Tchétchénie : dix clés pour comprendre*

Après trois ans d’une guerre sans issue mais toujours meurtrière, qui peut encore comprendre ce qui se passe en Tchétchénie ? La presse, comme la plupart des chercheurs, ont aujourd’hui baissé les bras. Le dernier livre du Comité Tchétchénie est donc précieux car il allie une bonne connaissance du terrain et une volonté rigoureuse de l’analyser.


Tchétchénie : dix clés pour comprendre offre une approche inédite du conflit tchétchène relevant à la fois de l'acte militant et de la recherche scientifique. L'ouvrage vise à la mobilisation des opinions publiques sans renoncer pour autant à la rigueur pointilleuse propre aux travaux universitaires. Fondé sur une connaissance concrète du terrain, des témoignages épars ont été recueillis et retranscris afin de il proposer une analyse sociologique et géopolitique fine de cette guerre sans issue. Cette double ambition justifie la dimension collective de ce livre, fruit du travail de dix auteurs, dont la plupart se sont tous se sont rendus en Tchétchénie ces dernières années.

La majorité d'entre eux poursuivent parallèlement des travaux de recherche en sciences sociales sur la Russie ou le Caucase. Soucieux d'échapper aux simplifications, ce collectif d'auteurs cherche à présenter le conflit dans toute sa violence et ses ambiguïtés. Les pages les plus militantes sont écrites par des plumes engagées, comme celle de Sophie Shihab, connue pour ses reportages en faveur de la Tchétchénie dans les colonnes du Monde.

Le livre est construit autour de dix questions thématiques qui vont du rôle des islamistes à la place du pétrole dans la guerre en passant par la désinformation, l'impact de la violence sur les sociétés russe et tchétchène et la position de la communauté internationale. Au fil de ces chapitres thématiques, des constats généraux se dégagent. L'analyse empirique permet de montrer la complexité des comportements adoptés par les acteurs du conflit, tant du côté tchétchène que du côté russe. Cette complexité fragilise les frontières politiques habituellement tracées : Russes contre Tchétchènes, laïcs contre islamistes, militaires contre rebelles…

Tentés par le lucre

Dans les faits, chaque " groupe constitué " agissant sur la scène publique révèle une forte hétérogénéité en privé. En sus de leur raison d'être officielle, les groupes les plus radicaux, d'un côté comme de l'autre, poursuivent des objectifs bien plus prosaïques. Ainsi du pompage illégal du pétrole tchétchène qui est le fait non seulement d'habitants désespérés de Grozny mais également de boïeviki en mal de financement… et d'officiers russes tentés par le lucre. Comme le note l'un des auteurs, " [la manne pétrolière locale] occasionne d'étranges collusions entre les forces fédérales et les groupes armés tchétchènes, et notamment les plus radicaux et criminels d'entre eux (…), ceux contre lesquels les autorités russes déclarent lutter au premier chef ". De même, l'Islam est convoqué sur la scène politique tchétchène par des groupes variés et parfois opposés. Désignés comme wahhabites, les combattants les plus extrémistes n'ont jamais bénéficié d'une réelle popularité en Tchétchénie mais semblent avoir parfois obtenu des financements venus de Russie.

Contrer la logique de la guerre

Ces constats croisés, qui vont à l'encontre des représentations les plus répandues, soulignent finalement l'ampleur des collusions entre partisans - russes et tchétchènes - du conflit. Les plus extrémistes, installés dans l'économie de guerre et la violence routinière, s'unissent de fait pour prolonger un conflit devenu rapidement leur principale ressource politique et économique. A l'inverse, les plus modérés peinent à se faire entendre. En Tchétchénie, pourtant, face aux groupes islamistes radicaux, des oppositions sociales et politiques existent. " Les femmes tchétchènes vivant en ville, indépendantes (…) refusent une islamisation de la société et un recul de leur place en son sein ", note l'un des auteurs du livre. Au plan politique, le président Maskhadov a tenté tant bien que mal de limiter l'influence des islamistes qui menaçaient la viabilité de son jeune Etat en les intégrant dans l'appareil. En Russie, également, la résistance existe. Des mouvements associatifs et politiques modérés tentent de contrer les entreprises de désinformation orchestrée par le pouvoir central, même si " un véritable mur du silence entoure non seulement [les groupes associatifs opposés à la guerre] mais aussi l'activité de quelques hommes politiques connus (comme G. Iavlinski, S. Kovalev, S. Iouchenkov, I. Rybakov…) qui multiplient pourtant les initiatives et les prises de position ".

Force est de le constater, les logiques endogènes nées de la guerre contribuent à rendre l'issue pacifique de plus en plus improbable. Alors que la communauté internationale baisse la tête, les civils tchétchènes se retrouvent seuls, abandonnés à leur sort. Il ne leur reste plus qu'à s'accrocher au quotidien. A Grozny, la dignité humaine ne tient plus à grand chose. Quelques grammes de cirage au plus. " Dans cette ville aux rues défoncées, crevées par les obus, gondolées et boueuses, on cire ses chaussures ", note les auteurs. A Grozny, c'est ainsi : "plus les tirs sont violents et plus on cire ses chaussures".

 

Par Françoise DAUCE

 

*Comité Tchétchénie (Préface de Sophie Shihab). Paris : La Découverte, Collection sur le vif, 2003. 123 p.