Un premier regard sur l’islam bulgare

Entretien avec Mihail Gruevhargé de cours à l'Université "Kliment Ohridski" de Sofia, auteur de Entre l'étoile et le croissant de lune. Les Bulgares musulmans et le régime politique (1944-1959), Sofia, Kota, 2003. 262 p


Mosquée des Bains de SofiaRSE : Si on commençait par une présentation …

Mihail Gruev : Je travaille depuis six ans à l'université de Sofia, dans la section histoire contemporaine, je m'intéresse aux processus ethniques et démographiques contemporains en Bulgarie et dans les Balkans. Mon doctorat portait sur la politique du Parti communiste bulgare (PCB) envers les Pomaks de 1944 à 1959. Je me suis intéressé à cette question car si le problème concernant les Turcs a été traité de manière très bruyante, la situation des Pomaks est, dans une certaine mesure, restée dans l'ombre. C'est pourtant une question importante pour la Bulgarie puisque depuis l'indépendance en 1878 et plus particulièrement après les Guerres balkaniques de 1912-1913, l'Etat bulgare a tenté, par le libre consentement ou par la force, de les intégrer, sans obtenir de résultats probants. En conséquence, je dirige aujourd'hui un TD intitulé "Les musulmans dans la politique de l'état bulgare, 1878-1989", qui concerne aussi bien les Turcs, les Pomaks, que les Tsiganes musulmans…

Combien de musulmans sont actuellement recensés en Bulgarie ?

On dénombre à peu près 900 000 croyants, même plus, mais officiellement en dessous d'un million. Il est très difficile de dire comment ils se répartissent à l'intérieur de ce groupe car, par exemple, une partie significative des Tsiganes musulmans se déclarent Turcs … De plus, selon mon estimation, les Tsiganes aujourd'hui sont, après les Bulgares, le groupe ethnique le plus important, suivi par les Turcs en troisième position seulement. En effet, la population turque, dans son ensemble, décroît considérablement car un grand nombre de jeunes en âge de travailler ont émigré.

Quelles sont les sources d'inspiration de l'islam en Bulgarie ?

A l'origine, les influences ottomanes ont bien évidemment dominé les sources d'inspiration de l'islam bulgare. Aujourd'hui, les musulmans qui souhaitent vivre d'après les canons religieux, les Pomaks notamment, cherchent à nouer des relations avec l'Arabie Saoudite, et s'orientent vers le monde arabe en général. Ainsi, dans les villages des Rhodopes où se construisent actuellement des mosquées, on remarque qu'une partie importante de l'inventaire des tapis, des mosaïques.. .sont des cadeaux qui proviennent de fondations arabes. La pratique du pèlerinage à la Mecque se développe également. Enfin, des jeunes gens sont envoyés en formation dans les pays arabes et musulmans pour devenir imams.

Quelle est la part des chiites en Bulgarie ?

En Bulgarie ils sont environ 100 000, ce qui représente 12 à 13 % de l'ensemble des musulmans, on les nomme Kizilbach, ils se concentrent essentiellement dans le Nord-Est du pays, dans la région du Deli Urman. C'est que se trouve le plus grand centre de culte Kizilbach des Balkans : le Demir Baba Tekke. Il existe également des quartiers mixtes chiites/sunnites dans le Sud de la Bulgarie. Un autre centre de culte s'y trouve aussi, l'Osman Baba Tekke. Les chiites n'ont pas de représentation officielle, pas d'administration centralisée comme celle du Mufti par exemple. Ils ont en revanche des cheikhs locaux à qui ils s'adressent. Par ailleurs, on observe actuellement un autre phénomène intéressant : les Tsiganes - musulmans et orthodoxes- se convertissent au protestantisme.

Pour les musulmans de Bulgarie, quelles sont les principales différences dans la pratique de leur religion et dans leur vie quotidienne par rapport à la période qui précède 1989 ? 

En raison du caractère répressif du régime communiste et de son aspiration à dépouiller la population de tous signes extérieurs d'appartenance religieuse, les autorités se sont opposées à l'observance du calendrier des fêtes musulmanes. Le processus a débuté dans les années 50 et s'est déroulé parallèlement aux campagnes menées à l'encontre de la religion chrétienne. Il est admis que, pendant la période stalinienne, les répressions les plus fortes et les plus brutales ont eu lieu, cependant, en ce qui concerne la population musulmane, cette vague a commencé en fait un peu plus tard, lors de la deuxième moitié des années 50. C'est alors qu'est lancée une campagne de modification de l'habillement, féminin notamment, c'est-à-dire l'élimination du salvari (pantalon bouffant à la mode turque), des châles, puis, pour les hommes, l'interdiction du port du fez et du turban. Cette campagne s'est prolongée pendant les années 60 lorsque la circoncision est devenue passible de condamnation. De nouvelles mesures ont ensuite concerné la modification des noms des Pomaks, puis des Tsiganes musulmans. Enfin, ce sont les patronymes des Turcs qui ont fait l'objet d'une réforme. Le plus fort de la campagne a débuté en 1984-1985 et s'est accompagné de l'effacement de tous les signes identitaires, à un tel point qu'on en est arrivé à la modification de noms de personnes décédées …

Dans quel état se trouvent aujourd'hui les mosquées ? 

Ce sont essentiellement les minarets qui ont été détruits, la plupart des mosquées étant conservées. C'est tout au long de la période communiste que les minarets ont été endommagés, mais de manière plus active dans les villages, lors de la campagne de bulgarisation des patronymes. Il est intéressant de noter qu'après 1989 dans les villages où des minarets -et parfois des mosquées- avaient été détruits, ont été reconstruites des mosquées imposantes, avec deux minarets, certaines même avec deux balcons pour l'appel à la prière. Il s'agit d'un signe de reconnaissance, un élément architectural qui marque l'identité musulmane du village et qui se voit de loin, pour que tout le monde le sache.

L'entrée de la Bulgarie dans l'Union européenne peut-elle avoir des retombées sur les institutions musulmanes en Bulgarie ?

Il y a deux ans la Bulgarie a signé la Convention pour la défense et la protection des droits des minorités, ce qui implique qu'elle s'engage à se rapprocher des standards européens, notamment en matière d'enseignement de la langue maternelle dans les écoles, ou bien dans le domaine de la communication audiovisuelle. Actuellement des voix se prononcent pour la réforme de la Constitution. Il s'agit en fait d'une pression de l'Union européenne qui souhaite que soit admise l'existence d'un parti à base ethnique, ce qui, même si c'est interdit, est de facto le cas du MDL, le Mouvement des droits et des libertés, qui défend les droits des Turcs et des autres musulmans de Bulgarie.

Par Mona FOSCOLO
Vignette : Mosquée des Bains de Sofia (© Assen SLIM)

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