Alors que l'hiver approche à l'Est, les esprits s'échauffent à Kiev et à Moscou: la pomme de discorde n’est pas nouvelle puisqu’il s’agit du gaz. Cette année, les débats prennent toutefois une tournure particulière, englobant des considérations portant sur l'efficacité énergétique, l’élaboration d'une politique européenne de l'énergie et même le respect de l'État de droit en Ukraine.
Le 11 octobre 2011, l'Ukraine s'est retrouvée une nouvelle fois au ban de la démocratie à l'occidentale. Ce jour-là, Ioulia Timochenko, ancienne Premier ministre et égérie de la révolution orange de 2004, a été condamnée à 7 ans de prison, suivis de 3 ans d'inéligibilité, et à une amende de 200 millions de dollars au terme d'un procès fortement politisé[1]. Une décision qui, à en croire nombre de critiques occidentaux, aurait sonné le glas de la démocratie ukrainienne et rabaissé le pays au rang d'un régime bananier, indigne, si ce n'est incapable, de pousser plus avant son intégration européenne.
Mais, s'il s'agissait bien pour le pouvoir d'écraser la principale leader de l'opposition ukrainienne, l'affaire s'inscrivait aussi dans une stratégie plus large. Le procès de I. Timochenko était ainsi fondé sur son présumé abus de pouvoir dans la conclusion d'un accord gazier avec la Russie en janvier 2009. Accord dont la base juridique est désormais fragile et contestable. Il n'est donc pas étonnant que la Russie, pourtant ennemi acharné de l'ex-« dame de fer » ukrainienne, se soit empressée de dénoncer le sort qui lui était réservé. Et de relever « le caractère manifestement anti-russe de toute cette affaire ». Le cas Timochenko est en effet un épisode déterminant dans la renégociation du contrat gazier en cours.
Vieilles rancœurs, très vieille rengaine
Il est bien connu que l'indépendance de l'Ukraine, formellement acquise en 1991, est encore marquée par une forte dépendance vis-à-vis de Moscou. Un ensemble de réseaux politiques, économiques et commerciaux a perduré depuis l'époque soviétique et assure au « grand frère » russe une influence certaine sur les affaires ukrainiennes. En l'occurrence, l'Ukraine consomme environ 75 milliards de m³ de gaz par an mais n'en produit que 20 : plus de 60 % des besoins en gaz sont directement importés de la seule Russie. Une dépendance aggravée par une inefficacité énergétique généralisée en Ukraine, et avec laquelle la Russie a joué, comme pour réaffirmer, si besoin était, sa prédominance sur l'ancienne « petite Rus' ».
On a donc assisté à de véritables «guerres du gaz» au gré des jeux politiques entre capitales. La dernière en date, durant l’hiver 2008-2009, était une démonstration de force russe face à la campagne du Président « orange » Victor Iouchtchenko en faveur de l’OTAN, ainsi que face à son refus répété de prolonger le bail de la Flotte russe de la mer Noire à Sébastopol, en Crimée. Sous prétexte de différend tarifaire, la Russie en était venue à bloquer les approvisionnements de gaz à destination de l'Ukraine, tout en accusant cette dernière de siphonner les livraisons en direction de l'Union européenne (UE). Au terme d'un esclandre international, I. Timochenko avait négocié à l'arraché un nouvel accord d'importation sur dix ans, basé sur un montant fixe de 450 dollars/1 000 m³ de gaz et indexé sur le prix du pétrole. Ce dernier étant en hausse constante, le contrat s'est révélé extrêmement désavantageux pour l'Ukraine.
L'arrivée au pouvoir du très russophile Victor Ianoukovitch en janvier 2010 semble mettre un terme définitif aux tensions gazières. Il s'empresse de négocier, en avril 2010, les fameux « Accords de Kharkiv » : en prolongeant le bail de la Flotte russe jusqu'en 2042, il obtient un rabais de 100 dollars/1 000 m³[2]. Une victoire à la Pyrrhus, très vite invalidée par la hausse des cours du pétrole. Sur l'année 2011, les prix ont ainsi explosé, passant de 264 dollars au premier trimestre, 293 au deuxième, 354 au troisième et environ 400 dollars au dernier trimestre. Pour un pays qui traverse une grave crise économique, la situation s'avère difficilement soutenable: le gaz russe est désormais facturé à l’Ukraine sensiblement au même prix qu’à l'Allemagne.
Négociations de longue haleine
Alors que les autorités ukrainiennes prétendent avoir tenté de renégocier le contrat de 2009 dès leur arrivée au pouvoir, le ton est monté durant l’été 2011. Le Premier ministre Mikola Azarov affirme alors qu'un statu quo nuirait fortement aux relations russo-ukrainiennes. Selon lui, les Russes « acculent [l'Ukraine] à une position d'où il n'y a qu'une seule issue : abroger l'accord ». Une menace soutenue par le Président Ianoukovitch, pour qui la posture russe n'est «absolument pas acceptable».
Les Ukrainiens semblent déterminés : M. Azarov annonce à la fin août son intention de réduire des deux tiers les importations de gaz sur cinq ans, pour les faire passer de 40 milliards de m³ en 2010 à 27 milliards en 2012, puis 12 milliards à l'horizon 2016, au terme d’objectifs ambitieux, voire d’un volontarisme qui peut laisser sceptique ! Or, un tel plan est interdit par le présent contrat, qui oblige l'Ukraine à importer un minimum de 33 milliards de m³ de gaz chaque année. Dans le cas contraire, elle peut se voir infliger une amende allant jusqu'à 300 % du prix des quantités non-importées.
La phase actuelle de négociations comporte deux aspects inédits. Pour parer à la pression de l'hiver, le gouvernement ukrainien a constitué des réserves de gaz en achetant des excédents au cours du premier semestre 2011. Dès la fin juin, on affirmait ainsi que les deux importateurs de gaz du pays, le monopole d'État Naftogaz et la compagnie RosUkrEnergo, avaient en stock environ 24 millions de m³, soit un volume suffisant pour assurer la saison de chauffage[3]. Une prévoyance qui n'est pas en général la marque de fabrique du pouvoir ukrainien! Par ailleurs, celui-ci s'est mis en tête de rompre le traditionnel tête-à-tête avec la Russie, en se référant à la justice internationale. V. Ianoukovitch a ainsi menacé à plusieurs reprises de saisir la Cour internationale d'arbitrage de Stockholm, où le géant Gazprom vient précisément de perdre un procès contre l'Italien Edison[4].
Les Russes, eux, se montrent intransigeants et estiment qu'ils ont fait preuve de suffisamment de largesses. Ainsi le Président Dmitri Medvedev juge-t-il «très triste» la cupidité de Kiev. Il s’est longtemps refusé à toute remise à plat du contrat gazier, à moins d'une participation russe dans le système de transit de gaz.
Le Kremlin s'évertue de même à jouer la montre. Malgré les réserves réalisées, l'arrivée de l'hiver se révèle structurellement défavorable à l'Ukraine dans ce genre de discussions. Et le gazoduc controversé Nord Stream, reliant directement la Russie à l'Allemagne par le fond de la Baltique, a été mis en service en septembre dernier. Une fois à pleine capacité, ce sont quelque 20 milliards de m³ qui seront redirigés à travers le gazoduc. L'Ukraine, en tant que pays de transit, devrait y perdre environ 700 millions de dollars.
Transit et voisinage
Dans tous les cas, néanmoins, l'Ukraine devrait garder sa place de pays-clé dans le transit d'hydrocarbures russes vers les autres pays européens. L'UE, traumatisée par les « guerres du gaz » qui ont conduit à l'arrêt répété des approvisionnements vers plusieurs de ses États membres, s'est politiquement investie dans l'affaire, à travers un encouragement à la modernisation et à l'amélioration du système de transit. Elle observe donc d'un œil méfiant les débats rageurs entre l'Ukraine et la Russie.
Les tentatives de Gazprom pour se saisir des systèmes de transit centre-européens sont désormais dans le collimateur européen. Même si Kiev refuse toute participation russe pour le moment, le démantèlement programmé de l'opérateur d'État Naftogaz laisse planer un doute quant aux prochains propriétaires. La liquidation de Naftogaz a été décidée en janvier 2010, dans le cadre d'une mise aux normes européennes, en l'occurrence au titre du « Troisième paquet énergie » adopté en 2009 par les 27. Cette réforme consiste à dissocier les activités de production et d'approvisionnement du gaz et de l'électricité, le but étant de diversifier l'offre, de se prémunir contre les monopoles trop puissants, tels Gazprom, et de protéger les consommateurs[5]. Selon la loi ukrainienne, Naftogaz devra, au 1er janvier 2012, être divisée en trois entités indépendantes, et il n'est pas exclu que la Russie y trouve un rôle, de manière directe ou non. Auquel cas, la directive européenne, qui vise notamment à tenir Gazprom à distance, aura manqué son but !
L'affaire n'est donc pas qu'une histoire de cuisine bilatérale russo-ukrainienne. L'UE y voit son intérêt stratégique, la stabilité de son voisinage oriental et la mise à l'épreuve des efforts ukrainiens d'européanisation de ces dernières années. Elle a ainsi encouragé Kiev à diversifier ses sources d'approvisionnement énergétiques. Hormis de timides mais prometteuses initiatives en termes d'efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables, l’Ukraine s'est engagée récemment à intensifier l'exploitation des ressources nationales de gaz de schiste. Un chantier controversé, mais qui pourrait renforcer l'indépendance énergétique du pays. Le processus demande néanmoins du temps et ne permettra pas au pays de pourvoir à ses propres besoins avant au moins une dizaine d'années. Ainsi, Dennis Sakva, expert à la banque d'investissement Dragon Capital (Kiev), qualifie d’« irréaliste » la perspective de réduction des deux tiers des importations de gaz russe sur cinq ans.
Balancier géopolitique
Dans ce contexte, on peut se demander à quel jeu jouent les autorités ukrainiennes. Nombre d'observateurs décrivent avec lassitude l'inconsistance de la stratégie de V. Ianoukovitch. Un coup forte tête, décidé à saisir la justice internationale, à s'appuyer sur l'aide logistique et politique de l'UE pour se débarrasser de la tutelle de Moscou ; un coup meilleur ami de «l'aigle bicéphale» russe (Poutine et Medvedev), refusant de demander l'aumône à Bruxelles et prêt à s'intégrer davantage dans les structures post-soviétiques de la Communauté des États Indépendants (CEI).
Après avoir soufflé le chaud et le froid sur le sort de I. Timochenko et avoir assuré les Occidentaux de son ambition de signer un Accord d'association avec l’UE d'ici la fin 2011, V.Ianoukovitch, par le biais d'un système judiciaire manifestement politisé, inflige la peine maximale à la dame à la tresse, s'engage à créer une zone de libre-échange avec les autres pays de la CEI et à considérer sérieusement une adhésion à l'union douanière formée par la Russie, le Bélarus et le Kazakhstan…
Ces négociations dépassent ainsi le simple cadre de l’approvisionnement en gaz. C'est vraisemblablement l'avenir géopolitique du pays qui se joue, à travers le rattachement -ou non- à des structures solides. Un dénouement est attendu avant la fin de l'année mais, s’il n’advient pas, il restera les élections législatives d'octobre 2012 pour que les Ukrainiens s’expriment sur ces choix d'avenir.
Notes :
[1] Les données financières sont ici exprimées en dollars, unité de compte internationale pour les hydrocarbures.
[2] Sur cette question, voir : Mathilde Goanec, « Ukraine. Gages économiques et politiques à la Russie », Grande Europe, septembre 2010.
[3] RusUkrEnergo est une compagnie privée appartenant à Dmitro Firtash, puissant oligarque ukrainien et gendre de l'ancien Président ukrainien Léonid Kouchma. Le doute subsiste sur l'allocation des réserves de RusUkrEnergo au chauffage des ménages, étant donné que D. Firtash a plusieurs fois indiqué sa préférence pour les livraisons aux entreprises, plus rentables pour sa compagnie.
[4] Le géant italien Edison a été le premier client européen de Gazprom à traîner le fournisseur en justice pour cause de prix du gaz trop élevés. Le jugement a été rendu en juillet 2011 et s’est traduit par une victoire d'Edison. Gazprom ne devrait pas perdre de manière significative, ses livraisons à Edison se limitant à environ 2 milliards de m³ par an. Mais l'affaire crée un précédent potentiellement fâcheux pour le monopole russe.
[5] Céline Bayou, « Russie. L’Union européenne porte un coup à Gazprom », Regard sur l’Est, 1er novembre 2010, et Céline Bayou, « Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe, août 2011.
Sources principales :
Entretien avec Dennis Sakva, Dragon Capital, Kiev, 9 septembre 2011.
Kommersant – Ukraine
Interfax – Ukraine
Korrespondent
The Kyiv Post
Ukrainska Pravda
Vignette : Siège de Naftogaz à Kiev. ©Sébastien Gobert, octobre 2011.