RSE "Staline. Archives inédites, 1926-1936"…. Pouvez-vous nous dire plus précisément à quel type d'archives vous avez eu accès pour l'écriture de votre ouvrage?
Pavel Chinsky Il s'agit en fait d'une partie du fameux "inventaire 11" du fonds Staline -c'est-à-dire des archives personnelles du Secrétaire général. Les dossiers que j'ai pu consulter renferment essentiellement la correspondance journalière de Staline durant ses périodes de congé estival au bord de la mer Noire, année par année, pour la période 1926-1936. Au total, une trentaine de dossiers comprenant chacun entre 50 et 250 feuillets. Les télégrammes qu'il échangeait avec ceux de ses "lieutenants" -avant tout Molotov et Kaganovitch-, restés à Moscou "garder" le Kremlin pendant son absence, en constituent la matière principale; on y trouve également les inventaires des documents de travail expédiés au Secrétaire général. J'ai eu la chance de pouvoir consulter cette correspondance à partir des documents autographes, ce qui m'a permis de restituer non seulement le contenu des échanges, mais également les premiers jets, de lire sous les ratures, d'évaluer la tension de l'écriture -bref de suivre le fil de la pensée stalinienne dans sa mise en œuvre. L'ouvrage sera en outre enrichi de photographies encore inconnues du grand public et montrant Staline sous un jour pour le moins inhabituel.
Comment vous a-t-il été possible de consulter de tels documents encore inédits?
J'aurais aimé pouvoir me lancer dans une de ces histoires rocambolesques de transfuges, micro-films et ventes aux enchères propres au genre, mais la réalité est que j'ai eu accès à ce fonds tout à fait normalement, tout au plus en me montrant insistant. Certes, les documents personnels de Staline sont restés pendant longtemps enfouis au secret dans "le saint des saints", aux Archives du Politburo du Comité central du Parti, devenues après 1991 les Archives du Président de la Fédération de Russie (APRF). Mais ces documents ont été récemment déclassés et se trouvent désormais en consultation aux Archives du Parti, aujourd'hui Archives d'Etat de Russie d'Histoire Sociale et Politique (RGASPI), qui sont ouvertes à tout chercheur muni d'un justificatif de recherches. Il faut en finir une fois pour toute avec le mythe des archives placées sous scellés et accessibles à de rares privilégiés…
Que nous apprennent ces documents sur la personnalité de Staline, et sur l'évolution de son pouvoir au cours de cette période charnière marquée par l'édification du totalitarisme en Union soviétique?
Il est intéressant de remarquer tout d'abord que Staline est consulté sur tout. Il donne son avis aussi bien sur des sujets sensibles que sur des questions qui peuvent sembler plus techniques ou anodines.
Il se dégage de tout cela un très grand pragmatisme: on peut dire que, d'une certaine manière, c'est le bon sens (dans le fil d'une logique toute personnelle, bien entendu) qui préside à chacune de ses décisions. Il prend systématiquement en compte la conjoncture, pas l'idéologie. Ces documents permettent d'ailleurs de dissiper les derniers rideaux de fumée idéologiques qui subsistaient autour du personnage de Staline. A travers ces lignes, il est possible de décortiquer la logique du pouvoir en action; on touche là à l'essence du politique… Et on prend conscience du fait qu'il n'y avait pas d'alternative à ce type de pouvoir pour la Russie soviétique au lendemain de la mort de Lénine. Le pouvoir stalinien, totalement dépris du fatras idéologique et animé par la seule nécessité de sa propre conservation, résulte de l'évolution naturelle du régime. Et les décisions de Staline sont, je le répète, systématiquement prises à l'aune du bon sens.
Mais peut-on dire, par exemple, que la décision stalinienne de collectiviser les terres, qui a conduit à une immense désorganisation des circuits de production et de distribution alimentaires et qui a provoqué des terribles famines, était une décision "de bon sens" ?
Dans un certain sens, oui. Pour dire les choses rapidement, il ne faut pas oublier que, selon la formule retentissante de l'historien américain Vladimir Brovkin, la guerre civile n'a été remportée ni par les Blancs, ni par les Rouges, mais par les Verts. La NEP, c'est précisément la victoire de la paysannerie. Tous les discours, affiches et manifestations sur l'union de la faucille et du marteau, de l'ouvrier et du paysan, ne sauraient occulter une donnée de base: dès le départ, le paysan est une menace pour la Révolution. Tant qu'il possède l'arme alimentaire, il met en péril le nouveau régime. Il était donc tout à fait logique dans la Russie soviétique de la fin des années 20 de priver la paysannerie de cette arme en procédant à la collectivisation des terres.
Evidemment, des millions de personnes sont mortes à la suite des collectivisations forcées en Ukraine, dans le Kouban, au Kazakhstan… Mais la prise en compte de ces événements tragiques ne réfute en rien le caractère profondément logique de la décision prise par Staline. On peut la dénoncer, d'un point de vue moral, mais ce n'est pas là le travail de l'historien: je voudrais reprendre ici les propos du spécialiste de la France de Vichy Pierre Laborie, selon lequel "on observe parfois, qu'en histoire, le jugement moral peut aussi servir à dissimuler une capitulation devant l'effort d'entendement. "
Justement, en tant qu'historien, que pensez-vous du travail accompli jusqu'à présent dans l'étude de Staline et du stalinisme?
Le temps est venu d'envisager l'histoire du stalinisme dans un cadre logique et non idéologique. Tous les événements de cette période sont à replacer dans un contexte qui prenne en compte non seulement les positions et les oppositions des différents protagonistes mais aussi, à un autre niveau, les circonstances précises de la prise de décision. Et mettre en résonance les pans successifs de l'historiographie de la période: les travaux pionniers des émigrés puis des historiens anglo-saxons, puis les études post-soviétiques, enfin les nombreux matériaux rendus accessibles ces dernières années. Une manière, en définitive, de faire jouer ensemble, sur un mode symphonique, plusieurs strates de partitions.