À la frontière entre Pologne et Bélarus, la forêt de Białowieża, classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, est au centre d'une crise humanitaire et environnementale. La construction d'un mur en acier menace l'intégrité de cet écosystème unique et exacerbe les souffrances des migrants, refoulés violemment par les deux pays. Entre sécurité nationale et préservation de la biodiversité, la forêt est au cœur du conflit.
En juillet 2022, à l'occasion d’une table-ronde de l’ONU, la représentante bélarusse a alerté sur la construction du mur tout juste achevé de la forêt de Białowieża, à la frontière polono-bélarusse. Dans son rapport d’examen national de 2022 sur la mise en œuvre des objectifs de développement durable à horizon 2030, Minsk souligne que le mur « soulève la question de la préservation de cette forêt relique, de sa diversité biologique et de son écosystème établi ».
La forêt de Białowieża est la plus ancienne forêt primaire d’Europe. Sa partie polonaise a été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1979, et sa partie bélarusse en 1992. Au total, ce sont 141 885 hectares de forêt qui sont classifiés. On trouve dans la puszcza(1) de Białowieża la plus grande population de bisons européens, 180 espèces d’oiseaux et 59 espèces de mammifères.
Photo : Hanna Jarzabek, 2022.
Or, depuis mi-2021, la puszcza est au centre d’une crise humanitaire, tandis que des migrants en provenance (entre autres) d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan, d’Egypte, de Palestine, du Yémen, du Congo et du Cameroun tentent de traverser la frontière polono-bélarusse. Dans un premier temps, l’arrivée de ces migrants au Bélarus a été encouragée par Minsk (avec l’octroi de visas touristiques), ce qui a été dénoncé par le gouvernement polonais comme un instrument de « guerre hybride ». Mi-novembre 2021, soit quelques mois après le début de cette crise humanitaire, l’ONG Grupa Granica (Groupe Frontière) avait reçu des appels d’environ 5 370 personnes à la frontière, et la Fundacja Ocalenie (Fondation Secours/ Sauvetage) en avait reçu 2 300. Au cours de l’année 2021, les gardes-frontières polonais ont recensé 39 670 tentatives de franchissement illégal de la frontière (contre 129 en 2020)(2).
Depuis la fin du régime communiste, la puszcza a été à plusieurs reprises au cœur de mobilisations : on peut citer celles contre l’extension du parc naturel en 2000, les rassemblements du mouvement d’extrême-droite Obóz Narodowo-Radykalny (Camp national-radical) et les contestations contre l’abattage d’épicéas qui visait à lutter contre la propagation de scolytes en 2017. La puszcza n’est ainsi plus à la frontière mais au contraire au centre de conflits autour de la redéfinition du territoire(3). Dès lors, la construction d’un mur à la frontière qui coupe la puszcza en deux peut être vue comme une tentative ultime de restauration de l’ordre.
La construction d’un mur, une question de sécurité nationale ?
En septembre 2021, le gouvernement polonais a annoncé la construction d’un mur en acier de 187km de long et de 5 à 6 mètres de haut, sur une partie de la frontière polono-bélarusse (longue de 400km). En mai 2022, dans une lettre au Parlement européen, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a rappelé que la construction d’infrastructures aux frontières relevait de la responsabilité des États membres mais que la Commission soutenait la « sophistication » de la gestion des frontières. Les implications environnementales de telles infrastructures sont jugées secondaires par rapport à la défense de l’intérêt public. La labellisation d’un projet comme relevant de la « sécurité nationale » permet donc d’outrepasser les réglementations environnementales en vigueur(4).
Photo : Hanna Jarzabek, 2024.
Le gouvernement polonais a justifié ces violations du droit environnemental par la nécessité de maintenir une frontière sûre. Est définie comme « sûre » une frontière qui n’est pas traversée par des personnes en situation irrégulière, perçues comme un danger pour les populations polonaises. La protection des migrants les plus « vulnérables » (voire « désirables, à savoir femmes, enfants, chrétiens) sert à légitimer une politique des frontières qui repose sur une catégorisation de ces derniers.
La définition de ce qu’est une frontière « sûre » varie entre ceux qui s’opposent à la mobilité (de certaines catégories de migrants) et ceux qui la défendent. Ainsi, les militants qui viennent en aide aux migrants définissent une frontière « sûre » comme une frontière « où personne ne meurt » (« Bezpieczna granica to taka, na której nikt nie umiera »). Avec la construction du mur au nom de la sécurité nationale, la frontière devient un espace à la fois contrôlé (avec la militarisation de la forêt de Białowieża, y compris dans des parties de la puszcza qui jusque-là ne connaissaient aucune présence humaine) et en mouvement (avec des personnes et des animaux qui tentent de traverser la frontière et avec des mobilisations sociales). Ceux qui se mobilisent pour faciliter le mouvement à la frontière (qu’il s’agisse des chercheurs de la station géobotanique de Białowieża ou des militants de Grupa Granica) sont qualifiés par les médias conservateurs de « traîtres » et d’opposants à la nation.
Migrations forcées, migrations empêchées
Avant la construction du mur, des rouleaux de barbelés à lame de rasoir avaient été installés. Baptisés « Concertina » (le type de barbelés utilisés), ils constituent un danger pour la faune habituée à traverser la frontière(5). Aujourd’hui encore, certaines sections du mur sont doublées par la Concertina, parfois (mais pas systématiquement) doublée de filets forestiers qui visent à protéger les animaux. Dans un rapport de la Fondation Niech Żyją (Longue vie)(6) publié en janvier 2024 et intitulé Concertina zabija (La Concertina tue), des militants relèvent plusieurs cas d’animaux morts ou blessés dans la Concertina et alertent sur le fait qu’il n’y a pas de recensement officiel de ces cas. En l’absence d’organisme dédié au sauvetage de ces animaux, ces derniers sont parfois secourus par les gardes-forestiers, parfois par des chercheurs de l’Institut de biologie des mammifères de l’Académie polonaise des sciences.
Le mur en acier entrave également les migrations d’animaux(7), ses barres verticales étant espacées de 12 cm et ne permettant pas aux mammifères comme les bisons, les élans, les ours ou les lynx de passer. Dans le cas d’une faible population comme le lynx, cela implique qu’il ne reste qu’une douzaine de spécimens côté polonais. Si 22 portes ont été prévues le long du mur pour le passage des gros mammifères, celles-ci sont pour la plupart fermées ou sécurisées par des barbelés pour empêcher le passage des migrants.
La Concertina et le mur ont été mis en place en réponse à la crise humanitaire mais ils n’ont pas empêché les migrations humaines. Ils les ont seulement rendues plus coûteuses, d’une part en augmentant les risques de blessures (on observe un nombre croissant de fractures, dislocations et plaies suite à des chutes depuis le mur) ; d’autre part, la construction du mur participe au développement de nouvelles routes migratoires, plus dangereuses, avec des méthodes de trafic de migrants plus sophistiquées.
Photo : Hanna Jarzabek, 2022.
Depuis le 14 octobre 2021, un amendement adopté par le Parlement polonais légalise le refoulement des migrants par les gardes-frontières. Ainsi, les candidats à l’exil ne peuvent pas même déposer une demande d’asile. Une fois renvoyés au Bélarus, ils sont repoussés en Pologne par les gardes-frontières bélarusses qui les forcent à retraverser la frontière. Un migrant parle d’un « jeu de ping-pong » : « The Belarusians throw us into Poland, and the Polish throw us back, Belarusians in, Polish back. »(8) Certains racontent avoir été stockés dans des hangars au Bélarus (à Bruzgi ou à Grodno) et des ONG (Grupa Granica, Human Rights Watch) rapportent des violences commises par les gardes-frontières polonais et bélarusses (vols, tortures, humiliations, attaques de chien, viols, …) Le gouvernement de D. Tusk en place depuis décembre 2023 n’a pas modifié la politique de la Pologne.
La frontière et la puszcza, espaces de mort et de survie
Le 3 septembre 2021, le gouvernement polonais a déclaré l’état d’urgence sur l’ensemble de la frontière polono-bélarusse. Jusqu’à la fin de l’état d’urgence le 1er juillet 2022, seuls les habitants des 183 communes de cette zone et les forces de l’ordre pouvaient y circuler. Mais les ONG et les médias ne pouvaient pas (légalement) y pénétrer. Dans cette zone frontalière de la puszcza, des migrants ont survécu (ou sont morts) seuls, et ont parfois reçu l’aide de populations locales.
Photo : Hanna Jarzabek, 2022.
Les représentations de la puszcza sont transformées par la migration, autant du point de vue des migrants que de celui des populations locales ou des forces de l’ordre. Le terme de « jungle polonaise » utilisé par les migrants et les activistes pour parler de la puszcza saisit la forêt comme un espace sauvage doté d’une forte biodiversité mais aussi comme lieu des violences liées au refoulement à la frontière et à la survie dans la forêt. La forêt peut devenir une alliée, permettre de se cacher, tout en étant un environnement très hostile (froid, marécages, etc.) Pour les « gens de la forêt (« ludzie z lasu », soit ici les militants qui viennent en aide aux migrants), celle-ci se transforme en un espace où « le travail » (zadanie) des humains est de survivre. On retrouve dans cet espace des traces d’objets d’assistance à la migration, dont la seule fonction est d’aider à la survie (cartes SIM, bouteilles d’eau, sacs de couchage, médicaments, torches, …) La plupart de ces objets laissés dans la forêt ne sont pas « identitaires », ne permettent pas de retracer un parcours de vie.
Ainsi, dans les représentations, la puszcza devient avec la crise humanitaire un lieu marqué par la présence humaine. Un activiste décrit la forêt avec les mots suivants : « Las patrzy na mnie ludzkimi oczami » (« La forêt me regarde avec des yeux humains »). Pour la chercheuse Joanna Sarnecka, ces mots expriment la découverte anxieuse d’un continuum entre la nature et la culture : la puszcza devient le lieu où activistes et populations locales découvrent la violence. Elle se transforme en un espace de mort des acteurs non-humains et des humains. Il y a à la fois un continuum tragique entre monde naturel et monde culturel et un rejet de la nature avec la construction du mur au milieu de la puszcza. La forêt est le lieu de conflits entre humains et/ou non-humains et est également une participante active et une victime de la crise humanitaire.
Photo : Hanna Jarzabek, 2022.
Notes :
(1) Terme utilisé en polonais et en bélarussien pour désigner une « forêt dense et profonde, épargnée par la civilisation, chargée d’énergies telluriques et riche en légendes populaires ». Anaïs Marin, « La forêt primaire de Bélovej : un patrimoine transfrontalier », Regard sur l’Est, avril 2013.
(2) Maciej Grześkowiak, « The ‘Guardian of the Treaties” is No More? The European Commission and the 2021 Humanitarian Crisis on Poland–Belarus Border », Refugee Survey Quarterly, 2023, vol. 42, pp. 81-102.
(3) Eunice Blavascunas, Benjamin Cope, « The wild border of politics: the Białowieża forest and changing ecologies of protest », Ethnologia Polona, 2022, vol. 43, pp. 159-177.
(4) Notamment la directive européenne Habitats (92/43/CEE), la directive européenne relative à l’évaluation stratégique environnementale (2001/42/CE), la Convention de Berne, ainsi que les lois polonaises sur l’eau, l’environnement, le développement spatial et la protection de terres forestières.
(5) Bogdan Jaroszewicz et al., « Poland’s border wall threatens ancient forest », Science, 2021, vol. 374, p. 1063.
(6) La fondation Niech Żyją est une coalition de plusieurs ONG comme Greenpeace, plusieurs associations polonaises de protection des oiseaux, Lex Nowa, etc.
(7) La Pologne et le Bélarus sont signataires de la Convention sur la Conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage (Convention de Bonn), depuis respectivement 1996 et 2003.
(8) Interview d’un Kurde syrien nommé Afran le 9 octobre 2021 à Grodno, par Human Rights Watch.
Photos : © Hanna Jarzabek (La production de ces photos est soutenue par une subvention du fonds IJ4EU. L'Institut international de la presse (IPI), le Centre européen de journalisme (CEJ) et tout autre partenaire du fonds IJ4EU ne sont pas responsables du contenu publié et de l'usage qui en est fait / The production of these photos is supported by a grant from the IJ4EU fund. The International Press Institute (IPI), the European Journalism Centre (EJC) and any other partners in the IJ4EU fund are not responsible for the content published and any use made out of it.)
* Marie Gaillard est étudiante en Master de Science politique parcours Transitions écologiques à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et en Diplôme de civilisation Europe baltique, ainsi que polonais à l'INALCO.
Pour citer cet article : Marie GAILLARD (2024), « Une forêt au cœur de la crise humanitaire à la frontière polono-bélarusse », Regard sur l'Est, 8 juillet.