Géorgie: B.Ivanichvili, ou comment s’opposer sans faire de politique

Regard sur l’Est a publié précédemment un article consacré à l’arrivée tonitruante du milliardaire Bidzina Ivanichvili sur la scène politique géorgienne[1]. Ce qui est rapidement devenu une « affaire médiatico-politique » occupe depuis plusieurs jours toutes les conversations et les médias géorgiens, suscitant bien des rumeurs et rebondissements…


Résidence de B. Ivanichvili à TbilissiAprès avoir adressé des lettres ouvertes annonçant sa participation (sans préciser en quelle qualité d’ailleurs) aux prochaines élections législatives puis présidentielle, le milliardaire russo-franco-géorgien Bidzina Ivanichvili s’est retrouvé en position de cible numéro 1 du parti dominant, celui du Président Mikhéil Saakachvili, mais aussi de bien des commentateurs qui cherchent à comprendre les ressorts du « rêve géorgien » qui lui tient lieu de programme. Utopiste et homme d’affaires, ce concurrent politique se présente comme un leader sans équipe, un politicien sans parti, un rêveur solitaire mais déterminé à gagner. À peine s’est-il engagé, que les obstacles sont apparus.

Une citoyenneté problématique

Dans ses lettres ouvertes détaillant son rêve d’une Géorgie débarrassée de l’équipe au pouvoir, Bidzina Ivanichvili a le premier révélé ses faiblesses et facilité les contre-attaques. En mentionnant ses multiples nationalités par souci de franchise, il a, consciemment ou non, prêté le flanc à la critique. Pour les Géorgiens, la surprise était de taille: l’homme le plus riche et le plus discret du pays se lance en politique et détient trois passeports! La réaction officielle a été à la mesure de cette bombe : une poignée de jours à peine après cette déclaration, les autorités géorgiennes annonçaient que le mécène était légalement déchu de sa nationalité géorgienne. En effet, la loi, à Tbilissi, ne reconnaît pas les citoyennetés acquises après celle de la Géorgie. La question qui s’est alors imposée à tous a été : comment les services de l’état civil ne se sont-ils pas «aperçus» plus tôt de cette anomalie ?

La promptitude de la Commission à statuer sur la déchéance de sa citoyenneté géorgienne laisse penser qu’il s’agit d’un acte politiquement motivé. Cette décision viserait ainsi l’élimination pacifique d’un opposant potentiellement dangereux pour la reconduite des membres du parti présidentiel aux plus hauts postes de l’État. L’acte a été abondamment commenté, la loi est certes formelle mais sa flexibilité est tout aussi connue. Ivanichvili est d’ailleurs le premier à dénoncer la souplesse et l’absence d’indépendance de la justice géorgienne. Privé de sa citoyenneté, Ivanichvili n’a plus le droit de faire de politique, encore moins de subventionner un parti en Géorgie.

Le milliardaire n’en est pas moins décidé à relever le défi. Il a répété qu’il chercherait un moyen légal de rester politiquement actif et de reprendre sa citoyenneté – ce qui est théoriquement possible en soumettant une demande officielle au Président. Pour se prémunir de tout lien avec le gouvernement qu’il critique vertement, et pour se protéger contre tout cheval de Troie introduit dans son monde-forteresse – il vit retranché dans son village natal en province ou dans ses somptueuses résidences modernes de la capitale (voire encore en France), Ivanichvili a démonstrativement « purgé » son entourage. Ainsi, il a brusquement licencié son bras droit, directeur de sa holding Cartu (dont Cartu Bank est la branche principale), sous le prétexte que ce dernier était un espion au service du ministre de l’Intérieur, le tout puissant Vano Mérabichvili. Ce limogeage et cette accusation confirment que la guerre est désormais entamée entre Ivanichvili et les autorités officielles: un premier pion d’importance vient de tomber.

L’attaque de la banque

La seconde réaction de l’État géorgien, tout aussi rapide, déterminée et ciblée, a été de s’attaquer au cœur du «problème» Ivanichvili : l’argent. B. Ivanichvili a promis dans une de ses lettres ouvertes de fermer ses commerces russes afin de se consacrer à la seule Géorgie. Se présentant comme un homme franc et prévoyant, il est accusé de naïveté et de mensonge par ses détracteurs, qui voient dans ses affaires russes une connexion directe avec les milieux d’affaires russes, eux-mêmes liés au Kremlin et à Vladimir Poutine, le Premier ministre russe qui nourrit une haine tenace à l’encontre de Mikhéil Saakachvili.

Véritable nerf de la guerre politique, cette question des ressources est cruciale pour les partis de l’opposition qui peinent à collecter des fonds pour assurer leur fonctionnement, voire leur survie. Certains leaders de partis d’opposition, aux revenus limités, ont ouvertement déclaré qu’ils faisaient face à des pressions insoutenables de la part du gouvernement. Non seulement le Parlement, acquis au parti au pouvoir, a interdit toute subvention de l’étranger, mettant hors-jeu les hommes politiques géorgiens exilés, dont Irakli Okrouachvili, réfugié en France mais qui continue de vouloir peser sur l’échiquier politique géorgien de manière plus ou moins indirecte. Mais, de surcroît, les partis se plaignent de ne pas bénéficier de fonds nationaux, accusant le gouvernement de menacer les industriels et autres mécènes potentiels, les dissuadant de miser sur l’opposition, en usant au mieux de biais classiques (contrôles fiscaux, etc.) mais parfois de méthodes moins claires…

Le 18 octobre, un fourgon bancaire du groupe Cartu Bank est ainsi arrêté en pleine rue de Tbilissi par des policiers, sur ordre du ministre de l’Intérieur qui soupçonne un trafic. L’argent, deux millions de dollars et un million d’euros, proviendrait selon les autorités d’un système de blanchiment monté avec l’aide de la Russie. Guerre symbolique et médiatique, on retrouve ici tous les ingrédients attendus de la rhétorique guerrière post-soviétique: l’argent, la mafia, la Russie, les manipulations opaques.

Le procédé est efficace : la banque Cartu devient aux yeux du public géorgien une officine douteuse, et le monde enchanté du mécène milliardaire en ressort soudain terni. L’accusation, balayée par B. Ivanichvili qui assure qu’il s’agit d’un transfert classique déjà réalisé à maintes reprises par Cartu Bank et d’autres, a effrayé des clients qui ont fermé leur compte. B. Ivanichvili contre-attaque en pointant les faiblesses du secteur bancaire, les risques du métier en Géorgie et en soulignant par contraste l’humanisme de sa banque, ouverte aux PME, grandes délaissées de la politique économique géorgienne.

Attenter à la réputation

Vient ensuite la guerre médiatique. Depuis son entrée en scène, le nom d’Ivanichvili est sur toutes les lèvres: il est question de sa personnalité, de sa carrière et de ses ambitions. Qui est cet éminent inconnu qui communique par lettres ouvertes, refuse les médias et les interviews, avant, finalement, d’accorder deux rares entretiens ? Qui est ce politicien qui « rêve » éveillé, à la manière d’un Martin Luther King, et le fait savoir via une chanson interprétée par son fils, chanteur star ? Pourquoi certains leaders politiques de l’opposition, dont Irakli Alassani, semblent le courtiser et le prendre au sérieux ? Et que pensent de lui les quelques diplomates, dont l’Ambassadeur des États-Unis, qui l’ont rencontré le 20 octobre dernier ?

D’une manière générale, la presse d’opposition considère au pire d’un œil suspicieux ce deus ex machina inconnu, prétentieux et tout puissant, au mieux le voit comme un espoir probablement éphémère mais revigorant pour la vie démocratique. Ami ou ennemi ? Est-il un opposant prometteur, une marionnette - du Kremlin ou du Président géorgien ? - ou un mirage collectif ? Le besoin de rêve est puissant, les promesses qu’il a exprimées sont générales et fédératrices. Il lui reste encore à convaincre l’opposition qu’il peut accuser les coups sans ployer.

Les médias acquis au gouvernement n’ont pas hésité longtemps. B. Ivanichvili a fait l’objet d’attaques en règles fondées principalement sur ses visées réelles. Les critiques les plus sérieuses ont souligné l’inconsistance de sa démarche: pas de programme politique si ce n’est le bonheur pour tous, la justice et l’indépendance des médias; pas d’équipe hormis des invitations nominatives à faire partie de son camp ; pas de ligne politique si ce n’est celle d’accéder au pouvoir… B. Ivanichvili ne serait au final motivé que par le désir d’assurer l’avenir du pays selon des vues bien légères ou opaques. Qualifié d’oligarque, il apparaît comme un de ces profiteurs qui, après la chute de l’URSS, s’est enrichi sur le dos de la population. Sa carrière de manager serait douteuse : elle s’est faite dans la Russie post-soviétique, sans problème apparent, donc « forcément » avec l’aide d’hommes de pouvoir. Ces zones d’ombre deviennent des soupçons qui se transforment en accusation: il serait télécommandé par le Kremlin.

Ses succès dans son village natal, sorte d’enclave merveilleuse préservée de la réalité économique et sociale de la Géorgie, achève de jeter un doute sur sa méthode: selon lui, l’argent ferait le bonheur. Il suffirait donc « d’acheter » les Géorgiens pour parvenir au sommet du pouvoir. Ne serait-ce pas là l’expression d’un capitalisme absolu, débridé, ploutocratique ? Enfin, sa discrétion autrefois appréciée, qui lui permettait manifestement de jouer un certain rôle dans les coulisses du pouvoir – il l’admet lui-même en déclarant que le ministre de l’Intérieur est un ami, qu’il a tenté à plusieurs reprises d’influer sur le cours de la politique intérieure -, et son récent retournement de veste révèleraient une mentalité détestable de traître, de « Judas » dira même l’éminent politologue Ghia Nodia. Comment croire une personne qui a toujours répété que la politique ne l’intéressait pas ? Comment faire confiance à un manager de talent qui confond son entreprise et un pays ?

Avec ou sans Ivanichvili

L’entrée en scène d’Ivanichvili a toutefois des avantages aux yeux des contempteurs du régime en place : l’homme servirait de révélateur des moyens que le pouvoir peut déployer pour se protéger d’un concurrent. L’utilisation de la justice, du fisc, de la police, des médias, etc. aurait pu passer inaperçue. Or, cet arsenal a été déployé en un temps record et sur une durée très resserrée. Cela prouverait les motivations politiques et la chasse au sorcier intentée contre sa personne, discréditant la façade démocratique du gouvernement, taxé de « bolchevik ». Le renvoi du Conseil municipal de Tbilissi de deux représentants de l’opposition, proches d’Ivanichvili, par leurs pairs appartenant, eux, au parti majoritaire du Président, sous prétexte de leur inutilité flagrante, serait une nouvelle preuve des tentatives d’intimidations tous azimuts contre les partisans d’Ivanichvili et, partant, de l’absence de jeu démocratique en Géorgie.

B. Ivanichvili serait aussi utile en tant que boule incontrôlable lancée dans un jeu de quilles bien statiques : cet opposant inattendu bouscule les partis en place, oblige à des repositionnements stratégiques, nomme les « bons » et les « méchants ». Surtout, il appelle de ses vœux un changement politique par les urnes, refusant toute idée de révolution et de manifestations, deux formes d’expression politique largement empruntées depuis l’indépendance en 1991. Le plus curieux dans son rêve est qu’une fois le Parlement acquis et une fois élu Président, il prévoit de quitter son poste au bout de deux ou trois ans pour entrer en opposition de son propre gouvernement, « afin de renforcer la société civile et la démocratie pluraliste ».

Enfin, pour tout un chacun en Géorgie, sa présence et ses « aventures politiques » soulèvent des questions diverses : qu’est-ce que la citoyenneté quand on n’a plus de passeport ? La démocratie se résume-t-elle à des élections et à des médias libres ? L’argent décide-t-il de tout ? Le parti au pouvoir doit-il mécaniquement se méfier des concurrents ?...

Lors de sa conférence de presse tant attendue, ce mardi 1er novembre, B. Ivanichvili, face à plus de deux cents journalistes (dont certains ont fait preuve d'une impatience peu professionnelle[2]), a précisé pendant deux heures certains points: il a admis avoir en son temps soutenu B.Eltsine, mais affirme ne plus avoir de contact avec la vie politique russe depuis plus de 9 ans. Il compte faire voter l'impeachment de M. Saakachvili une fois au Parlement, et rétablir les relations avec le voisin russe, en dépit de l'« occupation » de 20 % du territoire géorgien (l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud), par pragmatisme. En cas d'incapacité à participer personnellement aux élections pour défaut de citoyenneté, il soutiendrait le candidat qui lui serait le plus proche politiquement. A la question hautement sensible de la guerre d'août 2008, B. Ivanichvili n'a eu aucune hésitation à accuser l'actuel gouvernement d'avoir été à l'origine de ce conflit, se référant au Rapport Tagliavini et allant à l'encontre de la version officielle qui accuse la seule Russie.

Pour l’instant, le Président Saakachvili n’a fait aucun commentaire sur ces événements ou la personne d’Ivanichvili. Les élections parlementaires d'octobre 2012 s’annoncent animées et pourraient se transformer en test politique avant la présidentielle de 2013, avec ou sans Ivanichvili.

Note:
[1] David Legay, « Géorgie : B.Ivanichvili, irruption d’un oligarque sur la scène politique géorgienne », Regard sur lEst, 15 octobre 2011.
[2] Site de rla Première chaîne : https://1tv.ge/

Vignette : Résidence de B. Ivanichvili à Tbilissi. © Marika Kotchiachvili, Liberali, n°77, 23 mai 2011 (tous droits réservés).