Les organisateurs de l’occupation ont rebaptisé le lieu « Centre culturel autonome Metelkova mesto » (Avtonomni kulturni Center – AKC – Metelkova mesto). À partir de 1994, il a commencé à accueillir différents ateliers, réunions et autres événements organisés par des activistes des mouvements LGTBT et antifascistes, redonnant progressivement de la couleur au site. Le milieu artistique local s’est également réapproprié les bâtiments en y programmant de nombreuses activités. Une troupe de théâtre mettant en scène les luttes militantes au sein du système culturel, artistique ou de la sphère publique (Teater Gromki) y a ainsi vu le jour, de même que de nombreuses structures associatives engagées en faveur de la sauvegarde de l’autonomie du Centre. Avec l’organisation de festivals (Festival Orto, Festival Para…), d’ateliers (peinture, édition…) et d’événements artistiques divers, les lieux ont connu une seconde vie culturelle entre 1995 et 2005. Ils ont alors été renommés par les squatteurs Metelkova City, subsistant grâce à des ressources propres (ventes de boissons ou de produits de restauration lors des événements). Le 2 août 2006, l’Inspection de l’environnement et de l’aménagement du territoire a démoli la Petite École (Mala Šola), un des bâtiments du site, désormais trop vétuste pour être occupé.
Mais, pour le reste, il n’était plus question de raser l’AKC, devenue un lieu emblématique de la capitale. En effet, la municipalité ne considérait plus ce terrain et ses locaux comme un espace squatté par des militants des mouvances contestataires ou un vide à combler. A partir du milieu des années 2000, les associations du complexe ont même reçu des subventions leur permettant de poursuivre leurs activités (par exemple des programmes d’art urbain) et surtout de stabiliser l’emploi. Ce faisant, elles perdaient peu à peu leur indépendance vis-à-vis de la municipalité et des pouvoirs publics. Désormais, ces aides financières sont régulières et complètent l’autre revenu essentiel du complexe, issu de la location des espaces événementiels (salles de danse et de concert tels que les clubs Menza pri koritu et Gala hala). Cette commercialisation du site en fait un lieu central de l’industrie culturelle que les milieux alternatifs avaient pourtant combattue avec force au début des années 1990.
Un lieu emblématique et touristique mais peu sécurisé
En septembre 2024 a été organisé le 31ème anniversaire de la « libération » du site de Metelkova, avec la participation de plusieurs groupes musicaux (Masaš, Bibliban…) et de DJ. Durant ces journées, plusieurs centaines de personnes ont pu visiter un marché alternatif, des ateliers, des expositions et participer à des spectacles.
Depuis les années 2010, Metelkova mesto est un lieu très fréquenté par les touristes étrangers, notamment durant la période estivale(5). Des centaines de personnes fréquentent chaque jour le complexe, contemplent son architecture et admirent les peintures urbaines et les œuvres réalisées par les artistes locaux. Ils passent ainsi au cœur du site, y côtoyant quelques instants artistes, militants mais aussi SDF et toxicomanes, tous parfaitement accoutumés à ces visites.
Pourtant, sur les réseaux sociaux, le quartier est souvent qualifié de dangereux, notamment en raison de la présence de sans-abris et de toxicomanes. On trouve en effet dans ce quartier de Ljubljana un dispensaire distribuant de la méthadone et un bureau de l’asile. La police y a d’ailleurs constaté quelques cas de vente ou de détention de stupéfiants. Ainsi, entre janvier et octobre 2024, une soixantaine de procédures pénales concernant des affaires de vente ou de production de stupéfiant a été rédigée pour le quartier(6). Les actes commis sont généralement ceux de délinquants isolés et non ceux de bandes organisées, ce qui permet aux forces de l’ordre de relativiser le phénomène. Quant aux violences constatées, elles semblent plutôt être liées à des règlements de compte entre groupes de migrants, comme lorsqu’en avril 2025 une douzaine de ressortissants marocains armés de bâtons et de machettes sont arrivés devant le club Menza de Metelkova mesto pour s’en prendre à un Algérien à la suite d’un différend(7). La délinquance observée n’étant pas orientée vers eux, les touristes peuvent donc continuer à visiter le complexe singulier et déroutant du Centre.
Notes :
(1) Edith Gaillard, « Berlin : le squat comme outil d’émancipation féministe », Métro politiques, 28 ai 2012, 4 p.
(2) Marina Grzinic, « Metelkova: Actions in a Zone of Indifférence », Subsol, 2001.
(3) Rastko Močnik, « Zakaj je Metelkova pomembna? » (Pourquoi Metelkova est-elle importante ?), AKC Metelkova.
(4) « V AKC Metelkova mesto nocoj vrhunec praznovanja 31. Obletnice » (À AKC Metelkova mesto, ce soir est le point culminant de la célébration du 31e anniversaire), Agence de presse slovène (STA), 13 septembre 2024.
(5) « Turisti imajo radi zlasti Plečnikovo Ljubljano » (les touristes aiment particulièrement Ljubljana à Plečnik), Delo, 30 août 2018.
(6) « Je res odsvetovan obisk posameznih predelov Ljubljane? » (Est-il vraiment déconseillé de visiter certaines parties de Ljubljana ?), Metropolitan, 26 octobre 2024.
(7) « Ducat Maročanov z bokserji, palicami, razpršilci in mačetami nad klub na Metelkovi (policijo čakali več kot uro!) » (Une douzaine de Marocains avec des boxeurs, des gourdins, des pulvérisateurs et des machettes sur le club de Metelkova - lls ont attendu la police pendant plus d'une heure !), Metropolitan, 6 avril 2024.
Vignette et photos : © Stéphan Altasserre.
* Stéphan ALTASSERRE est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.