Des populations hongroises se sont établies dès l’époque médiévale en Transylvanie et en Transcarpatie, régions situées à l’ouest des actuelles Roumanie et Ukraine. Le Pays sicule, en Transylvanie, est d’ailleurs un des berceaux de la civilisation hongroise. Pendant des centaines d’années, ces deux régions ont été incorporées au royaume de Hongrie puis à l’Empire austro-hongrois.
Elles ne sont toutefois pas moins importantes pour la Roumanie – la Transylvanie est également l’un des trois berceaux de sa civilisation – ou pour l’Ukraine. Et, au XXe siècle, une suite d’événements politiques – le traité de Trianon du 4 juin 1920, qualifié de « diktat de Trianon » par les Hongrois, l’occupation de la Ruthénie (Transcarpatie) par l’armée soviétique en 1944 et son incorporation dans l’Ukraine soviétique en 1945, puis le traité de Paris de 1947 – ont fait que la Transylvanie est devenue roumaine et la Transcarpatie ukrainienne.
Droits des minorités et révisionnisme historique
Les populations magyares représentent 12 % de la population totale de Transcarpatie et 17 % de celle de Transylvanie. Malgré le fait qu’elles sont, donc, largement minoritaires dans ces deux régions, des tensions s’expriment entre d’une part la Hongrie, et d’autre part la Roumanie et l’Ukraine. Celles-ci sont principalement liées au respect des droits des minorités magyares et au révisionnisme historique qui concerne à la fois les aspects civilisationnel, territorial et politique.
Le débat sur la question du non-respect des droits des minorités est devenu particulièrement sensible avec l’adoption par le Parlement ukrainien, le 5 septembre 2017, d’une loi « Sur l’enseignement » qui n’autorise, à partir du primaire, que la seule langue ukrainienne et qui introduit des restrictions pour les langues minoritaires.
Un autre facteur de tensions est lié au refus de Kiev d’accorder une autonomie administrative, économique et culturelle à la Transcarpatie. Pourtant, le 1er décembre 1991, simultanément au référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, a été organisée une autre consultation, en Transcarpatie, sur son éventuelle « auto-administration » au sein d’une Ukraine indépendante. 92 % des votants ont choisi l’indépendance de l’Ukraine et 78 % une Transcarpatie s’auto-administrant (le taux de participation a été de 84 %). La Transcarpatie aurait donc dû gagner le droit de créer des organes de pouvoir régionaux et de se doter d’une autonomie économique, sociale, culturelle et religieuse. Mais ce vote n’a pas été pris en compte au niveau national. Jusqu’à aujourd’hui, il reste au niveau de « projet législatif ».
En Roumanie, le respect des droits des minorités ne devrait pas susciter de crise, ne serait-ce que parce que le pays est membre de l’Union européenne depuis 2007 et, à ce titre, applique les principes communautaires dans ce domaine. Dans le cas de la Transylvanie, les tensions sont plutôt liées au mouvement autonomiste des Magyares de Mureş, Harghita et Covasna, régions représentant historiquement le Pays sicule. On assiste ici à une tentative de révisionnisme historique sur une base territoriale, politique et civilisationnelle.
En Transcarpatie, cette tendance au révisionnisme historique est également présente, au prétexte de l’occupation de cette région par les Soviétiques en 1944.
Le travail de sape des autorités hongroises ?
L’intensité des tensions dans ces régions est fortement liée à l’évolution des politiques menées par le gouvernement central hongrois. Or, depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán et de son parti nationaliste, le Fidesz, force est de constater que les motifs de désaccords ont augmenté.
En 2011, V. Orbán a lancé l’initiative visant à donner la citoyenneté du pays aux Hongrois ethniques installés hors des frontières de l’État. Cela concerne potentiellement 2,8 millions de personnes qui pourraient accroître le poids politique de la Hongrie au sein de l’Union européenne en augmentant son poids démographique, mais aussi assurer au Premier ministre hongrois une réélection confortable. Cette décision unilatérale de la Hongrie soulève un problème en Ukraine, où la double citoyenneté est interdite. Ce qui n’empêche pas les consuls hongrois de délivrer des actes de citoyenneté hongroise de manière discrétionnaire.
Qui plus est, les autorités ne se contentent pas de cette politique démographique. En effet, les discours politiques agressifs et les scandales diplomatiques se multiplient depuis quelques années. Ainsi, le 28 juillet 2018, V. Orbán a délivré un discours à l’université d’été de Bálványos (Hongrie), au cours duquel il a mis en cause la bonne gouvernance en Transylvanie : « La Roumanie moderne ne sait pas, depuis cent ans, comment aborder la réalité concrète de la présence de plus d’un million et demi de Hongrois sur son sol. » […] « Le Pays Sicule existait avant même que n’existe la Roumanie moderne »(1).
De fait, les élites politiques et les populations en Roumanie et en Ukraine s’inquiètent désormais des possibles mouvements autonomistes, indépendantistes et séparatistes en Transcarpatie et en Transylvanie.
La Russie soupçonnée d’être en embuscade
Dans le contexte actuel, certains experts n’excluent pas un possible soutien logistique et politique apporté par la Russie à de tels mouvements, voire une coopération avec Budapest. Forcément secrète, une telle collusion serait évidemment particulièrement difficile à prouver. Pourtant, les institutions, la presse et des experts en Ukraine ont déjà dénoncé l’implication des services de renseignement russes en Transcarpatie.
Lors du discours du 26 mars 2018 dédié à la Garde nationale ukrainienne, le Président Petro Porochenko a ainsi déclaré que la Transcarpatie avait « fait l’objet d’une attaque des services spéciaux russes afin de compliquer les relations de notre État avec nos partenaires occidentaux »(2). Le service de presse du Service de sécurité d'Ukraine (SBU) communique fréquemment des informations sur des opérations visant à contrer l’activité des services de renseignement russes en Transcarpatie. C’est le cas, par exemple, d’une action récente de blocage de panneaux affichant des contenus pro-séparatistes(3).Dans le cas de la Transylvanie, les institutions roumaines suivent avec une grande attention les mouvements sociaux et politiques qui s’y développent, plus particulièrement l’activité des partis nationalistes hongrois et leurs connexions avec Budapest. Les hauts fonctionnaires et leaders politiques roumains font toutefois preuve d’une grande modération dans leurs déclarations vis-à-vis d’un possible lien entre ces mouvements et la Russie. Ce qui n’empêche pas, au vu de la proximité entre V. Orbán et Vladimir Poutine, que des réflexions sont menées par les think tanks et les médias autour de possibles collusions.
La complémentarité des intérêts
Car, dans ces deux régions, la Hongrie et la Russie ont vraisemblablement des intérêts qui, s’ils ne sont pas identiques, pourraient se révéler complémentaires.
La Hongrie cherche à protéger les Magyars installés hors de ses frontières et elle n’oublie pas que le Pays sicule garde une importance historique majeure. Les traités qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont certes établi le principe d’intangibilité des frontières mais, alors que le système international peut évoluer au cours du temps, Budapest estime que l’intérêt de la nation hongroise est, lui, immuable. Dans une situation politique plus « favorable », ne pourrait-on pas voir la Hongrie envisager de corriger ce qu’elle perçoit comme des « injustices » de l’histoire ? D’autres l’ont fait, avec un succès certain ! Le concept de « Grande Hongrie » n’a pas disparu des esprits hongrois, ni des discours des partis politiques.
La Russie, de son côté, pourrait avoir intérêt à soutenir des mouvements autonomistes et séparatistes en Ukraine et en Roumanie. Notamment parce que cela contribuerait à affaiblir l’État ukrainien et à promouvoir l’idée de sa fédéralisation. Le concept fédéraliste gagnerait en effet en influence en Ukraine s’il représentait une demande non pas uniquement des Russes, mais également des Hongrois, voire d’autres minorités. L’insatisfaction des minorités magyares a également des conséquences négatives sur la relation entre l’Ukraine, d’une part, et l’UE et l’OTAN, d’autre part, contribuant à détériorer l’image de l’Ukraine en tant qu’État démocratique. D’autant que la Hongrie a décidé en réaction aux mesures adoptées par Kiev d’œuvrer à bloquer tout rapprochement de l’Ukraine avec les instances euro-atlantiques. Ce qui peut être vu comme s’inscrivant dans le jeu de Moscou.
Une déstabilisation de l’Ukraine et de la Roumanie contribuerait également à déstabiliser l’OTAN et l’UE. Dans le cas de l’Ukraine, cela mettrait fin à tout espoir d’un partenariat stable avec ces instances et dégraderait un peu plus une situation sécuritaire déjà déplorable, aux frontières de ce bloc euro-atlantique. Dans le cas de la Roumanie, membre de plein droit de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne, la déstabilisation toucherait directement ces instances en leur sein. Or la Roumanie est bien l’un des avant-postes de l’OTAN, proche de la Russie et site d’accueil d’une partie du bouclier anti-missiles installé par les États-Unis sur le continent européen. Et V. Poutine a exprimé à maintes reprises son inquiétude vis-à-vis de ce système, notamment du fait de la possibilité de remplacer des missiles destinés à la défense par des missiles d’attaque qui, en théorie, seraient aptes à atteindre Moscou en moins de trois minutes.
Notes :
(1) Discours de Viktor Orbán, 28 juillet 2018, Site du Premier ministre.
(2) Discours de Petro Porochenko, 26 mars 2018, Trust.ua.
(3) «Transcarpathian region: SBU blocks distribution of provocative image on billboards», Site du SBU, 8 décembre 2018.
Vignette : Population magyare aux frontières de la Hongrie (source : Wikimedia Commons/Mutichou)
* Daniel BALAN est étudiant de Master 2 Relations internationales, INALCO. Il travaille en particulier sur la sécurité euro-atlantique et le séparatisme et à consacré son mémoire de Master au « Séparatisme dans l’espace post-soviétique. Le cas de la Transnistrie et du Donbass ».