Ukraine : les matériaux critiques, un enjeu stratégique pour l’Europe

A mesure que l’Ukraine affronte la guerre et tente d’en préparer les lendemains, les réserves de matériaux critiques que recèle son sous-sol sont devenues un levier de négociation. Ces ressources sont au cœur de la transition énergétique mondiale et façonnent des recompositions géopolitiques profondes.


Mining - Copyright : PïxabayAlors que la concurrence s’intensifie à l’échelle planétaire pour s’assurer l’accès aux matériaux critiques, le continent européen prend conscience qu’il se trouve à un tournant stratégique : il doit agir vite et avec clairvoyance pour préserver sa place parmi les leaders de l’énergie verte.

Les matériaux critiques ukrainiens, un atout longtemps sous-estimé

Sous les vastes étendues d’Ukraine se cache une richesse minérale qui paraît désormais essentielle à un avenir plus durable. Alors que la demande mondiale en matériaux critiques ne cesse de croître, les ressources naturelles ukrainiennes attirent l’attention croissante du président américain Donald Trump, mais aussi de l’Europe. Avant l’invasion russe à grande échelle de février 2022, l’industrie minière représentait déjà 10 % du PIB ukrainien et un tiers de ses exportations(1). Le pays recèlerait à lui seul 5 % des ressources minérales mondiales, avec près de 20 000 gisements recensés couvrant 116 types de minerais(2). Il dispose notamment de gisements importants de minéraux indispensables à l’énergie nucléaire (béryllium, uranium, zirconium) et à la sidérurgie (minerai de fer, manganèse). Il abrite aussi les plus grandes réserves de lithium et de titane en Europe, et figure parmi les dix premiers pays européens pour le cuivre, le plomb, le zinc ou l’argent. On y trouve en outre du gallium, du graphite, de l’apatite, de la fluorine, du cobalt ou encore du nickel en quantités notables.

Or, le marché mondial des minéraux critiques a doublé en cinq ans, et cette croissance devrait se poursuivre au même rythme : le besoin croissant en lithium, cobalt, nickel et autres matières premières pour accompagner la transition énergétique entraîne une augmentation massive des investissements dans l’extraction. Alors que les énergies renouvelables et les technologies vertes se développent, ces matériaux deviennent les piliers de nouvelles stratégies industrielles et logistiques mondiales. Si certains gisements ukrainiens sont actuellement sous contrôle des forces armées russes, les zones les plus disputées à l’Est, dans le bassin Dniepr-Donetsk, sont en fait surtout riches en hydrocarbures(3). En revanche, d’importantes réserves d’uranium, de manganèse et de fer situées dans le centre du pays demeurent, pour l’instant, relativement à l’abri, et donc plus propices à l’investissement.

Un partenariat stratégique au service de l’autonomie européenne

Dans le cadre de sa stratégie pour sécuriser l’approvisionnement en matières premières critiques, l’Union européenne a signé en juillet 2021 un partenariat stratégique avec l’Ukraine. Cet accord, qui porte sur une centaine de projets, vise à sécuriser l’approvisionnement pour dix matières premières essentielles. Il s’inscrit dans le Plan d’action européen sur les matières premières critiques, dont l’objectif est de diversifier les sources d’approvisionnement et de réduire la dépendance envers des fournisseurs extérieurs à l’UE.

Ce partenariat associe plusieurs acteurs majeurs comme l’Alliance européenne pour les matières premières et l’Alliance européenne pour les batteries, dans une logique de coopération renforcée sur toute la chaîne de valeur. Un Protocole d’entente (MoU) est venu élargir cette collaboration : au-delà de l’extraction, il prévoit le développement d’industries de transformation et de production de batteries. L’Union européenne y affirme son engagement dans la transition énergétique et reconnaît que cette dernière repose sur un accès sûr et durable aux ressources nécessaires.

Enjeux pour la chaîne d'approvisionnement européenne

Le succès de la transition énergétique de l’Union européenne repose sur un accès stable aux matériaux critiques. Or, cette chaîne d’approvisionnement est soumise à de nombreuses pressions : régulations environnementales, exigences en matière de droits humains, tensions géopolitiques. Dans le même temps, les politiques européennes accélèrent la transition verte, ce qui accroît la demande en ces matières premières tout en exacerbant les risques environnementaux et sociaux. L’UE, structurellement importatrice, est en déficit commercial dans ce secteur depuis 2002, ce qui la place en position de vulnérabilité stratégique(4). Une part importante de ces ressources provient de pays à risque élevé pour les chaînes d’approvisionnement, notamment de Chine et de Russie. Si une relance de l’extraction en Europe est envisageable, elle se heurte à de nombreux obstacles : contraintes réglementaires, enjeux environnementaux, opposition locale.

Dans ce contexte, les vastes ressources minérales de l’Ukraine, situées aux portes de l’Union européenne, renforcent la valeur stratégique du pays pour la sécurité d’approvisionnement de l’UE. Toutefois, depuis l’invasion d’ampleur de 2022, l’accès potentiel à ces ressources est devenu incertain. Dès les premières semaines du conflit, les forces russes se sont emparées d’un important gisement de lithium dans la région de Zaporijjia. D’autres sites, comme le gisement de Chevtchenko dans le Donbass, se trouvent aujourd’hui en zone de combat, et donc sous haute incertitude(5). Les opérations minières y sont suspendues et les investisseurs étrangers, dissuadés par les risques, restent en retrait. La mainmise russe sur ces gisements compromet encore davantage la capacité de l’Europe à sécuriser ses approvisionnements

Une volatilité accrue et la nécessité d’une réponse stratégique

Tant que l’Union européenne dépendra massivement de l’importation de matières premières, la stabilité de sa chaîne d’approvisionnement restera fragile. Outre les conflits géopolitiques, plusieurs facteurs contribuent à l’instabilité des prix : rareté des ressources, dépendances mondiales, manque d’investissements. Ces dynamiques expliquent en grande partie les flambées récentes des prix de certains matériaux clés comme le nickel ou le lithium. Depuis 2022, la guerre menée par la Russie en Ukraine a provoqué des fluctuations majeures : tandis que le prix du plomb a d’abord augmenté avant de baisser de 8 %, ceux du cobalt, du nickel, du cuivre ou encore du lithium n’ont cessé de grimper, reflet des tensions accrues sur l’offre mondiale(6).

Face à cette situation, l’UE doit impérativement diversifier ses sources d’approvisionnement et réduire les risques liés à ses chaînes logistiques, en les intégrant pleinement dans sa stratégie diplomatique. Ce n’est plus seulement un enjeu industriel ou économique, mais bien une question de sécurité géopolitique. Pour y répondre, l’UE et d’autres puissances proches misent sur des partenariats stratégiques, des accords internationaux et des investissements ciblés. Ces instruments doivent permettre de sécuriser les gisements, réduire la dépendance à l’égard de régimes non démocratiques, et limiter les effets de la volatilité ou de la manipulation des marchés.

Une nouvelle géopolitique des ressources

Dans une économie mondiale qui s’oriente progressivement vers les énergies renouvelables, la domination ne se joue plus sur le seul contrôle des hydrocarbures, mais sur celui des matériaux critiques. À mesure que la demande pour ces ressources vitales augmente, les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement s’accentuent, tout comme les tensions géopolitiques. Les pays du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) cherchent ainsi à renforcer leur puissance industrielle en consolidant leur emprise sur ces ressources. Ce projet est d’autant plus réalisable que la majorité des réserves mondiales de minéraux critiques et de terres rares se concentre dans ces pays. Ce basculement pourrait accroître la dépendance de l’Europe envers des régimes autoritaires, alimenter les différends commerciaux et fragiliser ses alliances stratégiques. Engagée dans une transition énergétique ambitieuse, l’Union européenne voit donc son chemin semé d’obstacles d’ordre politique et géopolitique.

Les grandes puissances ne se contentent pas d’exploiter leurs ressources nationales : elles utilisent aussi l’investissement étranger comme levier de puissance économique. La Chine, par exemple, détient entre 85 et 90 % du marché mondial des terres rares. Ce monopole s’appuie sur des politiques industrielles agressives, des coûts salariaux faibles et une réglementation souple, voire inexistante. Ce sont ces conditions qui lui permettent de dominer ce secteur stratégique.

Alors que l’Ukraine cherche à attirer les investissements étrangers dans son industrie minière, le choix des partenaires sera décisif. Bien encadrés, ces investissements pourraient aider les communautés locales à valoriser leurs ressources et à reconstruire durablement le pays. Pour l’Union européenne, investir dans les matériaux critiques ukrainiens est l’occasion de renforcer ses chaînes d’approvisionnement et sa résilience énergétique, tout en réduisant sa dépendance vis-à-vis de régimes autoritaires. Agir dès maintenant, c’est poser les bases d’une sécurité énergétique durable pour l’avenir.

Notes :

(1) “The future of critical raw materials: How Ukraine plays a strategic role in global supply chains”, World Economic Forum, 9 juillet 2024.

(2) Aigars Liepins, “Ukraine’s Resources, Critical Raw Materials”, NATO ENSEC COE, 10 décembre 2024.

(3) David Groves, D. Müller, M. Santosh, & C. X. Yang, The heterogeneous distribution of critical metal mineral resources: An impending geopolitical issue. Geosystems and Geoenvironment, 4(1), 100288. 2025.

(4) Alicja Kot-Niewiadomska, , K. Galos, & K. Guzik, Safeguarding of Mineral Deposits as the Basis of European Union Raw Materials Security in the Era of Unstable Geopolitical Conditions, International Multidisciplinary Scientific GeoConference: SGEM, 22(1.1), 2022, pp. 393-400.

(5) Lucile Brizard, “Russia’s Seizure of Ukraine’s Lithium-Rich Territories Threatens Europe's Green FutureUNITED24 Media, 16 janvier 2025.

(6) Adnan Khurshid, Y. Chen, A. Rauf & K. Khan, Critical metals in uncertainty: How Russia-Ukraine conflict drives their prices?, Resources Policy, 85, 104000, 2023.

 

Vignette : Copyright Pixabay.

Lien vers la version anglaise de l'article.

* Alexandra Day est étudiante en master de Management durable et Impact social à l’ESSCA Paris.

Pour citer cet article : Alexandra DAY (2025), « Ukraine : les matériaux critiques, un enjeu stratégique pour l’Europe », Regard sur l'Est, 5 mai.

https://doi.org/10.5281/zenodo.15351846

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