Un siècle et demi d’initiatives franc-maçonnes en Bulgarie

Plusieurs obédiences franc-maçonnes se sont installées en Bulgarie au cours des 150 dernières années, après avoir connu bien des difficultés et sans arriver à surmonter totalement leurs désaccords et leurs dissensions internes.


Franc maçonnerie en Bulgarie.Apparue à la fin du XVIème siècle en Écosse, la franc-maçonnerie s’est ensuite répandue en Europe, en Amérique du Nord, à Istanbul et dans les Balkans. C’est dans le dernier quart du XVIIIème siècle qu’elle a tenté de s’implanter en Bulgarie, à l’initiative de quelques frères maçons. Après une première phase de développement, les obédiences furent temporairement mises en sommeil à partir de 1940 pour protéger leurs membres d’un gouvernement autoritaire, allié de l’Axe, puis du régime socialiste. Après cette interruption, le retour des ordres maçonniques a été observé au début des années 1990, avec quelques rapprochements entre fraternités, mais sans parvenir à atteindre l’unité maçonnique tant recherchée.

Apparition et développement de la franc-maçonnerie bulgare ante-socialiste

Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, des loges occidentales ont fondé des foyers maçonniques au sein de l’empire ottoman, notamment à Constantinople. À partir des années 1860, de nombreux Bulgares, tel Ivan Vedăr, y ont été initiés(1), avant que d’autres le soient également à Leipzig, Bucarest, Paris et Odessa. Ce vivier fraternel bulgare est à l’origine des premières tentatives d’implantation de la franc-maçonnerie régulière dans la principauté de Bulgarie (Bulgarie septentrionale libre). Des initiatives maçonniques, l’une ottomano-française et l’autre hongroise, ont été lancées à Vidin (1865-1872), d’autres à Svištov (1874), à Pleven (1878) ; toutes se sont soldées par des échecs. Après ces revers, I. Vedăr a réussi à installer à Ruse la loge « Étoile balkanique », enregistrée au Grand Orient du Portugal. Le nouvel ordre a ensuite ouvert des foyers à Svištov, Varna, Veliko Tărnovo, Pleven et Sofia, avant de cesser son activité en 1883 pour éviter l’implication de la fraternité dans la vie politique. Dès 1884, le fils d’I. Vedăr reprenait l’initiative de son père en tentant de créer une Grande Loge de Bulgarie à Varna, mais ce projet s’est également soldé par un échec.

Les francs-maçons bulgares ont cependant connu une première victoire en 1885, avec la fondation de la Croix-Rouge bulgare, un avènement réalisé grâce au soutien de la Loge sofiote « Bratstvo » (Fraternité).

Il s’ensuivit une traversée du désert, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale : un triangle maçonnique sofiote fonda alors la loge Zarja (Aube) pour faire face à la menace d’un conflit mondial et obtint en mars 1914 son rattachement à la Grande Loge de France. En 1915, peu avant l’alliance du tsar Ferdinand 1er aux puissances d’Europe centrale, Zarja lança la revue Recueil bulgare puis, dès l’année suivante, fonda des foyers maçonniques à Plovdiv, Bourgas, Stara Zagora et Gorna Oryahovica, portant ainsi le nombre de francs-maçons bulgares à une centaine de personnes. Ces succès lui permirent ensuite de s’affilier à la Grande Loge de France (1917) et, avec son soutien, de se muer en une « Grande Loge de Bulgarie ». Cette dynamique favorable se poursuivit après la fin de la guerre avec le lancement de la revue Zora et l’ouverture de nouvelles loges sur le territoire national à Ruse (1920), Plovdiv (1921) et Varna (1923).

À la suite de l’engagement des frères bulgares en faveur de l’admission de la Bulgarie dans la Société des Nations intervenue le 16 décembre 1920, la Grande Loge de Bulgarie obtint une première forme de reconnaissance internationale, son acceptation au sein de l’Union internationale des Grandes Loges maçonniques. L’ordre fut ensuite à l’origine de la Ligue bulgare pour la protection des droits de l’Homme et du Citoyen fondée le 10 novembre 1924, puis d’un premier Rotary club en 1933, contribuant ainsi à la modernisation du pays. Ces efforts lui permirent d’accéder à la qualité de membre du Comité exécutif de l’Union internationale de franc-maçonnerie dès 1939. Entretemps, un Conseil suprême du rite écossais de niveau supérieur avait ouvert ses portes en Bulgarie (1936), renforçant la présence maçonnique locale.

Mais, avec la montée du fascisme en Europe, la situation des frères devint délicate. Le 24 décembre 1940 était adoptée la loi sur la protection de la nation, qui s’attaquait notamment à la franc-maçonnerie. Pour préserver les frères, les loges entrèrent en sommeil et, le 30 juillet, la loge juive « Karmel » vota sa dissolution. À la libération, la répression du régime socialiste de Georgi Dimitrov à l’encontre des ordres maçonniques (déclarés « péril national ») succéda à celle du gouvernement autoritaire précédent, privant les frères du temps nécessaire à la reconstitution de leurs ateliers et prolongeant durablement la cessation temporaire d’activité.

Réémergence de la franc-maçonnerie en Bulgarie

Deux initiatives indépendantes, l'une émanant d'Allemagne, l'autre d'ex-Yougoslavie, ont été à l'origine de la renaissance de la franc-maçonnerie régulière en Bulgarie au début de la période postsocialiste. En 1992, la Grande Loge de Yougoslavie a fondé une nouvelle Grande loge de Bulgarie, qui s’est choisi successivement pour grands maîtres Georgi Krumov (1992-1997) et Yanko Bonev (1997-2001). La même année, sept ressortissants bulgares (nombre minimal de frères pour ouvrir un atelier maçonnique) ont été initiés par la Grande Loge des anciens maçons libres et acceptés d’Allemagne et ont ouvert des loges à Sofia (Svetlina, Zora, Serdika et Zaria) et à Varna (« Les Amis de la mer Noire »). À l’occasion d'une de leurs assemblées en mai 1992, les frères ont fondé la Grande Loge des anciens maçons libres et acceptés de Bulgarie (VLSSPZnaB). Cette structuration en ordre national a permis à la fois d'amplifier l'aura des maçons bulgares et de recruter de nouveaux membres. Ainsi, entre 1997 et 2000, sept nouvelles loges ont été créées à Sofia, Choumen, Ruse, Varna, Dobritch et Pleven.

Sous la pression des grandes obédiences occidentales, la Grande Loge des anciens maçons libres et acceptés de Bulgarie et la Grande Loge de Bulgarie se sont progressivement rapprochées à la fin de la décennie, afin de s'unir. Des élections furent organisées en novembre 2000 et remportées par I. Sarandev qui est alors devenu le premier grand maître de la nouvelle Grande Loge des anciens maçons libres et acceptés de Bulgarie. Mais ce résultat n’a pas tardé à être contesté : en effet, dès le 20 novembre, 38 maîtres des loges alliées ont enregistré une déposition devant notaire, où ils déclaraient que ces élections avaient été le lieu de graves violations des engagements maçonniques. Après l’avènement de I. Sarandev, certains n’ont pas caché leur déception. Le nouveau grand maître a répondu à ce procès en légitimité par la mise en sommeil des cinq loges insatisfaites et contestataires. Le 22 mars 2001, les intéressés mécontents se sont réunis en assemblée générale et ont entériné la scission de la nouvelle obédience franc-maçonne en créant une Grande Loge des anciens maçons libres et acceptés de Bulgarie (VLSSPZvB). Cette initiative motiva la formation à leur encontre d’un « tribunal des frères », une instance maçonnique qui jugea conforme leur exclusion dès le 8 mai 2001, confirmant ainsi la division des initiés en deux ordres.

L’ordre de la VLSSPZnaB accrut progressivement ses effectifs (plus de 900 maçons en 2003) par recrutement, mais aussi en régularisant, le 14 juin 2003, 132 frères ayant renié leur rattachement à la VLSSPZvB. Ce geste lui permit d’ailleurs d’obtenir la reconnaissance de la Grande Loge unie d’Angleterre. L’ordre bulgare, rebaptisé Grande Loge unie de Bulgarie (OVLB), décida dès lors de poursuivre durablement cette stratégie d’ouverture tandis qu’au même moment l’obédience opposée (celle du grand maître I. Stavrev) peinait à maintenir sa cohésion. Plusieurs frères dénoncèrent à partir de 2009 des violations, menant à la sécession de quatre loges en juin 2013 (elles vont aussitôt fonder la Grande Loge du rite écossais ancien et accepté en Bulgarie). Finalement, le 14 décembre 2014, la VLSSPZvB vota sa dissolution et la majorité de ses frères rejoignirent l’OVLB : la grande cérémonie d’unification fut organisée le 20 juin 2015.

À la même période, la Grande Loge du rite écossais ancien et accepté en Bulgarie ainsi que d’anciens frères de la VLSSPZvB et de la Grande Loge de Bulgarie (ordre créé en 2010), décidèrent eux-aussi de fusionner en une seule et même obédience, l’Orient bulgare partagé et uni (SOBO), qui ne tarda pas à être reconnu par le milieu maçonnique en Amérique du Nord.

Ainsi, si deux initiatives ont rétabli les fraternités en Bulgarie, une dualité a perduré, divisant les maçons jusqu’à l’installation des deux nouvelles obédiences, la Grande loge unie de Bulgarie et l’Orient bulgare partagé et uni.

Une image négative auprès du public

Au cours des années 2000, la presse « jaune »(2), mais aussi quelques revues d’investigation et quelques lanceurs d'alertes (tel l’écrivain Atanas Panayotov) ont dénoncé la présence de plusieurs dirigeants politiques, hommes d'affaires ou oligarques de premier plan au sein des principales obédiences maçonniques de Bulgarie. C’était bien le cas de plusieurs proches des présidents Jeliu Jelev (1990-1997) et Georgi Parvanov (2002-2012). Il fut d’autant plus facile aux détracteurs des loges bulgares d’instiller le doute sur un complot « maçons-sécuristes » que G. Parvanov était lui-même un ancien agent (nom de code Gotse) de l’ex-Sécurité d’État. Parmi ses conseillers, on trouvait notamment Emil Kyulev, un ancien policier devenu banquier d'affaires et dont la presse suggère qu’il aurait pu appartenir à la VLSSPZnaB. Cette dernière aurait également accueilli dans ses rangs le très controversé Iliya Pavlov, président de la société Multigroup (entreprise impliquée dans l’acheminement de pétrole en Serbie sous embargo international dans les années 1990). Ces noms furent très souvent au cœur de l'actualité bulgare de la période postsocialiste : au début des années 2000, les règlements de compte impliquant la criminalité organisée bulgare se sont multipliés ; I. Pavlov et E. Kyulev ont été abattus respectivement en 2003 et 2005, à l’instar de chefs de gangs notoires.

À cette période, les thèses visant les obédiences maçonniques bulgares sont liées au maintien de suspicions à l’égard d'une présumée reconstitution des réseaux conspirationnistes relationnels de l'ancien régime socialiste (notamment concernant les anciens agents et informateurs de la Sécurité d’État formée à l’école du KGB) au sein des loges réapparues à partir des années 1990, et à leurs liens avec le pouvoir. Or, G. Parvanov et E. Kyulev ne sont pas des cas isolés. Ainsi, il est de notoriété publique que l’ancien sécuriste et homme d’affaires Rumen Raltchev (Major général au sein du Service national de sécurité) a également occupé la fonction de grand prêtre au sein du Grand prieuré de l’ordre des Templiers et qu’il rédige régulièrement des articles sur le site internet de l’Orient bulgare partagé et uni(3).

Dans ce contexte et pour améliorer son image auprès de la société civile, la franc-maçonnerie régulière tente ponctuellement de communiquer sur ses actions humanistes. Elle peine toutefois à faire reconnaître l'intérêt qu'elle pourrait représenter pour une Bulgarie en pleine modernisation et ayant vécu une longue transition postsocialiste.

Notes :

(1) Grand Lodge of Ancient Free & Accepted Masons of Bulgaria, History of Freemasonry in Bulgaria.  Le site Hronika na vaznikvaneto i raznikvaneto na Svobodnoto zidarstvo v Balgariya 1820-2000 (La Chronique de l’émergence et du développement de la maçonnerie libre en Bulgarie) a été fondé et est alimenté par des frères-maçons, membres de la Grande Loge de l'Ancien et reçu en Rituel Ecossais en Bulgarie – VLSSPZvB). Site de la Grande loge unie de Bulgarie.

(2) Notamment Blitz, voir « Koi izvestni bălgari sa masoni ? » (Quels célèbres Bulgares sont des maçons ?), Sofia, 10 juillet 2008.

(3) « Ohranitel oglavi masonska loža u nas » (Un sécuriste dirige une loge maçonnique chez nous), Mediapool, 23 mars 2003. « Prof. Rumen Ralčev : rešenieto magistratite da obavjavat členstvo v masonki loži e vid revanšizam » (Professeur Rumen Kaltchev : dans leur décision, les magistrats déclarent qu’être membre de loges maçonniques est une forme de revanche), Radio nationale bulgare, 11 avril 2016.

 

Vignette : Wikimedias commons.

 

* Stéphan Altasserre est Docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

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